Le poids du monde et Créatures du hasard

Par Marie-Claude Rioux
Une semaine livresque fructueuse vient de s’achever. Après la claque, les douces anecdotes. C’est parti!


LE POIDS DU MONDE – DAVID JOYMa première rencontre avec l’univers de David Joy a eu lieu en 2016, avec Là où les lumières se perdent. Ce roman m’avait laissé une très forte impression.Je m’en souviens encore, comme si je l’avais lu hier. Aussi, j’attendais son deuxième roman sur la pointe des pieds et... la marche était haute. Mes appréhensions étaient infondées. Le poids du monde résonne aussi fort.Ça se passe à Little Canada, un bled paumé situé en Caroline du Nord. Aiden et Thad sont amis comme cochons depuis l’enfance. Aiden est seul au monde, orphelin, sans frère ni soeur. Il vit avec Thad dans un vieux mobile home cabossé, à deux pas de la maison d’April, la mère de Thad. Une chance que Thad est là pour Aiden. Être là, c’est vite dit. Depuis qu’il est rentré d’Afghanistan, il n’est plus le même. Lorsqu’il n’est pas gelé comme une balle, les images de la guerre viennent le hanter. April, elle, met tout en oeuvre pour quitter ce lieu maudit. Ils en arrachent, chacun à leur façon. Si Aiden et April tentent désespérément de garder la tête hors de l’eau, Thad, lui, s’enfonce de plus en plus profond. Ils n’ont rien à perdre. Aussi bien foncer et prendre des risques. Si certains parviendront à s’échapper de leur puits sans fond, d’autres s’y noieront. C’est presqu’écrit dans le ciel.Le rural noir, ce n’est pas ce qui manque ces temps-ci dans le paysage littéraire. Et ce n’est pas ce qui manque chez madame Couette. À force, je commence à faire la fine bouche. Avec Le poids du monde, j’ai trouvé chaussure à mon pied. Le deuxième roman de David Joy plonge dans la grosse misère – psychologique, affective, sociale. L’atmosphère est noire, d’un noir abyssal, sidérant. La scène d’ouverture, d’une violence inouïe, met la table. Comme dans Là où les lumières se perdent, il n’y a rien de pastel, ici. Les personnages de David Joy se démènent pour garder la tête hors de l’eau. La vie ne leur a jamais fait de cadeaux et ce n’est pas prêt de changer. Même si l’amitié est tricotée serré, la loyauté vacille et la solitude est viscérale.  

Elle bougea la tête jusqu’à ce qu’elle trouve une position confortable et demanda: «Et si tu pouvais avoir tout ce que tu voulais sur terre, qu’est-ce que tu choisirais, mon chou?» Il ne répondit pas immédiatement, et elle ne tarda pas à rêver. «Une famille, dit-il finalement. Une famille.» Mais elle dormait déjà et ne l’entendit pas.

David Joy parvient à extraire l’humanité enfouie tout au fond de ses personnages. Le regard qu’il porte sur ce qui l’entoure est empreint dune bienveillance qui attise l’empathie. Porté par des personnages forts, incarnés, terriblement humains, Le poids du monde m’a bouleversée.David Joy décrit, sans tomber dans le misérabilisme, des rapports humains complexes, tendus. L’implacable et désespérante réalité des Appalaches est servie par une écriture sobre, sans éclat superflu. L’atmosphère rurale en devient tangible: les montagnes, les chemins de terre sinueux, la poussière et la rouilleUn roman âpre et abrasif. Une histoire de paumés magnifiques comme je les aime. Beau et douloureux.Le poids du monde, David Joy, trad. Fabrice Pointeau, Sonatine, 320 pages, 2018.


·  ·  ·         ·  ·  ·         ·  ·  ·

CRÉATURES DU HASARD – LULA CARBALLOLe premier roman de Lula Carballo m’a pris par surprise. Je ne savais pas à quoi m’attendre et c’est tant mieux. J’ai plongé dans Créatures de hasard à pieds joints.Ça se passe dans une petite ville d’Amérique du Sud. Peut-être en Uruguay. Ça pourrait aussi se passer dans n’importe quel quartier populaire. Une gamine parle. Du haut de ses neuf ans, on peut dire qu’elle n’a pas froid aux yeux. Cette «petite bête aux cheveux emmêlés, aux ongles sales, aux dents cariées et au ventre vide» noie les fourmis, croque les cafards et écrase les escargots. Elle monte aux arbres et évite les lignes de trottoirs. Mais surtout, elle porte un regard vif et tranchant sur les «femmes de sa vie»: sa grand-mère flamboyante, sa tante sauvage qui couve la corde à linge, l’autre qui fouille les poubelles et entasse tout dans sa petite demeure, l’autre encore qui est guérisseuse. Et la mère, une infatigable madame Blancheville. Une belle brochette de femmes aux reins solides.La gamine désosse son quotidien, révélant au passage l’anguille sous la roche, celle qui gangrène leur vie: le jeu. Gratteux, roulettes ou machines à sous aimantent les femmes du clan. La chance leur sourit rarement, expliquant le frigidaire souvent vide et les ventres creux.Si, d’entrée de jeu, la forme de Créatures du hasard m’a désarçonnée, j’ai rapidement pris plaisir à tourner les pages. Autofiction? Récit par fragments? Qu’importe. Les étiquettes me semblent superflues, ici. Plutôt qu’une intrigue classique, linéaire, les anecdotes s’enfilent comme les perles d’un collier. Les lieux, les odeurs, les couleurs prennent vie. Une lumière éclatante et singulière transcende ce quotidien qui tire le diable par la queue. Des photos, égrenées ici et là, viennent donner du poids aux souvenirs émiettés. 

Lula Carballo brode le destin dune gamine dégourdie entourée de trois générations de femmes. Entremêlant leurs histoires avec un doigté de maître, elle dresse un portrait vibrant de son bout de terre et de ceux qui lhabitent. J’ai lu Créatures du hasard d’une traite, comme si je regardais un album de photos: l’oeil alerte, curieuse et charmée. Un récit intime attachant, porté par une écriture vigoureuse.

Créatures du hasard, Lula Carballo, Cheval d’août, 146 pages, 2018.