Le pays en question, c'est l'Irak, l'Irak d'après 2003 et la chute du pouvoir baasiste incarné par Sadam Hussein. Notre roman du jour nous emmène à Bagdad, au coeur d'une société éparpillée, en proie à la loi du plus fort, livrée à la violence aveugle des attentats à répétition. Au début de l'été, nous avions évoqué sur le blog l'essor que connaît la littérature irakienne en France ces dernières années, à travers le roman de Sinan Antoon "Ave Maria". En voici un nouvel exemple, dans un autre genre, puisque notre roman du jour s'inspire aussi bien de la tradition orientale du conte que de la satire sociale contemporaine. "Frankenstein à Bagdad, "d'Ahmed Saadawi (disponible au Livre de Poche ; traduction de France Meyer), rend également hommage à l'un des plus célèbres personnages de notre imaginaire collectif, le monstre pas si monstrueux au final créé par Mary Shelley il y a tout juste deux cents ans. Mais il le fait à sa manière, en se l'appropriant totalement, en le fondant complètement dans un imaginaire différent et une actualité dramatique, ce qui n'empêche pas un certain humour, teinté de cynisme.
En 2005, le traditionnellement paisible quartier de Batawin, à Bagdad, connaît une recrudescence de violence, comme d'ailleurs toute la capitale irakienne. Elishua Oum Daniel, une de ses plus vieilles habitantes, a pourtant refusé toutes les propositions de ses enfants pour quitter un pays sens dessus dessous, devenu terriblement dangereux.
Ses filles, désormais installées en Australie, continuent, par le biais du prêtre de la paroisse que fréquente leur mère, d'essayer de la convaincre, mais la vieille femme est trop attachée à son quartier, à sa maison branlante pour les écouter. Et plus encore à la mémoire de son fils, Daniel, porté disparu lors de la guerre Iran-Irak vingt ans plus tôt : c'est lui qu'elle attend encore.
A Batawin, on la traite de folle, mais avec une certaine tendresse. Son extravagance est vue avec bienveillance et on la considère même comme le porte-bonheur du quartier car, lorsqu'elle s'y trouve, rien de fâcheux n'y arrive. Alors que Bagdad est la cible de nombreux attentats suicides, cette présence rassure les habitants qui espère que leur territoire sera épargné...
D'autres, pourtant, comme Faraj al-Dallal, un promoteur immobilier, ne serait pourtant pas fâché de la voir partir. En fait, il aimerait pouvoir racheter toutes les vieilles ruines du quartier pour les remplacer par des habitations modernes qui lui assureraient la fortune. Mais rien n'y fait, aucune de ses manigances ne parvient à convaincre la mère éplorée de lui céder sa maison...
Hadi al-Attag est chiffonnier. Oh, il arpente les rues pour ramasser un peu tout ce qui lui tombe sous la main, pas juste du tissu, des vêtements usagés ou autres. Il est aussi un peu ferrailleur, brocanteur, débrouillard... Mais, à Batawin, on le connaît surtout pour autre chose : son bagout. Hadi est un raconteur d'histoire hors pair qui fait la joie de ses amis au café du coin.
Son imagination incroyablement fertile captive les autres clients, habitués ou de passage, même les étrangers, qui ignorent que ses récits s'inspirent bien souvent de faits réels et dramatiques, ce qui ne manque pas dans cette ville si dangereuse. Et Hadi s'amuse de ce mélange habile entre réalité et imagination, il en joue en virtuose.
Mahmoud, journaliste au sein d'un magazine, voudrait bien le piéger, le voir s'empêtrer dans des contradictions, des invraisemblances, des erreurs factuelles, bref tout ce qui pourrait lui démontrer avec certitude que Hadi invente tout ce qu'il raconte. Mais l'autre est une fine mouche, et même lorsqu'on le fait répéter, il ne se trompe pas.
Y compris lorsqu'il raconte sa dernière lubie en date : ramasser des restes de corps sur les lieux des attentats. Une fois chez lui, il dit les coudre ensemble pour reconstituer un corps... Mais il va encore plus loin : il raconte que cette... créature, qu'il a baptisée le Trucmuche, a fini par prendre vie et erre dans les rues de Bagdad, la nuit.
Lorsque des assassinats apparemment très ciblés, ceux-là, commencent à se produire dans Bagdad, une rumeur gagne : et si le Trucmuche avait pris vie pour venger ceux dont les restes composent son corps ? Une macabre vendetta qui vise des personnalités peu fréquentables... Pour le journaliste Mahmoud, dont la carrière est en pleine tourmente, obtenir un scoop sur ce Frankenstein bagdadi serait un tournant...
Difficile, je m'en rends compte, de vous présenter l'histoire de ce roman. D'ailleurs, ma version est assez différente de la quatrième de couverture, par exemple. Mais, il me semble un peu plus juste de planter le décor, celui du quartier de Batawin, coeur de ce livre, qui va voir sa vie quotidienne profondément bouleversée par les événements.
Surtout, il semble dommage de restreindre le roman à l'histoire de Hadi et de sa créature, car le livre d'Ahmed Saadawi est un formidable roman choral où les destins de plusieurs personnages vont s'entremêler, s'influencer, s'opposer, tout en devant tenir compte de l'atmosphère plus générale d'une capitale où la violence se déchaîne.
Car le Frankenstein du roman n'est pas le fruit d'une expérience scientifique, comme son célébrissime modèle. Sa... naissance tient à d'autres phénomènes, que je ne vais pas vous révéler ici, en cela, je rejoins la quatrième de couverture. Eh oui, il y a pas mal de surprises à ménager pour ceux qui n'ont pas encore lu le roman !
Mais, là où Mary Shelley propose un véritable roman de science-fiction, Ahmed Saadawi, lui, opte pour une approche plus fantastique de ce qui est devenu, en deux cents ans, un véritable archétype de l'imaginaire. Sa créature tient plus du golem, du djinn ou du fantôme que de l'expérience scientifique qui dérape et devient incontrôlable.
Avec une délicieuse ambiguïté qui se développe tout au long du livre (et concerne d'abord les personnages, mais pourquoi pas aussi le lecteur, après tout ?) : le Trucmuche (il y aurait bien des questions à poser à France Meyer, la traductrice, mais celle sur le choix de ce nom serait l'une des premières) existe-t-il vraiment ?
Ou du moins, accomplit-il vraiment les actes qu'on lui attribue, que toute une ville, et pas des moindres, lui attribue ? Ou alors, s'agit-il d'une légende urbaine, née de la diffusion innocente des récits débordant d'imagination d'un modeste chiffonnier de Batawin et qui a crû en se nourrissant d'un contexte d'une violence extrême et d'un sentiment croissant d'injustice ?
Oui, bizarrement, il y a aussi du Batman chez le Trucmuche : une sorte de justicier anonyme dont on voit (ou croit voir) la marque partout. Comme l'indique le titre de ce billet, Trucmuche devient une espèce d'allégorie de la justice dans un pays où cette valeur a disparu complètement en même temps que l'effondrement du régime totalitaire (qui n'en abusait pourtant pas non plus).
Vous le verrez, Ahmed Saadawi a trouvé une idée absolument géniale pour donner vie (c'est le cas de le dire) à cette allégorie. Une idée qui donne également une idée de l'ampleur de ce sentiment d'injustice qui règne, en cette année 2005 (et qu'on peut, hélas, étendre aux années suivantes, et peut-être encore aujourd'hui) à Bagdad.
A travers cette créature, ce sont les victimes innocentes de la monstruosité humaine qui reviennent, retrouvent la parole, expriment leur colère et leur soif de vengeance. Des sentiments que Trucmuche pense d'abord assouvir rapidement, avant de se rendre compte que c'est inextinguible, qu'il n'y aura jamais de fin à ce cortège d'âmes oubliées, errant dans les limbes en attendant qu'on leur rende justice.
Trucmuche se charge de cela à sa manière, ou la vox populi le pare de ce mérite : enfin, à Bagdad, la mort ne touche pas que des innocents. On tue aussi des personnalités qui ont beaucoup de sang sur les mains, qui ont profité largement du régime précédent et de la situation anarchique actuelle pour devenir puissant et imposer leur loi, dans un pays qui ne sait plus faire respecter les siennes.
Mais il devient aussi un argument fort pour ceux qui se sentent visés et redoutent d'être les prochains sur la liste du Trucmuche : il fait couler le sang, c'est un monstre, un danger, un ennemi à abattre à tout prix. On retrouve dans ce roman le même questionnement qui entoure la figure traditionnelle de la créature de Frankenstein autour du monstre : est-il vraiment celui que l'on croit ?
Evidemment, le Trucmuche et son patchwork de chairs mortes n'est pas très ragoûtant. Même l'imaginer est délicat, tant la vision palpitante de cet être est horrifique. Il est un monstre, oui, au sens étymologique du terme, mais si l'on veut lui appliquer un des autres sens du mot, celui de créature cruelle, perverse, dangereuse, là, le contexte entre en jeu.
Des monstres rôdent dans Bagdad, ceux qui tuent, qui se font exploser, pire encore, ceux qui poussent les kamikazes à se faire exploser au milieu des foules, ceux qui ont pris en main les destinées du pays, laissées vacantes, en profitant du chaos... Il ne manque pas de candidats possédant des motivations et des comportements bien plus monstrueux que celles du Trucmuche...
Mais, et c'est aussi la force de ce roman, il ne se limite pas à l'histoire de ce personnage fantastique et à son épopée macabre. Tous les personnages impliqués ne font pas seulement partie de cette histoire, ils sont l'histoire de ce roman. Car "Frankenstein à Bagdad", c'est aussi l'histoire contemporaine d'un quartier de la capitale, Batawin, qui fut le quartier juif de la ville avant que la plupart des juifs ne quittent l'Irak à la fin des années 1950.
En introduisant ce lieu, ce quartier que l'on devine décrépi, tombant plus ou moins en ruines (et pas en raison de bombardements ou d'explosions, en tout cas au début), Ahmed Saadawi place l'épicentre de son histoire dans un quartier qui symbolise la diversité culturelle passée d'une ville qui fut magnifique, puissante et influente.
Elishua Oum Daniel, sur qui s'ouvre le roman, est chrétienne, tandis que Hadi, le chiffonnier, vit dans une maison que l'on surnomme la Ruine juive, non qui, a priori, ne correspond pourtant à rien dont on se souvienne. Des traces de cohabitation qui subsistent dans un pays de culture musulmane où l'Islam réapparaît après la période baasiste, pas vraiment pieuse. Et réapparaît y compris sous sa forme radicale.
On aperçoit d'ailleurs, comme dans "Ave Maria", de Sinan Antoon, évoqué en préambule, ce bégaiement de l'histoire qui fait que, un demi-siècle après le départ des juifs d'Irak, c'est désormais la communauté chrétienne qui est poussée à l'exil, accentuant la déliquescence d'une société irakienne qui, soudainement, ressemble elle-même au Trucmuche : des bouts pourrissants collés entre eux...
Chaque personnage, par son parcours, les difficultés qu'il rencontre au cours du récit (aucun n'a vraiment de chemin paisible dans cette période), incarne une dimension particulière de la société civile, écrasée par la violence, par l'absence d'institutions stables et solides, de pouvoir politique imposant son autorité, par la peur, tout simplement.
Et chacun montre aussi les mauvais côtés de cette société où chacun cherche à tirer son épingle du jeu, un jeu sans plus vraiment de règle, si ce n'est celles du plus fort. Ou du plus malin. Mahmoud, par exemple, qui est un personnage important de par son enquête sur le Trucmuche, se retrouve dans une situation professionnelle et personnelle fort précaire, sans oublier quelques secrets qui pourraient eux aussi jouer les revenants...
Ahmed Saadawi croque ses personnages avec une réelle tendresse, mais il se fait aussi volontiers satiriste et ne les ménage pas. Il observe la situation de son pays avec désillusion et donc cynisme, propulsant son étrange créature dans un monde dont il ne résoudra pas les problèmes, mais qu'il contribuera à mettre en évidence.
"Frankenstein à Bagdad" est un roman d'imaginaire, en témoigne le Grand Prix qui lui a été décerné, mais c'est également un livre ancré dans la réalité, et la plus dramatique qui soit. On retrouve avec ce personnage étrange, spectre pensant et agissant, un personnage qu'on pourrait croire sorti d'une version horrifique des "Mille-et-une nuits".
Avec ce même sens du merveilleux, mais brouillé par l'atmosphère atroce qui règne sur Bagdad en ce début de XXIe siècle. Et c'est comme si, justement, cette tradition littéraire immense entrait en collision avec une réalité contemporaine dont on aurait tout fait pour le chasser. Une lutte sans merci entre deux visions du monde, entre la beauté et l'immonde.