Ah oui, le titre de notre billet du jour place la barre très haut, j'en conviens ! Mais c'est à la hauteur de ce livre qui nous offre de très nombreuses pistes de réflexion sur l'âme humaine, mais aussi sur cette institution si importance qu'est la justice. Je dois dire que je suis sorti de la lecture de ce roman non seulement bouleversé, mais également bien embarrassé, car le problème qui est posé paraît tout simplement insoluble. "Comme si j'étais seul", titre qui en dit long sur les personnages que l'on va rencontrer, est le premier roman de Marco Magini, sorti il y a quelques jours en poche chez Folio (traduction de Chantal Moiroud) et nous entraîne en Yougoslavie en 1995, alors que la guerre civile qui déchire le pays et les violences ethniques atteignent leur apogée... Un nom symbolise cette période : Srebrenica. Effroyable massacre, effroyable imbroglio. Et les éternelles questions : qui est coupable ? Qui est responsable ? Un roman d'une exceptionnelle densité, d'une grande puissance et des personnages qui hanteront longtemps le lecteur...
Dirk est Néerlandais et appartient au contingent d'un peu plus de 400 Casques bleus envoyé en Yougoslavie au milieu des années 1990 pour s'interposer entre les belligérants. Ils sont basés à Potocari, dans ce que nous appelons désormais la Bosnie et leur quotidien ne ressemble pas vraiment à celui de Drogo et de ses hommes, dans "le Désert des Tartares".
Car si Dirk et ses camarades s'ennuient ferme, c'est avant tout à cause des ordres qu'ils reçoivent, mais pas parce qu'ils attendent l'ennemi. Parce que, officiellement, il n'a pas d'ennemi, le rôle des Casques bleus n'est pas de choisir un camp. Mais, officieusement, l'ennemi est partout : en s'interposant, les soldats de l'ONU réussissent à faire l'unanimité contre eux...
Pire : bientôt, les belligérants, et particulièrement les Serbes, qui gagnent sans cesse du terrain, ont compris qu'ils ne risquaient rien de ces soldats entravés par leur engagement qui leur interdit de combattre. Les provocations se multiplient, les Casques bleus deviennent des cibles, on les attaque de plus en plus ouvertement... Mais les ordres restent les mêmes : on ne tire pas.
En juillet 1995, la nasse se referme : les Serbes encerclent une ville, Srebrenica, et posent un ultimatum aux Casques bleus présents. Ils veulent qu'on leur livre les habitants de cette enclave bosniaque. Commence alors un des plus écoeurants jeux de dupes de l'histoire, dans lequel l'ONU va perdre le peu de crédibilité qu'elle avait déjà, et Dirk une grande partie de son âme...
De l'autre côté, au sein de l'armée serbe, se trouve Drazen. Engagé à tout juste 20 ans, dans les premières heures de la guerre, il a ensuite fondé une famille. Conscient que la situation de son pays natal, s'il existe encore, a franchi un point de non-retour, il envisage sérieusement de s'exiler avec sa femme et sa petite fille, mais on lui refuse sans cesse le droit de se rendre en Suisse.
Puisque la voie officielle ne fonctionne pas, Drazen essaye de se procurer de faux papiers. Il obtient un contact auprès d'un homme qui va profiter de la naïveté du jeune homme et l'amener à s'enrôler encore une fois. Sauf qu'on ne parle plus d'armée yougoslave, mais d'armée serbe, qui n'a plus grand-chose d'une armée régulière.
Et ses méthodes non plus, d'ailleurs. Pillages, viols, exécutions sommaires... Drazen est témoin de tout cela, ne résistant qu'en pensant à Irina et Sanja qui attendent son retour. Témoin, et bientôt acteur. On ne lui laisse pas le choix, s'il refuse d'obéir, on lui fera subir le même sort et il ne reverra jamais sa femme et sa fille...
Alors, Drazen s'exécute, à contre-coeur, certes, mais il commet ces mêmes actes de barbarie que ses camarades. Il n'y prend aucun plaisir, se dégoûte carrément, mais c'est une question de survie. Bientôt, il laissera ça derrière lui et reprendra le cours de sa vie. Comme tout ce pays au bord de l'abîme, essaye-t-il de croire.
Jusqu'à ce que son unité se retrouve aux portes de Srebrenica...
Romeo est Espagnol et il exerce dans son pays la belle profession de juge. Mais il ne siège pas dans son pays, c'est à La Haye qu'il travaille désormais. Au sein du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, mise en place dès 1993 pour juger les crimes de guerre commis lors de ce conflit. Et plus encore après l'horreur de Srebrenica...
Romeo a une très haute opinion de cette nouvelle fonction, qui lui vaut également une notoriété qu'il n'avait pas jusque-là. Il s'agit de rendre la justice, comme auparavant, mais selon le droit international, cette fois. Or, depuis Nuremberg, on sait que ce sont les vainqueurs qui rendent la justice et font condamner les vaincus.
C'est cet écueil que Romeo veut à tout prix éviter : à La Haye, c'est le droit qui devra être dit, en fonction des actes commis et non des rapports de force géopolitiques. Une profession de foi qui va rapidement s'avérer difficile à tenir, car les conflits examinés dans le cadre de la Cour Pénale Internationale offrent des cas particulièrement complexe.
Dans le cas de Romeo, ce cas épineux s'appelle Drazen... "Un simple soldat, Croate, combattant en Bosnie pour les armées serbes", pour citer Romeo lui-même. Le seul participant aux massacres de Srebrenica à avoir avoué son rôle actif, non seulement devant le tribunal, mais avant même cela, devant des caméras de télévision américaines...
En avouant avoir tué des innocents de sang froid, Drazen devient un coupable. En expliquant qu'il a agi sous la contrainte, sa situation devient déjà plus complexe. Mais, lorsqu'on regarde tout ce qui s'est passé en quelques jours à Srebrenica, du côté serbe avant tout, mais aussi du côté de l'ONU et de sa chaîne de commandement, les choses se brouillent carrément.
Drazen est-il coupable, et si oui, de quoi, exactement ? Peut-on donc condamner un homme qui a agi pour ne pas mourir ? Ses aveux sont-ils une circonstance atténuante, surtout si l'on considère qu'il est un cas unique, par sa reddition et ses explications ? Comprendrait-on qu'un homme avouant plus de 70 meurtres puisse être innocenté ?
Au coeur de cette histoire, les notions tellement difficiles à discerner de culpabilité et de responsabilité (en France, on connaît bien ce refrain, souvenez-vous du "responsable mais pas coupable" de Georgina Dufoix, même si ses mots exacts n'étaient pas tout à fait ceux-là), mais aussi des clivages qui apparaissent entre les juges.
On suit les débats entre eux, qui sont autant juridiques que philosophiques, mais aussi culturels et évidemment politiques. Car, malgré les bonnes intentions énoncées par Romeo, tout est question de politique, de rapports de force, d'influence, d'opinions publiques... En un mot comme en sang : tout est question d'image.
On suit les débats qui oppose Romeo et ses collègues, issus de différents pays, de différents continents (on notera l'intransigeance et l'arrogance du juge français, au passage...), mais on suit surtout l'infléchissement progressif des positions du magistrat espagnol. Ses hésitations et ses interrogations, mais aussi, disons-le simplement, sa faiblesse...
"Comme si j'étais seul" est un roman sur des personnes qui n'ont rien de héros. Au sens glorieux du terme, mais également d'une manière plus terre à terre : les protagonistes n'agissent pas par idéal, ou alors, il est vite rangé aux oubliettes. Ils sont finalement assez passifs, à l'exception de Drazen, qui lui a agi... Hélas...
Non, il n'y a pas de héros, dans ce roman. Et aucun des personnages au coeur de ce livre n'est un monstre non plus. Ce sont des êtres tristement humains, soumis à des situations exceptionnelles, comme l'Histoire sait en engendrer. Des héros et des monstres, et entre les deux, une multitude d'hommes et de femmes emportés par ce tourbillon...
Il y a surtout chez Drazen, Dirk et Romeo une effarante naïveté (oui, je sais, c'est toujours facile à dire a posteriori et confortablement assis sur son canapé). Drazen a fait confiance à un inconnu, manifestement indigne de cette confiance ; Dirk a cru qu'en représentant l'ONU, il était au service de l'ordre. De la paix. Et Romeo s'est vu au service de la Justice, avec son épée et sa balance, et surtout son bandeau sur les yeux...
A ce point du billet, il y a un élément très important à donner pour les lecteurs de "Comme si j'étais seul" : si Dirk et Romeo sont des personnages de fiction, Drazen, lui, existe vraiment. Drazen Erdemovic, né en 1971 à Tuzla, en Bosnie, dans une famille croate et combattant au sein de l'armée serbe. A lui seul, il semble incarner l'irrationalité et la complexité de ce conflit.
Marco Magini a choisi de garder son identité et de suivre son parcours chaotique en en faisant l'un des fils rouges de son livre. De raconter cette histoire, l'histoire extraordinaire d'un homme extraordinaire, détruit par des circonstances exceptionnelles. Un homme rongé par une culpabilité immense, qui n'a d'égale que le silence des autres meurtriers de Srebrenica.
Je dois avouer que si on écrivait un roman racontant un tel parcours, on aurait du mal à y croire. Ses origines elles-même paraissent incroyables, tant elles le mettent dans une position terrible, au croisement des trois peuples belligérants... On pourrait honnêtement croire à un artifice romanesque, une création d'un auteur à l'esprit tordu.
Mais ce n'est pas le cas, Drazen Erdemovic est bien ce personnage coincé entre l'enclume yougoslave et les marteaux serbe, croate et bosniaque. Dans ce contexte où chacun doit choisir un camp, rejeter son identité yougoslave pour prendre celle de sa future patrie, il apparaît là encore comme une exception, se sentant avant tout Yougoslave et observant, navré, l'implosion de son pays...
Vous verrez que l'exergue du roman est une phrase de Drazen Erdemovic, vous découvrirez également en ouverture du livre une sorte de prologue, quelques pages à peine, qu'il est bon de relire une fois le livre terminé, pour bien les comprendre, bien les remettre dans leur contexte. Car la construction narrative de "Comme si j'étais seul" est particulière.
Les trois personnages centraux, Dirk, Romeo, Drazen, dans cet ordre, interviennent à travers des chapitres qui leur sont consacrés. Dirk et Drazen sont les narrateurs de leurs histoires respectives, retraçant ainsi leur expérience, comme s'ils témoignaient devant la cour et comme si le lecteur assistait aux audiences. Les chapitres consacrés à Romeo sont à la troisième personne, et donc plus neutres.
Ces récits alternent donc régulièrement, un chapitre sur Dirk, un sur Romeo, un sur Drazen, avec cette particularité que ces trois parcours ne sont pas simultanés : celui de Drazen commence avant les autres puis rejoint celui de Dirk, celui de Romeo se déroulant après. Ce qui accrédite l'idée des témoignages devant la cour, même si ce n'est pas formalisé ainsi.
A travers les yeux de Drazen et de Dirk, on découvre donc comment s'est déroulé le drame de Srebrenica, le pire massacre commis sur le continent européen depuis la IIe Guerre mondiale, huit mille victimes au total. Et ce double point de vue est tout sauf anodin : bien sûr, la folie des troupes serbes d'un côté (et l'on sait que les autres camps ne furent pas en reste), de l'autre, l'inertie de l'ONU.
Je ne suis même pas certain que "inertie" soit un mot suffisant. C'est aussi ce qui est fondamental dans ce livre : nous rappeler les erreurs, les errances, l'impuissance des Casques bleus sur le terrain que vient encore accroître l'absence d'ordres des officiers de l'ONU et l'absence d'initiatives des soldats néerlandais sur le terrain.
Ce roman, c'est aussi un réquisitoire contre "le Machin", qui a démontré jusqu'à l'absurde, jusqu'à l'atroce son inutilité. Une instance internationale qui a fermé les yeux, disons les choses, même si cela peut paraître assez doux, comme formule, mais qui ne s'est pas retrouvée à La Haye, ou alors du côté des juges. Vous voyez le parallèle avec Nuremberg qui réapparaît ?
En fin de roman, Marco Magini a placé trois pages de notes, qui sont en fait des éléments très factuels sur le massacre de Srebrenica. Si le roman ne vous a pas déjà fait froid dans le dos, ces quelques lignes devraient s'en charger... En faisant apparaître tant de lâcheté(s), mais aussi tant de parapluies ouverts pour surtout ne pas reconnaître trop clairement ses fautes...
Je vais être franc, je n'ai aucune idée à propos de Drazen : est-il coupable ou non, fallait-il le condamner ou pas ? Justice n'est pas morale, et réciproquement. Quant à chercher à savoir ce que l'on aurait fait à la place de cet homme, c'est une question absurde, stupide même. De la simple rhétorique qui ne pèserait pas lourd, justement, si l'on était à la place de Drazen.
Non, je ne sais pas ce qu'il fallait faire de Drazen Erdemovic, mais je lui reconnais une immense qualité au milieu de ce sac de crabes : le courage. Le courage d'avoir assumé ses actes, aussi horribles soient-ils. D'affronter la justice, en sachant qu'elle risquait fort de l'envoyer derrière les barreaux pendant un moment.
Le seul homme à avoir reconnu ses fautes. A avoir été condamné pour cela. Côté serbe, mais on pourrait élargir à la communauté internationale, dont la responsabilité est très nettement engagée dans ce massacre. Les Pays-Bas, en première ligne, mais aussi la France, l'OTAN, l'ONU... Tout ceux qui n'ont pas levé le petit doigt et ont laissé faire...
Drazen Erdemovic est aujourd'hui un témoin protégé car on estime que ses aveux le mettent en danger... Aucun autre des assassins de Srebrenica n'a à ce jour comparu devant le Tribunal Pénal International, officiellement, ils sont toujours recherchés... A tout ce que je viens d'énumérer, j'ai la furieuse envie d'ajouter la lenteur de la justice internationale, en me demandant s'il s'agit d'un euphémisme ou d'un oxymore...
Aujourd'hui, quand on tape Srebrenica sur un moteur de recherche et que l'on regarde les images qui sont proposées, ce ne sont pas des vues de cette petite ville de Bosnie qui apparaissent, mais des dizaines, des centaines de clichés du mémorial de Srebrenica-Potorica, inaugurée en 2003, exactement là où se trouvait la base des Casques bleus néerlandais.
On y rappelle le calvaire des 8372 victimes, dont les corps furent jetés dans des charnier. Aujourd'hui encore, le travail d'identification se poursuit, car si l'on connaît l'identité des victimes (vous comprendrez pourquoi en lisant le roman de Marco Magini ; c'est un des éléments les plus consternants de cette affaire), il faut encore déterminer à qui appartiennent les restes...
Vous l'aurez compris, ce roman n'est pas un livre qui brille par sa légèreté. Au contraire, c'est un roman d'une immense puissance, d'une très grande force, écrit par un jeune écrivain (né en 1985, il n'avait que 10 ans lorsque le massacre eut lieu). Un homme engagé, puisque son travail actuel concerne les changements climatiques et le développement durable...
Il est rare qu'en cours de lecture, je note autant de passages qui mériteraient d'être cités dans le billet. J'ai coché près d'une vingtaine de pages sur un roman de 260, des pages où il y a des mots qui frappent, qui troublent, qui mettent en colère, qui bouleversent, qui interrogent, qui déstabilisent, qui bousculent. Marco Magini ne laisse aucun répit à ses lecteurs.
En accroche, sur la quatrième de couverture, on lit : "A Srebrenica, la seule façon de rester innocent était de mourir". Et ce n'est certainement pas une formule. Plus que d'innocence, terme par trop juridique, surtout vu le contexte, on devrait peut-être parler d'humanité... Une question que ne cessent de se poser Drazen et Dirk. Une question qui les hantent, sans doute encore aujourd'hui, près de 25 ans après le massacre...