Marcher sur un fil dans la nuit parisienne

Marcher sur un fil dans la nuit parisienne

Les Rigoles (Brecht Evens – Editions Actes Sud)

Décidément, personne ne dessine mieux la nuit que Brecht Evens. Dans « Les Rigoles », il prouve à nouveau qu’il est à la fois un virtuose de l’illustration et un fin observateur de l’âme humaine. Dans un décor urbain peuplé d’une faune grouillante et colorée, Brecht Evens s’intéresse plus particulièrement aux parcours sinueux de Jona, Victoria et Rodolphe, trois personnages qui oscillent en permanence entre dépression et euphorie. Ces trois-là ne se connaissent pas, mais pendant toute une nuit, ils ne vont cesser de se croiser, chacun d’eux errant de fête en fête dans les quartiers les plus animés de Paris. Leur côté festif n’est pourtant qu’une façade, car tous trois sont en réalité des âmes tourmentées en proie à des démons irrépressibles. Jona s’apprête à quitter la ville pour démarrer une nouvelle vie à Berlin. Avant de partir, il décide d’aller boire un dernier verre. Mais ce qui devait être une soirée calme se transforme soudainement en une nuit très agitée lorsqu’il tombe sur Buzz, une vieille connaissance qui fait remonter à la surface ses années de mauvais garçon. Victoria aussi tente désespérément de se tenir à carreau. Enfin, c’est surtout sa soeur et ses amis qui essaient de la maintenir sous contrôle, car la jeune femme a une fâcheuse tendance à partir en vrille, surtout quand elle a trop bu. Quant à Rodolphe, surnommé le Baron, il n’est plus que l’ombre du personnage flamboyant qui enflammait toutes les boîtes de nuit de la capitale. C’est bien simple: depuis sa dépression, il n’arrive plus à être léger et drôle, comme s’il n’était plus jamais dans le bon tempo. Mais chassez le naturel et il revient au galop. Pour Jona, Victoria et Rodolphe, l’appel de la nuit parisienne va finalement se révéler plus fort que leur mélancolie, quitte à se brûler les ailes une fois de plus. Avec ses néons et ses lampions omniprésents, la Ville Lumière n’a jamais aussi bien porté son nom que dans « Les Rigoles ».

Marcher sur un fil dans la nuit parisienne

Brecht Evens revient de loin. Après le succès de ses albums précédents (« Les Noceurs », « Les Amateurs » et « Panthère »), il a traversé un gros passage à vide. Désormais établi à Paris, le dessinateur de BD flamand le plus doué de sa génération a connu deux années très difficiles en 2013 et 2014, passant par plusieurs périodes de dépression et de troubles bipolaires, comme il l’a expliqué récemment au journal « De Standaard ». Aujourd’hui, Brecht Evens a retrouvé une certaine sérénité (« j’ai atteint la trentaine, mais il s’en est fallu de peu », dit-il), mais bizarrement, il regrette parfois ses moments de folie nocturne, car ils étaient souvent synonymes d’une grande énergie créatrice et d’une forme de lâcher-prise. Cette thématique, on la retrouve clairement dans « Les Rigoles », un album sur lequel Evens a travaillé pendant quatre ans. On détecte surtout beaucoup de lui dans les personnages de Victoria et de Rodolphe, qui passent eux aussi par des épisodes maniaco-dépressifs plutôt violents. Tout comme leur créateur, Vic et le Baron marchent en permanence sur un fil. D’une minute à l’autre, ils peuvent passer de la résignation et l’abattement à une excitation extrême et incontrôlable, au plus grand dam de leurs proches. C’est cet aspect-là qui fait des « Rigoles » un album particulièrement touchant, car on sent que Brecht Evens a tenu à montrer aussi l’impact destructeur que ses troubles psychologiques ont pu avoir sur ses proches. A ce titre, même s’il s’agit d’une formule bateau, on peut dire que cet album est clairement celui de la maturité pour l’auteur flamand, car il semble avoir passé un cap important dans sa vie. Au niveau graphique, Brecht Evens n’a en tout cas rien perdu de sa virtuosité. Comme à son habitude, « Les Rigoles » est une véritable explosion de couleurs et de détails. Il faut prendre le temps de plonger avec délice dans chacune des 336 pages de l’album, car elles débordent d’inventivité et de trouvailles, tant au niveau du découpage qu’au niveau du dessin. C’est ce qui fait de ce livre un roman graphique incontournable, joyeux et triste à la fois.