"Nés après la cassure, nous ne sommes plus que des fantômes arpentant des fragments et rien ne reste en nous, tout disparaît, tout passe".

Difficile de se distinguer en période de rentrée littéraire, au milieu des centaines de romans qui déferlent sur les rayons des librairies. Notre auteur du jour a opté pour un choix paradoxal : Antoine Wauters n'a pas publié un livre, mais deux en même temps et chez le même éditeur, à la fin du mois d'août. Un court roman, "Pense aux pierres sous tes pas", et ce qu'on va appeler une novella, terme qui qualifie un ouvrage intermédiaire entre la nouvelle et le roman, qu'on retrouve plutôt dans le domaine de l'imaginaire. Et ça tombe bien, car si vous trouverez très certainement "Moi, Marthe et les autres" (publié aux éditions Verdier) sur les étagères des rayons de littérature générale, il s'agit pourtant d'un roman post-apocalyptique, dans la plus pure tradition du genre. Avec un côté fable, avec son côté pédagogique en forme d'avertissement au lecteur et bien sûr, sa morale. Sans oublier un curieux mélange d'humour et de désespoir...
Paris est en ruines. Les causes de cette dévastation restent et resteront inconnus, et ce n'est pas la seule chose que l'on ignore. Et pour cause, les survivants que l'on va suivre dans cet univers déliquescent ne savent plus grand-chose du passé de l'humanité à laquelle ils appartiennent encore, malgré tout.
Les humains sont revenus à un état qui n'est pas complètement primitif, mais s'en rapproche. Et ils ont oublié ce qui a eu lieu avant ce qu'ils appellent la cassure. Il y a bien eu un temps un travail de transmission effectué par les aînés, mais il a fini par s'éroder, se perdre, et on ne vit plus que sur de vagues souvenirs qui n'ont plus ni sens ni contexte précis.
Pire encore, ils ont oublié ce qu'est même le sens de l'humanité et ils s'interrogent sur leur raison d'être, leur raison d'exister dans ce monde détruit, violent, dangereux, cruel, où l'on souffre plus qu'on ne vit, où l'on doit se nourrir comme on peut, où la moindre rencontre peut signifier la mort... La mort : la seule chose qui ait vraiment un sens, puisqu'elle signifie la fin...
Le groupe de personnes que nous accompagnons n'ont plus guère de repères. Juste quelques mots qui restent inscrits sur les frontons des bâtiments, mais le temps qui passe est devenue une abstraction, quelque chose dont on connaît l'existence, mais qu'on ne peut plus mesurer. Comme à peu près tout le reste, d'ailleurs.
Ils sont une vingtaine, une trentaine tout au plus. Il y a là Hardy, le narrateur, Marthe et d'autres hommes et femmes que l'on découvre, que l'on aperçoit, qui disparaisse, aussi, au gré des sorties et des attaques dont on peut faire l'objet. La bande vit dans une grotte bien peu confortable dont on comprend qu'elle se trouve à Montmartre.
Là, la bande se rassemble autour du feu, unique source de chaleur, et réfléchis à son sort, essaye de se souvenir de ce que les anciens, aujourd'hui disparus, leur ont légué, comme ces chansons d'un certain John Holiways, qui deviennent de véritables prières adressées... A quoi, d'ailleurs ? Ces mots, ces chants émeuvent les survivants jusqu'aux larmes, mais leur sens leur échappe également...
Mais, il ne suffit pas de se loger : il faut se nourrir, se chauffer, s'habiller (c'est important, le froid et l'humidité sont vite insupportables), ce qui nécessite de s'aventurer sur ces artères qui furent des boulevards, dans les magasins désertés et ravagés, dans une ville devenue un décor macabre. En redoutant, à chaque pas, de se faire attaquer par une autre bande...
Et malheur à celui qui se fait surprendre... Son sort n'est pas juste la mort, mais ce qui l'attend est encore bien pire... Voilà pourquoi la bande de Hardy, Marthe et les autres se réduit comme peau de chagrin. Et pousse ceux qui s'accrochent à la vie sans trop bien savoir pourquoi tant elle est rude, l'idée d'aller voir ailleurs si les ruines sont moins grises (et moins mal fréquentées) grandit...
Je me rends compte que cette introduction est bien longue pour un texte si court, à peine 70 pages. Mais, il me semble nécessaire de planter le décor, sans forcément entrer dans les faits que Hardy nous raconte, car l'univers dans lequel se déroulent ces histoires est aussi important que les faits eux-mêmes. Tout repose sur la perception du lecteur, ce qu'il sait et que les personnages ignorent.
La cassure, évoquée dans le titre du billet, et qui semble désigner l'événement qui a provoqué l'écroulement du monde tel que nous le connaissons, n'est pas définie : catastrophe naturelle ou provoquée par l'activité humaine, guerre, épidémie ou autre fléau meurtrier, et plus que cela encore, on ne le saura pas.
Mais l'absence de souvenirs de cette époque pourrait laisser imaginer que la cassure ne s'est pas produite aussi nettement et rapidement que les phénomènes que je viens d'évoquer. Et si cet univers, cette ville de Paris ainsi ravagée, étaient le résultat d'une érosion due à la manière dont l'humanité a vécu, une gigantesque régression en passe de ramener les êtres humains à leur état initial ?
Il y a dans tout cela quelque chose qui rappelle "la Route", de Cormac McCarthy : le monde ravagé sans raison explicite, des survivants qui n'ont pour activité quotidienne que l'assurance de leur survie, ce voyage sans but ni raison vers un hypothétique eldorado et d'autres éléments qui apparaissent à travers le style de l'auteur.
L'écriture, évidemment. Simple et épurée, ce qui ne l'empêche pas d'être précise. Le roman est divisée en courts chapitres, quelques lignes à chaque fois, rarement plus, dans lequel un événement, une situation, une idée sont exposés. Le langage aussi a souffert de la même dégradation que la société, les murs et tout le reste.
Pourtant, et c'est peut-être le petit hic de ce livre, Hardy reconnaît lui-même plusieurs fois qu'il sait mal s'exprimer. Or, ce texte est parfaitement lisible, presque trop... Il faut bien que le lecteur puisse s'y retrouver, suivre et comprendre le témoignage de Hardy et ce sera toujours la limite de l'écriture, qui ne peut aller trop loin dans la réinvention de la langue.
Mais, on ressent tout de même au fil des pages les difficultés à s'exprimer, en particulier à conceptualiser, à penser comme si l'on ne disposait plus des outils pour cela. Cela donne au récit de Hardy une espèce de naïveté touchante, mais cela entraîne aussi une réelle curiosité, comme si la survie, et la survie dans des conditions améliorées, passait aussi par là.
Antoine Wauters utilise une autre technique dans son récit qui vient à l'appui de tout cela et met en particulier en évidence l'ignorance des personnages. Il s'agit du name-dropping, l'utilisation des noms propres, ici, en particulier, les noms de lieux, signalés en italique. Mais, des noms qui, eux aussi, ont subi les outrages du temps et de l'oubli...
Ainsi comprend-on que le groupe de Hardy, Marthe et les autres vit à Montmartre car ils y reviennent en employant les petites rues et le "funicul"... Un exemple parmi d'autres extrêmement malin, car il montre la difficulté et l'ignorance des personnages tout en fournissant (ce que ne fait pas McCarthy, d'ailleurs), un certain nombre de repères, toutefois limités à Paris.
L'écriture d'Antoine Wauters, si malmenée soit-elle, n'en reste pas moins teintée d'une vraie poésie, d'une vraie beauté toute simple mais efficace, qui contraste avec l'horreur du décor et du contexte. On retrouve aussi de vrais questionnements philosophiques très intéressants, portés par le groupe, par ses interrogations sur la vie, l'amour, le sexe, la mort et les raisons d'exister.
Et, de manière plus diffuse, sur l'importance du groupe. Au début, on se dit que cela tient d'abord aux risques encourus par ceux qui voudraient vivre seuls, mais, petit à petit, alors que la bande entame son voyage, cette question prend une place bien plus centrale. Je ne vais évidemment pas vous expliquer pourquoi ou comment, non, là, on est dans les événements du livre.
En revanche, ce que je peux vous dire, c'est que la morale de la fable imaginée par Antoine Wauters se trouve sans doute là : dans l'importance du collectif et des valeurs que cela véhicule (solidarité, fraternité, mais aussi tous les sentiments qu'on peut rattacher à la famille et au couple) par rapport à l'individualisme qui ne mène qu'à la mort à court terme.
On peut d'ailleurs remarquer que la formulation du titre du livre est imparfaite : "Moi, Marthe et les autres"... "Moi" ne devrait pas se trouver en tête de cette phrase. Et si on y voyait une hiérarchie voulue par Hardy, un sens des priorités ? Moi d'abord, Marthe ensuite, pour tout ce qu'elle représente, même s'il ne sait peut-être pas expliquer ce qu'il ressent, et les autres au dernier rang.
Il y a chez Hardy ce perpétuel équilibre entre le groupe au sein duquel il se trouve et sa personne, entre l'importance de vivre entouré et ses envies de solitude, voire un certain égoïsme, même si, là encore, ce mot, dans le contexte de l'histoire, n'a pas grand sens. Mais, Hardy a cette envie d'indépendance chevillée à l'esprit. Reste à savoir dans quelles conditions il pourrait expérimenter ce mode de vie de loup solitaire...
Lorsque l'on commence à envisager cela, on reconsidère également l'ensemble du texte : et si, justement, c'était l'égoïsme, l'individualisme forcené en vogue dans la société d'avant la cassure qui avait été le déclencheur de la catastrophe, le point de départ de la destruction du monde ? Joli sujet de réflexion, vous avez quatre heures...
Tout comme le titre de la troisième et dernière partie du livre "les Raisons d'espérer", preuve qu'elles existent, puisqu'il ne peut être totalement rhétorique. En revanche, lorsqu'on approche de la fin du récit, cela semble paradoxal, voire carrément contradictoire. A moins que la leçon à tirer de cette histoire, pour nous, lecteurs d'avant la cassure, ne soit une démonstration par (pour ?) l'exemple...
Le dernier élément que je voudrais aborder dans ce billet, c'est l'humour. Non que les personnages soient capables de recourir à ce mode d'expression, mais parce que le facétieux Antoine Wauters joue avec le décalage entre la situation de ses personnages et la nôtre, qui avons en main la plupart des clés qui manquent à Hardy, à Marthe et aux autres.
Je me suis surpris à sourire largement et même à éclater de rire par endroit, malgré la noirceur du décor et la situation dramatique dans laquelle évoluent les personnages. Antoine Wauters ne se moque pas d'eux, il ne s'agit pas de ça, mais il leur met en main des éléments qui sont des gags pour notre oeil de lecteur d'avant la cassure.
Et cela donne un soupçon de légèreté à une histoire qui en a bien besoin. Mais, plus que cela, cela contraste fortement avec les questionnements des personnages, qui sont empreints de désespoir, faute de perspective d'avenir et de moyens de se rassurer. Ils sont perdus, et nous, nous devrions nous interroger sur les éléments qui nous font rire : ils ne sont peut-être pas si drôles que cela...
Oui, "Moi, Marthe et les autres" est une fable post-apocalyptique, et sa morale nous rappelle, comme il se doit, à nos devoirs bien actuels. C'est aussi un bel exercice de style qui refuse de se confiner à la noirceur et au désespoir en instillant quelques sources de lumières dans la nuit. Pour autant, c'est un conte cruel, violent par moments, où l'humanité est en péril. En voie de disparition, même...
Et, plus largement, c'est un livre qui s'inscrit dans une tendance un peu agaçante de l'édition, celle qui veut qu'on méprise les genres... sauf lorsqu'on les publie soi-même en les accolant une étiquette de littérature générale. Eh oui, "Moi, Marthe et les autres" est bien un roman de science-fiction, il n'y a aucun doute à ce sujet, mais pas tout à fait assumer, jusqu'au placement du livre en librairie...
Combien de lecteurs d'Antoine Wauters et des éditions Verdier ne jetterait pas même un regard à ce texte s'il était publié par une maison spécialisée en imaginaire ? Combien de ces lecteurs vont être des Messieurs Jourdain de l'imaginaire, en lisant sans le savoir (ou sans vouloir le savoir ?), tout en continuant à expliquer, par ailleurs, tout le mal qu'ils pensent du polar ou de la SF ?
On voit de plus en plus d'exemples de romans de genres arriver dans des collections de littérature générale et soudain parés de toutes ses vertus, simplement parce qu'on ne les présente pas ainsi... En ce mois d'octobre, désormais décrété mois de l'imaginaire par les éditeurs spécialisés, il n'est pas inutile de rappeler ces questions éditoriales et les clivages qu'elles inspirent de manière absurde.
Parce qu'il ne devrait pas y avoir de ligne de démarcation entre les livres, les auteurs, les maisons d'édition, mais aussi entre les lecteurs. Le chemin est encore long avant que toutes les entraves ne tombent, qu'on envisage les genres de l'imaginaire comme de la littérature à part entière et qu'il n'y a pas de honte pour une maison généraliste à assumer son choix de publier un roman de SF.