Au programme, un des livres les plus bizarres et étranges que j'aie pu lire, une plongée dans un univers oppressant, angoissant, aux côtés d'un personnage qui essaye de se libérer d'une condition pas franchement humaine. Le tout, servi par une écriture clinique, qui ajoute au malaise. Bienvenue dans l'Edifice, un gigantesque (enfin, je ne peux que l'imaginer) bâtiment aux étages innombrables tous identiques, sans aucune chaleur, où vivent des... familles entièrement dédiées à son fonctionnement. On ne se pose aucune question, on avance, on file droit, car on a peur. Peur de se retrouver projetés à l'extérieur, apparemment terriblement dangereux... "Sous béton" (en poche chez Folio) est l'occasion de découvrir une remarquable écrivaine québécoise, Karoline Georges, capable avec ce texte lapidaire de nous bousculer sérieusement, entre roman post-apocalyptique, fable cruelle et sans véritable espoir et ambiance lynchéenne...
L'Edifice. Un gigantesque bâtiment, entièrement construit en Béton Total, possédant des centaines, des milliers d'étages et, à chaque étage, des appartements, enfin, pas tout à fait ce qu'on imagine en lisant ce mot, plutôt des espèces de cellules plus utilitaires que confortables, à peine meublées, d'une blancheur douloureuse...
Au 5969e étage, au numéro 804, vit le narrateur, un jeune garçon. Difficile de vous en dire plus sur lui, c'est peut-être un enfant, au mieux un adolescent, mais ces mots veulent-ils dire quelque chose dans l'Edifice. De même, ses parents n'ont pas jugé bon de lui donner un nom. Il vaut mieux ne pas s'attacher (en sont-ils même capables ?), car l'Edifice n'est pas un havre de paix pour les enfants.
Lui est quasiment un survivant, ce qui ne veut pas dire que le risque qu'on se décide soudainement de se débarrasser de lui est écarté. En attendant d'avoir appris une des tâches officielles que remplissent les habitants de l'Edifice, il est un poids mort, une bouche à nourrir, un inutile... Mais, il est surtout un observateur attentif de ce qui se passe autour de lui.
Avec comme principal sujet, son père et sa mère, là encore des mots qui n'ont pas vraiment le même sens que le nôtre. Leur principale activité concerne la validation de la confirmation des codes pour lui, et la distribution des codes de confirmation pour elle. Le reste du temps, le père ne cesse de s'abrutir en avalant de mystérieuses substances, et la mère se désespère.
L'enfant, lui, suit le rythme qu'on lui impose, les repas faits de nutriments, l'apprentissage en forme de bourrage de crâne, la vie d'une monotonie effroyable où sa seule activité autre que celle qu'on lui impose est de surveiller les éventuelles fissures qui pourraient apparaître dans le Béton Total... Heureusement pour lui, comme tant d'autres mots, "ennui" n'a aucun sens...
Qu'est-ce que l'Edifice, quelles sont ses origines, qui l'a conçu ? Et que s'est-il passé avant ? Tout cela est fort dérisoire, en tout cas, le père et la mère sont bien incapables de répondre clairement à ces questions. La seule chose qu'ils savent, c'est qu'il ne faut rien faire qui puisse risquer de leur valoir l'expulsion. Car dehors, c'est l'horreur...
L'enfant accepte tout cela, que pourrait-il faire d'autre, d'ailleurs, mais il a vu certaines choses qui l'ont rendu méfiant. Et puis, surtout, une étincelle grandit dans son esprit. Doucement, lentement, mais sûrement. Cette étincelle, il y a un mot qui la décrit parfaitement, un mot qui va devenir le véritable moteur de la vie de l'enfant et ce mot c'est :
Pourquoi ?
Dans cet univers où tout semble écrit d'avance, immuable, inéluctable, où l'Edifice impose ses lois d'airain à des habitants terrifiés par l'idée de devoir en sortir et incapables de penser par eux-mêmes, l'enfant va vite se démarquer. Et découvrir un sentiment aussi dangereux qu'enivrant : la curiosité. Encore un mot dénué de sens pour lui, bien sûr, mais qui va être le point de départ de sa transformation.
Par quel bout prendre ce billet ? Franchement, ce n'est pas évident de vous parler de ce livre, finalement assez court (environ 200 pages, mais en réalité, bien moins, entre les pages qui séparent les chapitres et le texte assez aéré). C'est un roman qu'on lit d'une traite, quasiment en apnée, happé par cet univers incroyablement hostile et ces personnages si étranges...
Il faut dire que, d'emblée, on se retrouve au 5969e étage d'un... immeuble, je ne suis même pas certain que le mot soit adéquat. 5969e !! Difficile d'imaginer à quoi ressemble ce bloc de béton, dont on ne sait même pas combien il a d'étages au total, d'ailleurs ! Bref, on est presque tout de suite dans l'abstraction, renforcé par le côté glacial du béton, pardon, du Béton Total, et la blancheur crue des lieux.
Ajoutez à cela que l'on voit à travers les yeux de l'enfant, puisqu'il est le narrateur, et donc qu'il en sait à peu près autant que nous, c'est-à-dire presque rien. Un presque rien qui se résume en fait à ce qu'on lui enseigne, quelque chose qui tient plus de la bouillie pré-mâchée devant formater les habitants et les préparer à leurs tâches à venir qu'à un programme scolaire en bonne et due forme.
On est là, dans cet endroit que j'ose à peine appeler une habitation, tant c'est spartiate et bien peu accueillant, avec des alcôves réservées aux tâches, disons professionnelles, que doivent remplir les habitants. Et pour le reste... Rien que ce béton nu, froid, dur, comme si l'Edifice avait été coulé d'une pièce, comme s'il sortait d'un moule...
On peut aussi évoquer l'espèce d'obsession hygiéniste ou prophylactique (pourquoi je veux employer des mots pareil, moi ?) qu'on ressent, avec cette nourriture contrôlée, des interventions immédiates en cas de symptômes apparaissant chez un individu... On ne veut rien laisser au hasard dans l'Edifice, et surtout pas quelque chose qui pourrait le saper de l'intérieur. Le mal, sous toutes ses formes, rôde dehors.
Enfin, la lumière. Contrairement à ce qu'on pourrait imaginer, il ne fait pas sombre dans l'Edifice, bien au contraire. En tout cas, dans les couloirs, sur les paliers interminables, à l'extérieur des... appartements, il règne une luminosité crue, agressive, douloureuse, une blancheur sans aucune pureté, bien au contraire, le genre salle de privations sensorielles, vous voyez ?
Non, cet Edifice n'a vraiment rien d'un havre, d'une demeure où il ferait bon vivre, mais ce n'est sans doute pas son objet. Qui peut le dire, puisque ce bâtiment n'a ni histoire ni passé, qu'on ne sait rien de ce qui se cache derrière lui, qui le gère, pour quelle raison il fonctionne ainsi et pourquoi il se dresse ainsi face à l'hostilité du monde extérieur, indestructible nef, mais certainement pas un refuge.
Ca, c'est pour les murs. Mais les vivants, c'est guère mieux... Dès le départ, on comprend que l'enfant puisse s'inquiéter : la relation avec les deux autres habitants de... l'appartement est quasi nulle, en tout cas il est impossible de la qualifier de familiale. Et vous verrez très vite qu'on peut comprendre la méfiance et la discrétion qu'adopte l'enfant.
Tout contribue à ce que l'enfant ne dorme que d'un oeil et à ce que le lecteur ressente cet inconfort, cette position précaire qui est celle de ce personnage. Et l'on comprend alors aisément qu'il envisage sérieusement d'aller voir ailleurs si le Béton Total est moins... Ou plus... Enfin si on peut envisager un autre type d'existence...
Mais l'extérieur n'est guère plus engageant. Ce que montrent les écrans à l'intérieur de l'Edifice, ce que racontent le père et la mère, ce que colporte la rumeur, tout cela donne une image franchement terrifiante de ce qui se passe dehors. Et que deviennent les malheureux expulsés dans ce monde extérieur horrible et sans espoir ? Le jeu en vaut-il la chandelle ?
Ah, ça en fait des interrogations sans réponse, des images flippantes, des impressions claustrophobes que ne contrebalancent même pas les envies d'extérieur... Pourtant, c'est bien cela qui va enclencher l'histoire : le fait qu'il se pose des questions et qu'il cherche, avec ses moyens dérisoires, à trouver des réponses. Quitte à braver l'Edifice, qui n'aime pas ça...
En dire plus, c'est impossible, parce que c'est un processus qu'il faut suivre, pas à pas, que ne maîtrise finalement absolument pas l'enfant. Mais, il y a chez lui une forme de rébellion, une rébellion douce, pas par la force, le combat, mais par l'esprit, l'intelligence, pour briser l'inéluctable, pour remettre en cause un destin tout tracé. Et la mainmise de l'Edifice sur lui.
L'écriture de Karoline Georges se met au diapason : sèche, précise, sans fioriture ni gras, lapidaire et clinique, des faits qu'on énonce, un rythme quasi mécanique et une voix qu'on imagine sans éclat, sans véritable relief. On n'imagine mal, pour quelque personnage que ce soit, d'ailleurs, des variations de ton dans cet univers. Il n'y a pas assez de sentiments pour cela, et cela représenterait sans doute un risque.
Les phrases sont souvent très courtes, la musique des mots syncopée, l'espacement entre les paragraphes ajoutant à cette impression. Mais, au fil des pages, au fil des chapitres, on commence à sentir poindre la détermination de l'enfant, aussi peu encline à se lézarder que les murs en Béton Total de l'Edifice. Il a entamé quelque chose, et il ira au bout, quoi qu'il arrive !
L'ensemble est glaçant, troublant, et en préambule, j'ai évoqué David Lynch, parce qu'il y a quelque chose d'inexorable et d'inexplicable dans ce roman. On peut le tourner dans tous les sens, se creuser les méninges, chercher du sens, une forme d'allégorie, le rattacher à une dimension de notre monde, le vrai, le quotidien, tout cela est absolument impossible.
C'est étrange, déboussolant, oppressant. Le parcours de l'enfant est lui-même difficilement racontable, même si on le voulait. En revanche, le final du livre, lui, est clair et précis, et il fait tout aussi froid dans le dos, là encore par son espèce d'absurdité, sa dimension inquiétante, ce que cela implique pour la suite (car tout ne s'arrête pas avec la fin du livre).
Pour nous, lecteurs français, "Sous béton" est une découverte, puisque c'est le premier roman de Karoline Georges publié sous un label français. Mais, c'est son quatrième roman en près d'une vingtaine d'années et chacun de ses livres a été remarqué à sa sortie (le petit dernier, "De synthèse", aux éditions Alto, a reçu des prix et pourrait encore en recevoir, et pas des moindres).
Amusant, d'ailleurs, de voir qu'en France, il sort en Folio SF et concourt pour des prix qu'on dirait généralistes. Décidément, ces histoires de genres, d'étiquettes, sont vraiment une question très hexagonale, Karoline Georges était d'ailleurs très étonnée de cette situation, de la hiérarchisation des genres, lorsque nous en avons discuté à Epinal, en mai dernier, lors de sa venue aux Imaginales...
Mais on découvre aussi, en naviguant sur son site internet, qu'elle est une artiste complète, au-delà de la littérature et qu'elle possède un talent aussi singulier qu'éclectique. Et il semble certain qu'on reparlera bientôt de Karoline Georges de ce côté-ci de l'Atlantique, parce que c'est une véritable voix, une véritable plume qu'il nous est donné de découvrir.