Voilà un roman qui devrait faire grincer bien des dents dans le contexte actuel, car il attaque avec virulence les travers et les dysfonctionnements de notre société. Avec pour point de départ le genre de fait divers capable de faire grimper les tensions qui la traversent jusqu'à des sommets. Un livre à la construction narrative très maligne, servi par une galerie de personnages tous plus infects les uns que les autres et par une écriture qui ne ménage personne : tout le monde en prend pour son grade ! Avec "L'ère des suspects" (en grand format aux éditions Grasset), Gilles Martin-Chauffier nous entraîne dans les coulisses d'une France irrémédiablement divisée, là où s'élaborent de savantes stratégies et se prennent les décisions les plus importantes. Non pas celles qui pourraient servir l'intérêt général, mais celles qui ne remettent pas en cause de prometteuses carrières... Avec trois mots d'ordre incontournables : vanité, hypocrisie et mépris. Et une victime collatérale de marque : la vérité, dernière roue d'un carrosse qui bringuebale et menace chaque jour un peu plus de verser dans le fossé...
Versières, petite ville de banlieue nord, le long de la ligne du RER B. Mais, pour la plupart des gens, lorsqu'on entend le mot Versières, ce n'est pas aux pavillons et aux quartiers résidentiels que l'on songe, mais à la Cité noire, nom donné à la réunion de deux grands ensembles urbains, "les Rubans bleus" et "les Mimosas".
Construite dès les années 1960, elle a connu par la suite les mêmes mutations que la plupart des cités du même genre aux alentours de Paris. Jusqu'à devenir une véritable poudrière. Chômage, immigration, trafics divers, la Cité noire conjugue tous les maux autour desquels la société française se déchire depuis longtemps.
Il y a trois ans, la Cité noire a connu une violente poussée de fièvre : voitures brûlées par centaines, mobilier urbain et services publics détruits, le genre d'événement qui marque les mémoires... Et l'opinion publique pour longtemps. Depuis, les élus, qu'ils s'agissent des élus locaux ou de ceux amenés à gérer les destinées du pays, ont tout fait pour maintenir une paix sociale, fragile mais durable.
Pour cela, on a travaillé avec les "Grands frères" de la cité, dont l'un, Hassan Saïdi, est devenu délégué à la jeunesse à la mairie de Versières, le référent ultime, celui qui sait tout ce qui se passe à la Cité noire. Celui sans qui rien ne se fait à la Cité noire, également. Le personnage le plus important du quartier, bien avant le maire, un brave homme, sans charisme ni autorité.
Mais on a aussi nommé au poste de commissaire un homme dont la souplesse n'est pas la moindre des qualités. Un policier pragmatique au profil atypique, Gildas Méheut, qui doit tout faire pour maintenir l'équilibre précaire. Autrement dit : ne surtout rien faire qui puisse risquer de remettre le feu aux poudres...
En cet été 2016, dans un pays sous tension après les attentats de l'année précédente et prompt à trouver des boucs émissaires à tous ses soucis, le commissariat accueille une jeune stagiaire, Danièle Bouyx. Issue de la grande bourgeoisie parisienne, ambitionnant une carrière juridique fructueuse, elle découvre pour la première fois l'autre côté du périphérique...
Pour l'initier aux subtilités de ce nouveau monde qui s'ouvre à elle, Méheut l'envoie faire une tournée aux côtés d'un jeune flic, lui aussi breton, Cosme Giquel, en poste depuis quelques mois. Le binôme visite donc Versières, de ses quartiers les plus tranquilles aux zones considérées comme les plus difficiles. Celles où le passage d'une voiture de police suffit à provoquer des remous.
Au cours de cette ronde, Cosme et Danièle se trouvent confrontés à quelques jeunes qui les provoquent. Plus tard, ils décident de contrôler l'un d'entre eux, mais le garçon prend la fuite. Finalement, les deux jeunes recrues regagnent le commissariat en se promettant de ne pas raconter les quelques entorses au règlement qu'ils ont faites pendant ces quelques heures.
Mais, le lendemain, un corps est retrouvé près de la Cité noire. Le garçon, âgé de 17 ans, s'appelle Driss Aslass et c'est justement le garçon que Cosme Giquel a voulu contrôler la veille... A peine la nouvelle est-elle connue que tout s'enclenche : peu importe ce qu'il s'est véritablement passé, il faut absolument et par tous les moyens minimiser la portée de ce triste événement.
Et, avant même que l'enquête ne démarre, Méheut et ses supérieurs décident d'allumer un contre-feu parfait : Cosme Giquel fera un coupable et un fusible parfaits, on reconnaît la bavure, on expédie la procédure, on le renvoie vite fait dans sa Bretagne natale où il trouvera bien une nouvelle vocation. Et tant pis si aucun indice évident n'implique le jeune flic dans la mort de Driss...
Cette mort met en branle une impressionnante mécanique, qui va remonter de la Cité noire, de la mairie et du commissariat de Versières jusqu'aux bureaux ministériels, et même jusqu'à l'Elysée, en passant par les études de ténors du barreau et les rédactions de journaux toujours en quête du scoop dont on pourra faire un feuilleton, capable d'assurer de confortables ventes, même en plein été...
Une mobilisation générale dont est absente la question essentielle : qu'est-il véritablement arrivé à Driss ? Qui l'a tué ? Seuls comptes les intérêts particuliers à court terme que cette mort violente et son onde de choc menacent manifestement. Entre enjeux politiques, enjeux économiques, ambitions pouvant se réaliser, chacun cherche à tirer la couverture à lui. Et à manipuler son prochain...
Avant d'aller plus loin, un mot de la construction du roman, car c'est un élément extrêmement important : "L'ère des suspects" est un roman choral, chaque chapitre adopte le point de vue d'un personnage impliqué dans l'histoire, de la mère de Driss à la directrice de cabinet du Ministre de l'Intérieur, en passant par les policiers, les avocats, un journaliste, le délégué à la jeunesse de Versières, etc.
Lorsqu'on découvre le sujet du roman, le premier réflexe est de se dire qu'on a là matière à un polar, du genre de ceux que signe Olivier Norek, par exemple... Mais, rapidement, on comprend que la démarche de Gilles Martin-Chauffier est différente : qui dit polar dit résolution de l'affaire. Or, ici, c'est vraiment le cadet des soucis des personnages.
Non, cette triste histoire est le prétexte pour l'auteur pour mettre en scène une galerie de personnages plus ou moins influents (plutôt plus que moins, d'ailleurs) que cette affaire embarrasse parce qu'elle pourrait remettre en cause leurs carrières et leur pouvoir ou, au contraire, leur permette d'en tirer certains avantages.
En faisant le choix de faire parler les principaux acteurs du drame et de ses conséquences, Gilles Martin-Chauffier nous fait partager leur vision de la situation, leurs positions, leurs stratégies pour éviter les ennuis et les éclaboussures, mais aussi leurs idées, celles qu'ils n'afficheront jamais publiquement parce que cela ferait forcément scandale.
Bref, en opérant ainsi, l'auteur nous ouvre les portes d'un monde merveilleux où la valeur principale est le cynisme, où l'on regarde les autres avec un mépris de bon aloi dont l'intensité varie en fonction de leur position sur l'échelle sociale, où chaque interlocuteur est une pièce qu'on espère déplacer sur l'échiquier afin de servir ses propres intérêts, où l'on cache soigneusement ses véritables objectifs...
C'est aussi un univers où l'on peut enfin se lâcher, s'émanciper des règles, normes, conventions, respect, politesse, politiquement correct et autres absurdités du même genre qui entravent et enquiquinent, mais sont nécessaires pour garder un semblant de cohésion sociale et ne pas mettre tout le pays à feu et à sang.
Dans un entretien qu'il donne sur le site de son éditeur, Gilles Martin-Chauffier insiste sur l'idée de ce double langage omniprésent dans notre société française (et ce n'est pas d'aujourd'hui), à l'appui d'un climat de suspicion permanente, où tout le monde pense que tout le monde a quelque chose à se reprocher : racisme, délinquance, radicalisation, corruption, collusions, complaisance de classes...
Pour la sacro-sainte opinion publique, baromètre qu'on ne perd jamais des yeux, ce sont comme des associations d'idées qui deviennent rapidement des généralités. Il ne faut pas non plus tomber dans l'excès inverse en disant que rien de tout cela n'a de fondement véritable, mais delà à imaginer que derrière tout flic se cache un raciste assoiffé de sang et que tout jeune de banlieue est un djihadiste en puissance...
Le texte de Gilles Martin-Chauffier, de par sa construction et le choix du roman choral et de la narration à la première personne, est d'une grande violence, parce qu'on y dit tout ce qu'on ne dit pas ailleurs, justement. Parce qu'on ne se cache plus derrière des apparences, des faux-semblants et l'hypocrisie qui est de bon ton au sein d'élites plus préoccupées de leur sort que de celui des administrés.
L'image, tiens, un thème récurrent sur ce blog en ce moment, est encore à l'oeuvre. Chacun modèle son personnage pour qu'il soit paramétré à la perfection pour apparaître le plus ceci ou le moins cela. Se faire passer un modèle d'empathie quand on est un monstre d'égoïsme, afficher une compassion exemplaire quand il n'y a en vérité que de vilains petits calculs...
Oui, la plume de Gilles Martin-Chauffier est trempée dans le vitriol et elle n'épargne personne, mettant chacun face à ses contradictions, son absence de sentiment, ses véritables objectifs, ses secrets inavouables, ses faiblesses coupables... Mais, là où l'auteur s'amuse le plus, c'est à mettre en scène la certitude de ses personnages qu'ils sont les plus forts et qu'ils contrôlent tout le monde.
A malin, malin et demi, car chaque personnage sait parfaitement quand on cherche à le manipuler et, comme un judoka qui utilise la force de son adversaire pour le renverser, il entend bien, au moment crucial, utiliser l'autre pour faire avancer ses propres pions... Le lecteur, témoin impartial, ricane devant cette condescendance et cet égocentrisme qui pourraient bien les mener tous à leur perte...
Journaliste (il a longtemps travaillé à "Paris-Match", qui ferait un très bon modèle pour le "Scoop" dont on découvre le travail dans le roman), personnage lui-même parfois contesté, Gilles Martin-Chauffier bouscule tout le monde sans discernement et met en évidence le gouffre qui sépare les hautes sphères de la France d'en bas.
Dans l'entretien au site des éditions Grasset, déjà évoqué, l'auteur fait référence, tant pour le sujet que pour la tonalité, aux "Nouveaux monstres", le film de Dino Risi. En lisant "L'ère des suspects", c'est une autre référence qui m'est venue à l'esprit, "le Bûcher des vanités", du regretté Tom Wolfe, où l'on retrouve un point de départ et une mécanique assez proches.
On peut juger que les formules et les raisonnements des personnages de "L'ère des suspects" sont un peu outranciers, que certains de ces personnages ont des côtés parfois caricaturaux, mais l'ensemble se tient, avec ce petit côté choquant qui ferait de Gilles Martin-Chauffier un parfait invité aux talk-shows spécialisés dans le buzz et la polémique.
Pour autant, ce qu'il dit de la France, de cette société éclatée dont les morceaux semblent irréconciliables, dont les éléments semblent être intrinsèquement non miscibles, dont les rapports entre les personnes semblent reposer sans arrêt sur des préjugés et des idées reçues, est, je le crains, assez proche de la réalité...
Il y est question de sujets forts et importants, au combien délicats par les temps qui courent : les banlieues et le communautarisme, bien sûr, mais aussi la manière générale dont on fait de la politique dans ce pays, soit en voulant en faire une carrière, de la sortie de l'école à la retraite, soit en privilégiant l'idéologie comme base de toute pensée, de tout système de valeurs.
Le lecteur peut se sentir provoqué, peut s'indigner de certaines positions prises par les personnages, peut se récrier ou ricaner, il n'est pas juste un témoin : on doit choisir son camp, camarade, et se demander où l'on se situe nous-même dans ce canevas. Quels sont les éléments du double langage que nous adoptons certainement...
C'est un miroir qui nous est tendu, celui d'une époque où l'on cherche des boucs émissaires en permanence, où l'on a peur de tout et de tous, surtout quand ils ne correspondent pas au portrait-robot du parfait petit citoyen qu'on a soi-même dessiné, où l'indignation est devenue un fonds de commerce et un geste réflexe...
Cette description est d'une totale amoralité, d'un cynisme glaçant, tous deux parfaitement assumés par les uns et les autres. Ce n'est clairement pas un roman écrit pour plaire à tout le monde (à commencer par ceux qui n'envisagent pas un roman ne comportant pas de personnages sympathiques), mais on se prend au jeu de ces vaniteux qui considèrent que l'essentiel, c'est eux-mêmes avant tout le reste.
Il reste juste à comprendre qui seront ceux qui sauront le mieux tirer leur épingle du jeu, ceux qui sauront le mieux profiter de ce drame, tout en espérant qu'il restera confiné à Versières... Les enjeux sont importants, avec le risque de voir le domino qui tomberait le premier en entraîner d'autres dans sa chute. Le genre de chute dont une carrière ne se relève pas...
Ah, et il reste aussi à comprendre ce qui est arrivé à Driss. Enfin, si ça intéresse vraiment quelqu'un...
Versières, petite ville de banlieue nord, le long de la ligne du RER B. Mais, pour la plupart des gens, lorsqu'on entend le mot Versières, ce n'est pas aux pavillons et aux quartiers résidentiels que l'on songe, mais à la Cité noire, nom donné à la réunion de deux grands ensembles urbains, "les Rubans bleus" et "les Mimosas".
Construite dès les années 1960, elle a connu par la suite les mêmes mutations que la plupart des cités du même genre aux alentours de Paris. Jusqu'à devenir une véritable poudrière. Chômage, immigration, trafics divers, la Cité noire conjugue tous les maux autour desquels la société française se déchire depuis longtemps.
Il y a trois ans, la Cité noire a connu une violente poussée de fièvre : voitures brûlées par centaines, mobilier urbain et services publics détruits, le genre d'événement qui marque les mémoires... Et l'opinion publique pour longtemps. Depuis, les élus, qu'ils s'agissent des élus locaux ou de ceux amenés à gérer les destinées du pays, ont tout fait pour maintenir une paix sociale, fragile mais durable.
Pour cela, on a travaillé avec les "Grands frères" de la cité, dont l'un, Hassan Saïdi, est devenu délégué à la jeunesse à la mairie de Versières, le référent ultime, celui qui sait tout ce qui se passe à la Cité noire. Celui sans qui rien ne se fait à la Cité noire, également. Le personnage le plus important du quartier, bien avant le maire, un brave homme, sans charisme ni autorité.
Mais on a aussi nommé au poste de commissaire un homme dont la souplesse n'est pas la moindre des qualités. Un policier pragmatique au profil atypique, Gildas Méheut, qui doit tout faire pour maintenir l'équilibre précaire. Autrement dit : ne surtout rien faire qui puisse risquer de remettre le feu aux poudres...
En cet été 2016, dans un pays sous tension après les attentats de l'année précédente et prompt à trouver des boucs émissaires à tous ses soucis, le commissariat accueille une jeune stagiaire, Danièle Bouyx. Issue de la grande bourgeoisie parisienne, ambitionnant une carrière juridique fructueuse, elle découvre pour la première fois l'autre côté du périphérique...
Pour l'initier aux subtilités de ce nouveau monde qui s'ouvre à elle, Méheut l'envoie faire une tournée aux côtés d'un jeune flic, lui aussi breton, Cosme Giquel, en poste depuis quelques mois. Le binôme visite donc Versières, de ses quartiers les plus tranquilles aux zones considérées comme les plus difficiles. Celles où le passage d'une voiture de police suffit à provoquer des remous.
Au cours de cette ronde, Cosme et Danièle se trouvent confrontés à quelques jeunes qui les provoquent. Plus tard, ils décident de contrôler l'un d'entre eux, mais le garçon prend la fuite. Finalement, les deux jeunes recrues regagnent le commissariat en se promettant de ne pas raconter les quelques entorses au règlement qu'ils ont faites pendant ces quelques heures.
Mais, le lendemain, un corps est retrouvé près de la Cité noire. Le garçon, âgé de 17 ans, s'appelle Driss Aslass et c'est justement le garçon que Cosme Giquel a voulu contrôler la veille... A peine la nouvelle est-elle connue que tout s'enclenche : peu importe ce qu'il s'est véritablement passé, il faut absolument et par tous les moyens minimiser la portée de ce triste événement.
Et, avant même que l'enquête ne démarre, Méheut et ses supérieurs décident d'allumer un contre-feu parfait : Cosme Giquel fera un coupable et un fusible parfaits, on reconnaît la bavure, on expédie la procédure, on le renvoie vite fait dans sa Bretagne natale où il trouvera bien une nouvelle vocation. Et tant pis si aucun indice évident n'implique le jeune flic dans la mort de Driss...
Cette mort met en branle une impressionnante mécanique, qui va remonter de la Cité noire, de la mairie et du commissariat de Versières jusqu'aux bureaux ministériels, et même jusqu'à l'Elysée, en passant par les études de ténors du barreau et les rédactions de journaux toujours en quête du scoop dont on pourra faire un feuilleton, capable d'assurer de confortables ventes, même en plein été...
Une mobilisation générale dont est absente la question essentielle : qu'est-il véritablement arrivé à Driss ? Qui l'a tué ? Seuls comptes les intérêts particuliers à court terme que cette mort violente et son onde de choc menacent manifestement. Entre enjeux politiques, enjeux économiques, ambitions pouvant se réaliser, chacun cherche à tirer la couverture à lui. Et à manipuler son prochain...
Avant d'aller plus loin, un mot de la construction du roman, car c'est un élément extrêmement important : "L'ère des suspects" est un roman choral, chaque chapitre adopte le point de vue d'un personnage impliqué dans l'histoire, de la mère de Driss à la directrice de cabinet du Ministre de l'Intérieur, en passant par les policiers, les avocats, un journaliste, le délégué à la jeunesse de Versières, etc.
Lorsqu'on découvre le sujet du roman, le premier réflexe est de se dire qu'on a là matière à un polar, du genre de ceux que signe Olivier Norek, par exemple... Mais, rapidement, on comprend que la démarche de Gilles Martin-Chauffier est différente : qui dit polar dit résolution de l'affaire. Or, ici, c'est vraiment le cadet des soucis des personnages.
Non, cette triste histoire est le prétexte pour l'auteur pour mettre en scène une galerie de personnages plus ou moins influents (plutôt plus que moins, d'ailleurs) que cette affaire embarrasse parce qu'elle pourrait remettre en cause leurs carrières et leur pouvoir ou, au contraire, leur permette d'en tirer certains avantages.
En faisant le choix de faire parler les principaux acteurs du drame et de ses conséquences, Gilles Martin-Chauffier nous fait partager leur vision de la situation, leurs positions, leurs stratégies pour éviter les ennuis et les éclaboussures, mais aussi leurs idées, celles qu'ils n'afficheront jamais publiquement parce que cela ferait forcément scandale.
Bref, en opérant ainsi, l'auteur nous ouvre les portes d'un monde merveilleux où la valeur principale est le cynisme, où l'on regarde les autres avec un mépris de bon aloi dont l'intensité varie en fonction de leur position sur l'échelle sociale, où chaque interlocuteur est une pièce qu'on espère déplacer sur l'échiquier afin de servir ses propres intérêts, où l'on cache soigneusement ses véritables objectifs...
C'est aussi un univers où l'on peut enfin se lâcher, s'émanciper des règles, normes, conventions, respect, politesse, politiquement correct et autres absurdités du même genre qui entravent et enquiquinent, mais sont nécessaires pour garder un semblant de cohésion sociale et ne pas mettre tout le pays à feu et à sang.
Dans un entretien qu'il donne sur le site de son éditeur, Gilles Martin-Chauffier insiste sur l'idée de ce double langage omniprésent dans notre société française (et ce n'est pas d'aujourd'hui), à l'appui d'un climat de suspicion permanente, où tout le monde pense que tout le monde a quelque chose à se reprocher : racisme, délinquance, radicalisation, corruption, collusions, complaisance de classes...
Pour la sacro-sainte opinion publique, baromètre qu'on ne perd jamais des yeux, ce sont comme des associations d'idées qui deviennent rapidement des généralités. Il ne faut pas non plus tomber dans l'excès inverse en disant que rien de tout cela n'a de fondement véritable, mais delà à imaginer que derrière tout flic se cache un raciste assoiffé de sang et que tout jeune de banlieue est un djihadiste en puissance...
Le texte de Gilles Martin-Chauffier, de par sa construction et le choix du roman choral et de la narration à la première personne, est d'une grande violence, parce qu'on y dit tout ce qu'on ne dit pas ailleurs, justement. Parce qu'on ne se cache plus derrière des apparences, des faux-semblants et l'hypocrisie qui est de bon ton au sein d'élites plus préoccupées de leur sort que de celui des administrés.
L'image, tiens, un thème récurrent sur ce blog en ce moment, est encore à l'oeuvre. Chacun modèle son personnage pour qu'il soit paramétré à la perfection pour apparaître le plus ceci ou le moins cela. Se faire passer un modèle d'empathie quand on est un monstre d'égoïsme, afficher une compassion exemplaire quand il n'y a en vérité que de vilains petits calculs...
Oui, la plume de Gilles Martin-Chauffier est trempée dans le vitriol et elle n'épargne personne, mettant chacun face à ses contradictions, son absence de sentiment, ses véritables objectifs, ses secrets inavouables, ses faiblesses coupables... Mais, là où l'auteur s'amuse le plus, c'est à mettre en scène la certitude de ses personnages qu'ils sont les plus forts et qu'ils contrôlent tout le monde.
A malin, malin et demi, car chaque personnage sait parfaitement quand on cherche à le manipuler et, comme un judoka qui utilise la force de son adversaire pour le renverser, il entend bien, au moment crucial, utiliser l'autre pour faire avancer ses propres pions... Le lecteur, témoin impartial, ricane devant cette condescendance et cet égocentrisme qui pourraient bien les mener tous à leur perte...
Journaliste (il a longtemps travaillé à "Paris-Match", qui ferait un très bon modèle pour le "Scoop" dont on découvre le travail dans le roman), personnage lui-même parfois contesté, Gilles Martin-Chauffier bouscule tout le monde sans discernement et met en évidence le gouffre qui sépare les hautes sphères de la France d'en bas.
Dans l'entretien au site des éditions Grasset, déjà évoqué, l'auteur fait référence, tant pour le sujet que pour la tonalité, aux "Nouveaux monstres", le film de Dino Risi. En lisant "L'ère des suspects", c'est une autre référence qui m'est venue à l'esprit, "le Bûcher des vanités", du regretté Tom Wolfe, où l'on retrouve un point de départ et une mécanique assez proches.
On peut juger que les formules et les raisonnements des personnages de "L'ère des suspects" sont un peu outranciers, que certains de ces personnages ont des côtés parfois caricaturaux, mais l'ensemble se tient, avec ce petit côté choquant qui ferait de Gilles Martin-Chauffier un parfait invité aux talk-shows spécialisés dans le buzz et la polémique.
Pour autant, ce qu'il dit de la France, de cette société éclatée dont les morceaux semblent irréconciliables, dont les éléments semblent être intrinsèquement non miscibles, dont les rapports entre les personnes semblent reposer sans arrêt sur des préjugés et des idées reçues, est, je le crains, assez proche de la réalité...
Il y est question de sujets forts et importants, au combien délicats par les temps qui courent : les banlieues et le communautarisme, bien sûr, mais aussi la manière générale dont on fait de la politique dans ce pays, soit en voulant en faire une carrière, de la sortie de l'école à la retraite, soit en privilégiant l'idéologie comme base de toute pensée, de tout système de valeurs.
Le lecteur peut se sentir provoqué, peut s'indigner de certaines positions prises par les personnages, peut se récrier ou ricaner, il n'est pas juste un témoin : on doit choisir son camp, camarade, et se demander où l'on se situe nous-même dans ce canevas. Quels sont les éléments du double langage que nous adoptons certainement...
C'est un miroir qui nous est tendu, celui d'une époque où l'on cherche des boucs émissaires en permanence, où l'on a peur de tout et de tous, surtout quand ils ne correspondent pas au portrait-robot du parfait petit citoyen qu'on a soi-même dessiné, où l'indignation est devenue un fonds de commerce et un geste réflexe...
Cette description est d'une totale amoralité, d'un cynisme glaçant, tous deux parfaitement assumés par les uns et les autres. Ce n'est clairement pas un roman écrit pour plaire à tout le monde (à commencer par ceux qui n'envisagent pas un roman ne comportant pas de personnages sympathiques), mais on se prend au jeu de ces vaniteux qui considèrent que l'essentiel, c'est eux-mêmes avant tout le reste.
Il reste juste à comprendre qui seront ceux qui sauront le mieux tirer leur épingle du jeu, ceux qui sauront le mieux profiter de ce drame, tout en espérant qu'il restera confiné à Versières... Les enjeux sont importants, avec le risque de voir le domino qui tomberait le premier en entraîner d'autres dans sa chute. Le genre de chute dont une carrière ne se relève pas...
Ah, et il reste aussi à comprendre ce qui est arrivé à Driss. Enfin, si ça intéresse vraiment quelqu'un...