En deux mots:
Victor Marlioz est un écrivain célèbre dont l’œuvre se nourrit d’événements vécus, quitte à les provoquer lui-même. Une sorte de monstre qu’un critique littéraire est bien décidé à confondre, s’appuyant aussi sur les témoignages de l’éditeur et de l’épouse. Mais à ce jeu pervers, qui manipule qui?
Ma note:
★★★ (bien aimé)
Ma chronique:
L’écrivain assoiffé de drames
En mettant en scène un écrivain capable de tout pour nourrir son œuvre, Jean-Luc Barré dresse un portrait au vitriol du couple auteur-éditeur. Avec quelques dégâts collatéraux.
À chaque rentrée littéraire son lot de scandales. Untel se reconnaît dans un personnage de roman, une autre voit sa vie de famille vilipendée. Souvent aussi la justice est chargée de trancher le débat entre la liberté de création et le respect de la vie privée. Faute de jurisprudence constante, on se dit que les jugements tiennent davantage de la loterie – voire du talent des avocats de l’une ou l’autre partie – que d’une doctrine bien établie. Il arrive aussi bien souvent que le parfum de scandale serve les intérêts de l’auteur et attise la curiosité des lecteurs. Un effet pervers en quelque sorte. Et surtout un adjectif qui nous amène au premier roman de Jean-Luc Barré que l’on connaissait jusque-là pour ses biographies. Celui qui est par ailleurs responsable de la collection «Bouquins» chez Robert Laffont campe avec justesse et sans doute avec autant de plaisir des personnages à la psychologie tourmentée, qu’il s’agisse de Victor Marlioz l’écrivain, de Durban son éditeur et de Julien Maillard, le critique littéraire qui est aussi le narrateur de ce drame.
Si l’on en croit Jérôme Garcin et Bernard Pivot, c’est François Nourissier qui a servi de modèle au personnage de Victor Marlioz. Mais plutôt que d’essayer de trier le bon grain de l’ivraie, je vous conseille de vous concentrer sur le cœur de ce roman, sur la volonté de nourrir une œuvre littéraire avec tous les événements forts, avec les moments de crise, avec les drames qui donnent leur intensité aux belles histoires. Quitte à les provoquer. Comme l’a dit Boileau il y a déjà quelques siècles:
« Mais c’est un jeune fou qui se croit tout permis,
Et qui pour un bon mot va perdre vingt amis. »
Julien Maillard, l’un des critiques qui connaît le mieux la vie et l’œuvre de Marlioz est destinataire d’une lettre anonyme aussi brève qu’explicite: « C’est Marlioz qui l’a tuée. Alexia est morte pour les besoins de la cause. » Alexia n’est autre que la fille de Marlioz, découverte morte quelques jours plus tôt. À partir de là commence une partie d’échecs prenante qui met aux prises le critique et l’écrivain. Chacun avance ses pions d’abord avec prudence, de peur de trop se dévoiler. Puis viennent les coups plus offensifs menés notamment par les fous. Derrière l’un d’eux, le lecteur découvrira l’éditeur bardé de certitudes et à l’égo presque aussi surdimensionné que celui de son auteur-phare. Sans oublier un échec à la reine, l’épouse de Marlioz qui a choisi l’alcool comme compagnon d’infortune. Qui finira par l’emporter? C’est tout l’enjeu et le morceau de bravoure qui vous mènera au bout d’un suspense très habilement construit. Âmes sensibles s’abstenir!
Pervers
Jean-Luc Barré
Éditions Grasset
Roman
216 p., 18 €
EAN: 9782246862642
Paru le 22 août 2018
Où?
Le roman se déroule en France, à Paris mais aussi sur la riviera italienne et en Suisse, à Genève.
Quand?
L’action se situe de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
« – Tous les écrivains sont des monstres et, dans mon genre, je suis l’un des pires. Il vaut mieux que je vous prévienne.
Marlioz passait pour cynique et pervers, réputation qu’il avait lui-même entretenue par vice ou par jeu. Mais en quoi pouvait-il s’être rendu coupable du suicide de sa fille? »
Que cherche le si mythique et secret Victor Marlioz en acceptant de recevoir au crépuscule de son existence, dans un somptueux hôtel italien puis dans son antre de Genève, le directeur des pages littéraires d’un grand hebdomadaire parisien venu enquêter sur lui ?
Se livrer à une ultime confession à charge qui achèverait d’authentifier sa vérité d’écrivain du mal, s’exempter de ses fautes, traquer son chasseur ?
Un vertigineux tête-à-tête avec le monstre.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
BibliObs (Jérôme Garcin)
Actualitté (Félicia-France Doumayrenc)
Livres Hebdo (Maïa Courtois)
Blog Prestaplume (Nathalie Gendreau)
Jean-Luc Barré présente Pervers © Production Hachette France
Les premières pages du livre
« À la longue, on ne distinguait plus que ses yeux. Il se séparait rarement en public, et même en privé, d’un chapeau de feutre qu’il portait enfoncé jusqu’au bas du front. Le reste du visage était devenu comme invisible, enfoui sous une barbe grise qui semblait épaissir avec le temps. Le nez plutôt petit, la bouche aux lèvres effilées se remarquaient à peine. Seul le regard, d’une intensité presque brutale, concentrait tout ce qui chez lui ne paraissait pas dissimulé.
Je ne l’ai compris qu’après coup: c’est pour mieux m’observer qu’il était resté tapi à l’arrière de sa voiture rangée sur le parking de la gare où il m’avait donné rendez-vous. Son chauffeur serait là pour m’accueillir à l’arrivée du train, m’avait-il annoncé la veille au soir. Il avait même pris soin de me le décrire pour que je puisse le repérer plus facilement. Mais personne ne m’attendait sur le quai ni à la sortie. Une mise en scène qui lui ressemblait. Il avait fait en sorte que je me trouve seul pendant quelques minutes, un peu décontenancé, pour scruter mes réactions, se forger une première idée du genre d’homme auquel il aurait affaire. Au bout d’un moment, je le vis qui m’adressait un signe de la main à travers la vitre baissée de son véhicule, une Mercedes bleu métallisé. Le chauffeur descendit pour m’ouvrir la portière et m’inviter, de manière un peu cérémonieuse, à prendre place auprès de l’écrivain, calfeutré comme un chat dans cet habitacle capitonné de cuir blanc.
Victor Marlioz s’excusa, prétextant un retard involontaire. Je n’en croyais pas un mot, mais fis comme si j’étais dupe de son stratagème. Après m’avoir épié à distance, il gardait les yeux fixés sur moi, pendant que nous commencions à bavarder, et continuait de m’examiner, à bout portant cette fois, avec la même attention dévorante. Il détaillait avec minutie la physionomie studieuse et austère de ce visiteur aux traits émaciés, au teint trop pâle, au sourire un peu froid, comme il avait dû scruter, de loin, sa silhouette ascétique, son allure placide et sa tenue passe-partout. Jamais je n’avais ressenti l’emprise immédiate d’un regard aussi pénétrant. Une telle capacité d’envelopper les êtres, de les cerner, de détecter leurs failles, de percer leurs secrets les mieux enfouis.
Durant le trajet qui nous menait à son hôtel, alors qu’il m’interrogeait sur ce que j’attendais de lui, se déclarant « prêt à tout mettre en œuvre » pour m’aider dans ma tâche, il tint à me préciser, en guise de préambule :
— Tous les écrivains sont des monstres et, dans mon genre, je suis l’un des pires. Il vaut mieux que je vous prévienne, si vous ne le saviez déjà.
Une mise en garde glissée comme un simple rappel, presque de routine. Je ne réagis pas sur l’instant, me demandant ce que signifiait au juste ce semblant d’aveu. Provocation, tentative d’intimidation?
Cette façon de se dépeindre faisait partie de la légende noire qu’il s’était construite. Personne n’était plus doué que lui pour instruire son propre procès. Traître et mystificateur, fils indigne, mauvais père et mauvais mari, il aimait à s’accuser de tous les travers. À l’en croire, tout n’avait été que tromperies, échecs ou manquements dans sa vie. Il prenait plaisir à se dénigrer comme à se vieillir et s’enlaidir. À soixante-quinze ans, il en paraissait dix de plus, après s’être affublé du physique le plus ingrat et inquiétant. Il ne s’épargnait pas. Aussi peu, laissait-il entendre, qu’il avait ménagé celles et ceux – celles surtout – qui avaient eu à pâtir de ses méfaits. Donnant donnant, en quelque sorte. Comme si le jeu était à ce prix, dont lui seul avait fixé les règles.
— Vous pouvez me citer naturellement, crut-il bon d’ajouter. Je n’y vois aucun inconvénient.
Je feignis d’acquiescer, intrigué de le voir si empressé de me livrer des mises au point présumées nécessaires. Aujourd’hui, il ne me paraît plus improbable qu’il ait tout prémédité : les circonstances de notre rencontre, l’étrange connivence qui s’est établie entre nous, les révélations auxquelles il s’est prêté, l’inévitable affrontement qui a suivi… Peut-être a-t-il même été le véritable instigateur de cette lettre anonyme qui a tout déclenché, où il dénonçait ses propres agissements comme s’ils concernaient le plus trouble de ses personnages. Hypothèse qui, s’agissant de lui, n’avait rien d’invraisemblable.
La lettre en question m’était parvenue quelques semaines auparavant. Au début du mois d’août, alors que la plupart de mes confrères journalistes avaient déjà quitté la capitale. J’aurais pu faire comme eux, m’envoler pour une de mes destinations estivales favorites : les îles grecques, Capri ou le Sud marocain. Rien ni personne ne me retenait à Paris. J’assurais la direction des pages littéraires des Échos parisiens, dont l’édition spéciale consacrée aux ouvrages de la rentrée était quasiment bouclée. Il ne me restait qu’à peaufiner ma propre chronique, « Les valeurs de saison », où je passais au crible les romans à lire ou à proscrire. Par scrupule, je ne la remettais qu’au tout dernier moment, soucieux de ne commettre aucun oubli. D’ici là, je disposais de tout le temps nécessaire pour m’enfuir quelque part. Il ne tenait qu’à moi de décider du lieu et du moment : divorcé par simple lassitude après des années d’un mariage pourtant sans anicroches, j’avais retrouvé l’existence libre et solitaire qui me convenait depuis toujours. Mais alors que rien ne m’en empêchait, j’hésitais curieusement à quitter Paris. Comme si un événement particulier devait se produire, un fait d’actualité qui me concernerait d’autant plus que je risquais d’être un des seuls à le remarquer.
C’est ainsi que j’avais appris et aussitôt annoncé dans un entrefilet le suicide de la fille du « grand romancier » Victor Marlioz. La nouvelle, révélée par une télévision canadienne, était passée quasi inaperçue. On ne connaissait ni les raisons ni les circonstances du drame. Survenu, semble-t-il, au début de l’été, il était resté secret jusque-là.
Le lendemain, je trouvai sur mon bureau une enveloppe barrée de noir, portant mon seul nom, Julien Maillard, en lettres majuscules. Quelqu’un avait dû la déposer à la réception du journal sans se faire remarquer, ou la confier à un familier des lieux qui avait opéré en toute discrétion. L’écriture était appliquée, aussi impersonnelle que possible. À l’intérieur, sur un fragment de papier quadrillé, ces deux phrases superposées, dont les derniers mots étaient soulignés avec insistance:
C’EST MARLIOZ QUI L’A TUÉE
ALEXIA EST MORTE
POUR LES BESOINS DE LA CAUSE
Je me méfiais par principe et par expérience de ce genre de courrier, dont l’intérêt était rarement prouvé et le but assez transparent. Je préférais m’en débarrasser le plus souvent et faire comme si je n’avais rien lu. Pourquoi ai-je eu, en découvrant celui-ci, une réaction différente ? Je fus immédiatement fasciné par un message dont la nature pourtant me répugnait. Son expéditeur avait visé juste. Il avait probablement lu un de mes articles consacrés à l’écrivain qu’il incriminait. J’y décrivais ce « monument de la littérature mondiale » comme un manipulateur hors pair dans l’art de nouer ses intrigues et de pousser à bout ses personnages. Mais sans forcément établir de lien entre fiction et destinée de l’auteur.
C’est bien dans cette direction, celle d’une collusion extrême entre l’œuvre et la vie, que mon correspondant anonyme cherchait à m’entraîner. Tout s’y prêtait apparemment. Marlioz passait pour cynique et pervers, réputation qu’il avait lui-même entretenue par vice ou par jeu. Mais en quoi pouvait-il s’être rendu responsable du suicide de sa fille ? Et pour les « besoins » de quelle « cause » eût-il favorisé un tel dénouement ? Ces mots soulignés à dessein, peut-être aurais-je mieux fait de ne jamais chercher à savoir ce qu’ils signifiaient.
En m’y intéressant de trop près, j’avais conscience de m’aventurer sur un terrain périlleux. L’écrivain entendait détenir seul les clés de sa propre histoire. Pressions, menaces de procès, il userait de tous les moyens pour m’empêcher d’y faire intrusion. Aucun biographe non autorisé ne s’était vraiment risqué à braver les interdits qu’on lui opposait. Et même les journalistes les plus téméraires en avaient été réduits à capituler devant les obstacles de tous ordres auxquels ils se heurtaient.
Cette sorte d’aura maléfique dont Victor Marlioz s’était entouré formait, en réalité, son meilleur rempart. Peu lui importaient les rumeurs, les insinuations qui circulaient à son sujet, puisque, non content de ne pas les démentir, il allait jusqu’à donner raison à ses détracteurs. Et sans doute en serais-je resté là à mon tour, considérant que le pire dans son cas était suffisamment connu pour ne pas avoir besoin d’être démontré, si je n’avais été saisi par la violence des accusations portées contre lui. »
Extrait
« – Vous avez la réputation d’un fouineur peu recommandable, c’est pourquoi j’ai jugé plus prudent de vous aider, m’expliquait-il maintenant, la mine un peu narquoise, tandis que nous longions le bord de mer sous un soleil éblouissant.
Il faisait allusion à des scandales récents que j’avais été le premier à dénoncer. Des affaires de plagiat, notamment, qui impliquaient des « auteurs à succès » curieusement célébrés pour l’originalité de leur style. Ce genre de traque paraissait l’amuser, lui qui avait toujours pris soin de ne jamais s’exposer aux indiscrétions de la presse. Il voulait tout savoir, les pupilles à l’affût, de ces auteurs que j’avais démasqués dans mes articles. Connaître les raisons surtout qui m’avaient conduit au fil du temps à démystifier bien des réputations et me valaient d’être aussi estimé que redouté dans le milieu des lettres. Mais je fus dans l’incapacité de répondre à cette question, faute de l’avoir moi-même résolue. Pourquoi, en effet, fouiller dans la vie des autres à la recherche de ce qu’il y a chez eux de faux, de frelaté, de leur part de mensonge et d’imposture ? Je vis à son regard qu’il n’était pas mécontent de m’avoir mis dans l’embarras, comme s’il avait d’ores et déjà réussi à inverser les rôles.
— Je vous préviens, ajouta-t-il sur le même ton d’ironie feutrée, vous ne trouverez chez moi aucune de ces failles qui vous attirent tant chez mes présumés confrères. La plupart, vous avez raison, sont de petits truqueurs qui méritent bien le sort que vous leur réservez. Mon principal travers est tout l’inverse du leur : c’est mon excès de sincérité. Vous aurez remarqué que je n’ai jamais craint d’en user à mes dépens. »
À propos de l’auteur
Jean-Luc Barré est écrivain et éditeur. Il dirige depuis 2008 la collection «Bouquins» chez Robert Laffont. Auteur de nombreuses biographies dont celle en deux volumes de François Mauriac (Fayard, 2009, 2011), lauréat de la Fondation Bleustein-Blanchet pour la Vocation, il a obtenu à deux reprises le prix de la biographie de l’Académie française. Pervers est son premier roman. (Source : Éditions Grasset)
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