Notre billet du jour pourrait tenir en une phrase : Laurent Gaudé est un immense conteur et un fabuleux écrivain. Allez, au revoir, et merci ! Euh... Non, on va quand même parler un peu plus en détails de ce bref roman qui vient juste de sortir, "Salina", sous-titré "les Trois exils" (aux éditions Actes Sud), dans lequel l'auteur renoue avec la veine d'un de ses premiers romans, "la Mort du roi Tsongor" (prix Goncourt des Lycéens en 2002). Une histoire en forme de conte, entre réalité et mythe, dans un univers envoûtant. Et puis, un personnage, Salina, femme déracinée depuis toujours qui cherche enfin un lieu où se poser pour l'éternité, une femme perpétuellement bafouée et humiliée qui n'a eu cesse de se venger de ce maudit destin et de ses congénères... C'est riche, c'est puissant, c'est prenant, c'est visuel, c'est envoûtant... C'est du Laurent Gaudé, et il n'y a rien à ajouter.
On l'a appelée Salina, à cause des larmes salées qui inondaient son visage de nourrisson le jour où elle a été abandonnée aux portes du village du clan Djimba. Désormais, il est loin, ce jour funeste où elle aurait pu (dû ?) être dévorée par les hyènes. Il est loin, et Salina sait que son heure est proche. Il lui faut préparer cette échéance.
Pour cela, elle attend son fils, Malaka, parti avec une des caravanes sillonnant le désert et qui va revenir bientôt, si tout va bien. Alors, ils pourront entreprendre son dernier voyage, dont elle sera le guide et dont Malaka sera l'exécutant. Elle a besoin de lui non seulement pour s'appuyer sur son jeune bras, mais aussi parce qu'il est le seul à pouvoir la mener à bon port.
Elle sent que la fin est proche, mais personne n'en connaît le moment exact. Mais Malaka saura quoi faire lorsque l'inéluctable se produira, lorsque Salina s'allongera une dernière fois et fermera les yeux pour l'éternité. Malaka sait ce qu'il lui faudra faire ensuite, malgré l'insupportable douleur. Il lui faudra la conduire jusqu'à sa dernière demeure.
Ce voyage, je ne vais pas vous le détailler, car il faut vous en laisser la primeur, amis lecteurs. Il vous faudra suivre Salina et Malaka dans ce périple, jusqu'aux portes d'un cimetière pas comme les autres, un lieu où Salina espère reposer. A condition qu'on laisse sa dépouille y entrer, car tout le monde ne peut franchir l'entrée de cette nécropole...
Ce sera alors à Malaka de jouer : les portes ne s'ouvriront devant le corps de Salina que s'il sait les convaincre. Et pour les convaincre, le fils de Salina devra raconter la longue et douloureuse existence de sa mère, la femme aux trois fils et aux trois exils, la femme amoureuse et la femme colère, l'étrangère parmi les siens et l'ennemie jurée du clan Djimba...
Ce récit, Malaka va l'entamer dans un contexte très étrange, déroutant, inquiétant, même, avec sur les épaules ce poids énorme : s'il échoue, Salina n'entrera pas dans ce cimetière et son corps finira probablement dans le fleuve, comme ceux que son fils a vu flotter en arrivant... A lui de se montrer éloquent et sincère, de transmettre à ses auditeurs l'amour qu'il a pour sa mère et de les persuader que la guerrière Salina mérite enfin la paix...
Dès la scène d'ouverture de ce court roman (160 pages tout au plus), Laurent Gaudé nous attrape par la main et nous emporte dans son univers. Que vous dire ? C'est incroyablement visuel, on a l'impression de faire partie des témoins de cette scène muette, juste marquée par les bruits de sabots d'un cheval, les pleurs d'un bébé et les grognements des hyènes...
Salina n'est pas bien née, elle est abandonnée aux portes d'un village et, sans Mamambala qui va prendre en pitié ce petit être qui refuse de mourir, elle n'aurait sans doute pas vécu. Coutume oblige. Mais, en contrepartie, elle ne sera jamais acceptée par le clan qui l'a recueillie. Elle sera toujours une étrangère, pire encore, quelqu'un susceptible de porter malheur et dont on se méfie terriblement.
Une situation que son amitié avec un des garçons du clan, un des fils du chef, Kano, adoucit un peu. Jusqu'à ce que l'insouciance de l'enfance s'efface. A peine adolescente, Salina va connaître les premières désillusions, mais surtout les premières brimades. Elle comprend que son destin a été tracé et qu'elle n'a aucun mot à dire pour en modifier la trajectoire. Que tout sera fait pour qu'elle soit malheureuse.
Entre les Sissoko, les chefs du clan, et Salina, ce sera la guerre. Car la jeune fille n'est pas du genre à se laisser faire, à accepter l'injustice qu'on lui promet, à renoncer à ses sentiments et à sa liberté de mouvement et de penser. Mais que peut faire Salina seule contre tous ? Et c'est dans l'immense colère qu'elle va nourrir après ces premières humiliations que va prendre source sa légende...
J'essaye de ne pas trop en révéler, je ne donne que quelques éléments, comme ces trois exils, annoncés sur la couverture, ou comme ces trois fils (mais là, je n'en dirai pas plus). On se doit d'être spectateur du récit de Malaka, de découvrir les péripéties qui ont jalonné son existence. Mais aussi la personnalité forte, violente, même de Salina.
D'elle, on a d'abord une double image, celle de sa prime enfance, ce nourrisson déposé à terre à l'entrée d'un village où l'on ne veut pas d'elle, et celle des derniers jours, vieille femme à l'apparente sagesse, aux mouvements prudents et fatigués. Deux images qui laissent une impression de douceur, de faiblesse, aussi.
Mais, lorsque débute le récit de Malaka, les choses changent bien vite et c'est un tout autre personnage qui nous est décrit. Une femme au caractère bien trempé, au gré des déceptions et des vexations. De cette solitude terrible qui lui est infligée et qu'elle affronte avec courage. De la montée de la colère et des envies de vengeance...
Oui, je l'ai dit plus haut, ce destin contrarié va faire de la paisible Salina une guerrière, mue par une haine féroce, une soif de vengeance et de mort qu'elle n'aura cesse d'assouvir. Des passions d'une grande violence, qu'il s'agisse de sa capacité à aimer comme à haïr, qui vont l'accompagner une bonne partie de son existence et ne trouveront leur apaisement qu'après avoir semé un sacré chaos...
Mais Salina n'est pas la seule protagoniste de cette histoire. Il y a Malaka, bien sûr, son porte-parole ou plutôt son héraut, qui retrace son parcours et qui, ainsi, va nous dévoiler aussi le sien, tout sauf anodin, le clan Djimba et les deux frères de Malaka, les deux autres fils de Salina, devrais-je plutôt écrire, vous comprendrez pourquoi...
La vie de Salina les met tous aux prises les uns avec les autres, dans une histoire qui devient rapidement épique. Malaka enjolive-t-il les faits ? Ne répète-t-il que ce qu'on lui a raconté ? Ou bien cette histoire est-elle tout simplement extraordinaire, à l'image de Salina qui, à chaque étape de son existence, n'a pas vécu la vie du commun des mortels ?
"Salina", c'est aussi un roman sur la transmission, sur l'oralité, sur cette parole puissante qui fonde les êtres et suscitent les légendes. Car oui, il est là, le thème de ce court roman : la fondation de la légende de Salina, lorsque son histoire, jusque-là entendue par son seul fils, trouvent de nouveaux récepteurs, capables de se sentir captivés par elle.
Le titre de ce billet le dit bien (j'aurais encore pu choisir quatre ou cinq autres citations, mais celle-ci colle si bien) : Malaka est une courroie de transmission et, maintenant qu'il a fait son office, l'histoire de Salina va pouvoir se répandre, racontée par d'autres, transmise à d'autres qui à leur tour la raconteront, cycle menant à l'immortalité, certainement sans cesse embellie, enrichie, mythifiée...
Il y a cette image des corps flottants dans le fleuve, à qui on laisse la mission de les emmener à la mer qui leur servira de tombes... Quelle image forte, bouleversante ! Et puis, il y a les autres, comme Salina, qui auront, enfin, si tout se passe bien, un autre destin funéraire... Le commun des mortels, d'un côté, noyé dans la masse des anonymes, et ceux susceptibles de devenir légendaires, de l'autre.
Des images fortes, il y en a tout au long de ce roman, dès les premières lignes, lorsque le silence du désert est percé par les cris d'un bébé et le galop d'un cheval, jusqu'à l'adieu définitif de Malaka à sa mère. Pour autant, cette dernière scène n'est pas pour moi la plus marquante, elle est une conclusion, le point final d'un destin qui n'appartient dorénavant plus ni à Salina ni à son fils.
Non, la dernière scène marquante, pour moi, se trouve dans l'avant-dernier chapitre, point d'orgue cette fois de la guerre sans merci livrée par Salina au clan Djimba. Une scène d'une intensité et d'une émotion remarquables, avec quelque chose tout de même de révoltant. Salina sait aussi être un personnage dur, implacable, et pour l'apaiser, enfin, il faut employer de grands moyens...
Oui, il y a beaucoup d'émotions dans ce court roman. Salina est un personnage magnifique, libre et rebelle, insoumise et impitoyable. Mais, c'est aussi une femme de coeur qui est en quête d'un bonheur qu'on lui refuse depuis le jour de sa naissance. Un être sans racine qui ne souhaite mener qu'une existence paisible, où elle pourra enfin donner, et plus seulement reprendre.
Au cours du récit de Malaka, je l'ai dit plus haut, on se bat. Beaucoup. Avec une violence inouïe. Et des répercussions inattendues qui font que le combat ne connaît pas vraiment de fin. Juste quelques pauses avant de nouveaux pics de tension. L'un d'eux est une bataille d'une férocité titanesque (l'adjectif n'est pas choisi au hasard), apocalyptique au sens premier du terme : celui de la révélation.
Chaque scène que narre Malaka emprunte à des registres différents, et à chaque fois, Salina s'y affirme, grandissant, vieillissant, mais prenant aussi une envergure quasi divine, à la fois angélique et démoniaque, capable de la plus extrême violence aussi bien que de la plus bienveillante tendresse. Et même les deux à la fois, en une occasion...
Enfant, femme, mère, guerrière, folle et sage à la fois, Salina est un personnage complet, né de rien et qui se construit dans une adversité permanente jusqu'à ce qu'elle trouve enfin l'équilibre et finit par atteindre une forme de plénitude. Un parcours exceptionnel qui lui vaut de devenir légendaire, par la grâce des mots de son fils, qui se gravent dans la mémoire de ceux qui les écoutent. Ou les lisent.
Le tout, dans un univers qui rappelle celui de "la Mort du roi Tsongor", une contrée imaginaire qui fait penser à l'Afrique, bien sûr, au désert du Sahara, évidemment, pour la partie concernant Salina. La partie mettant en scène Malaka tranche carrément avec ces premières images, d'abord parce que l'eau y tient une place très importante, en contraste fort avec l'aridité du territoire du clan Djimba.
Et puis, il y a la partie charnière, celle où Salina et Malaka partent ensemble. Un troisième paysage, également très différent, olympien, presque. Et, à chaque fois, une nature particulière dans laquelle l'humain est bien petit, un décor pas forcément hostile, même si la vie au désert n'est pas simple, avec un je-ne-sais-quoi de divin...
Des décors et des personnages qui s'animent grâce aux mots, simples, mais si bien agencés, sans fioriture, mais tellement riches de Laurent Gaudé qui, une nouvelle fois, nous offre une histoire puissante. On aimerait simplement s'asseoir et écouter cette histoire couler, naturellement, sans aspérité, mélange paradoxal de douceur et de violence.
Qu'on la lise ou qu'on l'écoute, on la voit. Tout est fait pour que le lecteur s'immerge pleinement dans ce récit, qu'on aimerait découvrir par la voix profonde d'un griot, au coin d'un feu, dans la sérénité d'une nuit pleine d'étoiles, se tendant à chaque poussée de violence, ressentant une large palette d'émotions à travers l'histoire de Salina, mais aussi de Malaka.
La question de l'oralité, abordée plusieurs fois dans ce billet, n'est pas illogique : à l'origine, "Salina" est une pièce de théâtre, écrite en 2003 par Laurent Gaudé, un domaine que continue d'explorer l'auteur en parallèle de sa carrière de romancier, auréolée, c'est loin d'être courant, d'un Goncourt et d'un Goncourt des Lycéens pour deux romans différents.
C'est par le théâtre que Laurent Gaudé a débuté, et l'on ressent forcément l'influence de ce type d'écriture dans ses romans, et particulièrement dans "Salina". Cette version n'est pas un monologue, du fait de sa construction, ni même une pièce, c'est bel et bien une oeuvre romanesque portée par un véritable souffle, dépaysant et fascinant.
Je l'ai dit d'emblée : c'est du Laurent Gaudé, il n'y a rien d'autre à ajouter !