Ça raconte Sarah de Pauline Delabroy-Allard aux Éditions de Minuit
Ça raconte une rencontre.
Soirée du nouvel an. Des amis sont réunis pour fêter le passage à la nouvelle année. L’ambiance est terne. On se force à rire aux bons mots des uns et des autres, on joue la joie. Une des invités arrive en retard et soudain tout change. Elle apporte avec elle son énergie, sa fantaisie, sa liberté.
« Elle arrive en retard, essoufflée, riante. C’est une tornade inattendue. Elle parle fort, vite, elle sort de son sac une bouteille de vin, des choses à manger, une profusion de trucs. Elle enlève son écharpe, son manteau, ses gants, son bonnet. Elle pose tout par terre, sur la moquette crème. Elle s’excuse, elle plaisante, elle tournoie. Elle parle mal, avec des mots vulgaires qui semblent flotter dans l’air longtemps après qu’elle les a prononcés. Elle fait trop de bruit. Il n’y avait rien, du silence, des rires affectés, des mines cérémonieuses et, d’un coup, il n’y a qu’elle. »
Ça raconte une amitié.
Sarah et la narratrice passent de plus en plus de temps ensemble. Dès qu’elles ont un moment de libre, il faut qu’elle se voient. Soirée cinéma, restaurant, spectacle.
Ça raconte l’allumette qui met le feu au poudre.
«Elle dit je crois que je suis amoureuse de toi. Elle esquisse un geste, très léger, un pas en arrière, comme un mouvement de danse, elle sourit presque lorsque je balbutie ah bon, mais je ne savais pas. Elle dit qu’elle va fumer une deuxième cigarette pour fêter ça, son audace, son courage, l’allumette craque dans la nuit, l’odeur de soufre devient à jamais et pour toujours l’odeur de l’aveu qui soulage, l’odeur de la réalité inexprimable enfin exprimée, l’odeur de la vérité dénudée, mise à terre, déposée devant moi comme un cadeau. »
Ça raconte la passion amoureuse.
Une passion amoureuse telle une tornade, tel un tsunami qui dévaste tout sur son passage. Il n’y a plus qu’elle, plus que Sarah. Elle va bouleverser la vie bien rangée, bien organisée, terne, de la narratrice.
Ça raconte Sarah.
La narratrice ne vit plus que pour elle. Exit le compagnon, dont d’ailleurs il est très peu question. Sa fille passe au second plan. Pour être avec Sarah, violoniste souvent en tournée, il faut aménager son temps. Elle en vient même à négliger son travail d’enseignante, se faisant régulièrement porter pâle. C’est un amour exclusif qui ne supporte rien d’autre. Une dilution de la personnalité de la narratrice dans celle de l’être aimé.La passion c’est aussi la souffrance. Souffrance du manque quand les deux femmes ne peuvent pas se voir. Souffrance lorsque Sarah devient trop autoritaire.« Dans la maison désertée, j’écoute en boucle le treizième quatuor de Beethoven, opus 130. Le vieux café se déverse comme une pieuvre noire, dans l’évier ébréché en porcelaine ébréchée où je noie mon chagrin en faisant la vaisselle. Il reste, sur la table deux cigarettes oubliées dans le départ précipité, et il y a encore ses frôlements, là, juste là. La persistance rétinienne fait des murs lézardés de cette maison des écrans blancs pour son ombre chinoise. »
Ça raconte la fin d’une passion.
Une passion si forte ne peut durer longtemps. C’est trop puissant, trop douloureux. Dans la deuxième partie du roman, la narratrice quitte tout pour partir faire son deuil en Italie.
Quel premier roman ! Pour un coup d’essai, c’est un coup de maître. Pauline Delabroy-Allard nous livre un roman d’une intensité à couper le souffle. Porté par une plume charnelle, sensuelle, pleine de rythme, ce livre est en quelque sorte l’anatomie d’une passion amoureuse. Un roman très musical, au rythme haletant, scandé par des phrases qui reviennent comme des refrains : « Elle est vivante ». Une histoire qui restera longtemps dans ma mémoire. Ce livre est un énorme coup de cœur. J’attends déjà avec impatience la prochaine œuvre de l’auteure.
Ça raconte Sarah est en lice pour le prix Goncourt.
Chapeau bas, Madame !