En début d'année, après avoir lu le passionnant ouvrage de Thierry Poncet, "Zykë, l'Aventure", dans lequel il raconte sa relation professionnelle (et ses à-côtés) avec Cizia Zykë, je m'étais dit qu'il faudrait que j'en lise, justement, du Zykë. Si ce nom ne vous dit rien, sachez qu'il fut l'un des plus gros vendeurs de livres dans les années 1980 avec des récits d'aventures inspirés de ses propres expériences. Un baroudeur, costaud et provocateur, qui a ensuite voulu s'attaquer à la fiction, toujours avec l'aide de son secrétaire, sans connaître le même succès. Mais la passion de raconter des histoires a demeuré, jusqu'à ce dernier projet, qui semble tellement décalé : un roman historique mâtiné de fantastique. Une histoire qui trottait dans la tête de Zykë, qu'il a confié à Poncet, comme d'habitude. Mais, en 2011, le corps de Cizia Zykë l'a lâché. Et le projet a dormi quelques années, jusqu'à ce que Thierry Poncet lui redonne vie, le mette en forme et le fasse publier. Ainsi est née "Alma", paru aux éditions Taurnada. Sur une trame assez classique (sans doute pas tout à fait aboutie, en l'absence de son créateur), mais qui vaut par son étonnante narration, formidable hommage aux conteurs et à ceux qui font profession de nous raconter des histoires, nous, lecteurs difficiles et exigeants...
Alma est une ravissante petite fille, du genre à attendrir toute personne posant les yeux sur son joli minois. Et gentille, avec ça ! Oui, mais voilà, Alma est née en 1480, quelque part en Espagne, dans une ville dont on ne connaît pas le nom. Une ville où, comme dans tout le royaume à cette époque, la haine était le principal sujet de discussion.
Une haine savamment attisée par un clergé avide de pouvoir et de contrôle. Une haine visant de parfaits boucs émissaires, car le moindre malheur pouvait leur être attribué : les juifs. Or, Alma est née dans une famille de cette confession. Et, lorsque dans cette ville dont on a oublié le nom, on a décidé de se débarrasser de ces juifs porte-malheur, Alma n'a échappé au massacre que de justesse.
C'est finalement à Séville qu'elle a grandi auprès de sa tante, qui l'a recueillie alors qu'elle n'était encore qu'un fragile bébé. Devenue une jeune fille d'une douzaine d'années, elle va voir flamber de nouveau les démons antisémites, avec une virulence inédite : 1492, les Rois catholiques, la Reconquista. Et un personnage qui incarne les violences envers les juifs : Torquemada...
Alma vit alors au sein d'une des familles les plus en vue du quartier de la Juderia, réservé aux israélites, situé juste derrière l'imposante cathédrale de la ville. Séville, une des villes les plus prospères d'un pays qui est alors extrêmement riche. Une ville ouverte sur le monde grâce à son port, le plus important de la péninsule.
Et c'est pourtant là que l'intolérance, la folie humaine et la violence vont se montrer particulièrement inventives pour faire souffrir les juifs, les pousser à quitter le pays, à se convertir dans le meilleur des cas. Ou à mourir, pour les plus récalcitrants... Pas vraiment l'atmosphère idéale pour grandir tranquillement et se construire...
Mais Alma n'est pas n'importe quelle petite fille : elle a très tôt montré des talents bien peu ordinaires, dans des domaines assez variés. Elle semble surtout observer les événements avec une sérénité et même un sourire absolument désarmants. Comme si elle savait que rien ne pouvait lui arriver, comme si elle avait une parfaite confiance en un avenir pourtant bien sombre pour les siens...
Au point de penser que ce petit bout de femme pourrait bien être en contact direct avec Dieu. Oui, Dieu, en personne et en majesté. Avouez qu'au moment où l'on chasse et massacre les juifs pour imposer à tout le royaume d'Espagne une religion catholique au dogme particulièrement intransigeant, découvrir que Dieu pourrait avoir choisi comme relais une jeune juive, ça la fiche mal...
"Alma", c'est donc l'histoire de cette fillette extraordinaire, impassible dans le chaos qui se déchaîne, mais aussi de sa famille adoptive et de ses proches, qui vont devoir faire des choix pour leur avenir. Autour de la fillette, une galerie de personnages, pas tous très sympathiques, personne n'est parfait, hommes et femmes face au fanatisme et à l'arbitraire.
Mais également face à leur propre vie, leur propre avenir, leurs propres intérêts remis en cause par cette folie contagieuse. Homme pieux, femme d'affaires ambitieuse entendant développer son entreprise, artiste décidé à faire éclater aux yeux de tous son talent, jeune femme amoureuse faisant fi des différences et des religions... Tous sont embarqués dans ce tourbillon menaçant.
De l'autre côté, Torquemada, Grand Inquisiteur omnipotent et convaincu de faire ce qu'il faut pour accroître son pouvoir. Et tous ses sbires, qui ont bien enregistré le message de base et ont commencé à persécuter, traquer, molester, emprisonner, torturer, exécuter les juifs de Séville... Sans imaginer que celle qui va venir les défier ouvertement n'a que 12 ans et un sourire d'ange.
Ainsi raconté, tout cela semble bien sombre, bien dur, et ça l'est certainement. Pour être franc, l'histoire en elle-même aurait mérité d'être plus développée, mais rappelez-vous le contexte de la création de ce roman : la mort de Cizia Zykë a quelque peu raccourci le processus créatif, il a donc fallu s'y prendre autrement.
Chose assez drôle, il y a pas mal de points communs entre l'histoire d'Alma et celle que Raphaël Jerusalmy a raconté dans "La Rose de Saragosse", jusqu'à la présence dans les deux livres d'un abominable clébard, pouilleux et puant, mais d'une indéfectible fidélité (en revanche, celui de Zykë est nettement plus affectueux). Et pourtant, ce sont bien deux romans très différents au final.
D'abord, parce qu'il y a la mystérieuse Alma. On se pose énormément de questions sur elle, oh, les vilains sceptiques ! Est-elle est bien en contact avec Dieu lui-même ? Réalise-t-elle vraiment des prodiges ? On s'interroge aussi parce qu'elle parle très peu, et certainement pas pour expliquer ce qu'elle fait là exactement.
Et plus encore sur ses intentions, puisque l'on voit à peu près ceux des autres personnages, ses proches comme ses adversaires déclarés : jusqu'où va-t-on suivre Alma, dans cette si jolie ville de Séville en proie aux pires instincts que l'humanité sait produire ? Corollaire : Cizia Zykë a-t-il tourné mystique, en mettant en scène une espèce de mini-Christ au féminin ?
Il faut toujours avoir à l'esprit que Cizia Zykë n'a pas achevé ce roman avant sa mort et que Thierry Poncet, par conséquent, a mis en forme une histoire qui aurait mérité d'être peaufinée, approfondie. On a d'ailleurs en main un livre assez court, à peine plus de 200 pages, en comptant la présentation de Thierry Poncet qui explique la genèse du projet et rappelle ses liens avec Cizia Zykë.
La matière première du livre, en temps normal, aurait certainement été plus abondante. Je n'en sais rien, remarquez, mais j'aurais aimé un peu plus, et là je parle de la trame historique et fantastique, l'histoire d'Alma et des personnages qui gravitent autour d'elle. Mais, on va y revenir, ce manque va être compensé par la forme du récit, et en particulier sa narration.
Avant d'aborder ce sujet, un mot sur un des thèmes très forts développé dans "Alma" : la dénonciation du racisme, du rejet de l'autre, pas seulement de l'antisémitisme, d'ailleurs, mais de toutes les tentacules de cette pieuvre immonde. Racisme, mais aussi fanatisme religieux, des thèmes au combien d'actualité, on ne le sait que trop...
Il y a chez Cizia Zykë une volonté de relever sans cesse des défis, de ne jamais être là où on l'attend, de ne pas se contenter de ce qui est acquis, de ce qui est facile. "Alma" est le dernier exemple d'une carrière fulgurante qui ne s'est pas contentée d'exploiter un filon. Autrement dit : le baroudeur aurait pu écrire des récits de voyage dépaysants, musclés, violents, avec du sexe, des drogues (mais pas trop de rock'n'roll).
Pourtant, une fois installé, une fois l'argent engrangé et dépensé en quantité impressionnante, Cizia Zykë a voulu montrer que son talent ne se limitait pas à raconter sa vie. Il s'est alors lancé dans la fiction, sans d'abord trop s'éloigner de son domaine de prédilection, l'aventure dans des coins exotiques et dangereux, à la rencontre de personnages improbables et de situations précaires...
Puis, il a poursuivi les expériences, rêvant, en vain, de cinéma, seul la littérature lui a souri... Et, de fil en aiguille, il est arrivé à cette idée d'un roman historique se déroulant dans l'Espagne de la fin du Moyen-Âge, écrasée par la botte de l'Inquisition. Le petit plus, c'est l'aspect fantastique de cette histoire qui sert tout à fait, lorsqu'on y pense, le mode narratif choisi.
Ah, venons-en à ce point très particulier : oui, "Alma" est un roman historique, puisqu'il se déroule entre 1480 et 1492 dans l'Espagne des Rois catholiques. Mais, vous qui êtes intrigués par tout cela, soyez prévenus : la narration, elle, n'a pas grand-chose à voir avec ce que l'on appelle traditionnellement un roman historique.
Et pour cause : c'est Cizia Zykë en personne qui raconte l'histoire d' "Alma". Le colosse qui a traversé sa vie durant jungles et déserts se mue soudain en troubadour... Euh, un troubadour à sa façon (et sans la tenue, faut pas pousser). Oui, l'auteur d' "Oro" et de "Sahara" se dresse devant nous, s'adresse directement à nous, nous raconte la vie d'Alma avec sa gouaille, son style personnel.
Forcément, c'est un peu décalé, dans la forme, mais aussi dans les mots, les expressions, le style brut de pomme, et c'est finalement très agréable à lire. Cizia Zykë, à moins que ce ne soit Thierry Poncet rendant hommage à son ami, se met en scène, et le mot scène n'est pas anodin, tant il y a un côté one-man-show dans cette narration, et mène la danse avec humour et malice.
Il établit même une sorte de dialogue avec le lecteur, comme le ferait un acteur de stand-up avec ses spectateurs, autour d'un thème qui traverse le livre : le conteur. Les missions qui incombent au conteur pour captiver son public, ses petits trucs, la manière dont son imaginaire travaille pour donner vie à des histoires que l'on aura envie de lire jusqu'au bout.
Qui de mieux placé pour cela qu'un auteur (un tandem, allez, n'oublions jamais Poncet, l'homme de l'ombre) éminemment populaire (au grand dam d'un microcosme germanopratin qui ne l'appréciait guère, mais le craignait sans doute), lu par des milliers de personnes, à l'affût, du temps de sa splendeur, de chacune de ses nouveautés ?
Les affres, les douleurs du créateur, la nécessité de polir son histoire, de lui donner de la chair par certains détails apparemment sans importance, par la création d'un contexte, d'un univers, par le façonnage de personnages qui tiennent debout et suscite intérêt et même empathie. Exemples à l'appui, Cizia Zykë émaille son monologue de ces digressions à la fois théoriques et pratiques.
Une narration à l'esprit caustique, on imagine l'oeil qui frise de celui qui n'est pourtant plus là pour faire son numéro, qui vient contraster avec la noirceur du récit, rempli d'atrocités et de folie. Mention spéciale pour l'onomastique, en particulier le nom des personnages des "méchants", particulièrement soignés, d'une grossièreté assumée et très drôle.
Alors, bien sûr, si vous aimez les sagas historiques classiques, avec l'écriture qui va bien, pas sûr qu' "Alma" soit un livre fait pour vous. Le livre posthume de Cizia Zykë est en fait un conte sombre cruel, une fable grotesque racontée par un gentil bouffon, mu par un sarcasme qui s'adresse sans doute plus à ses détracteurs qu'à ses lecteurs, surtout les plus fidèles. Sans happy end pour faire glisser la (ou les ?) morale(s)...
Alma est une ravissante petite fille, du genre à attendrir toute personne posant les yeux sur son joli minois. Et gentille, avec ça ! Oui, mais voilà, Alma est née en 1480, quelque part en Espagne, dans une ville dont on ne connaît pas le nom. Une ville où, comme dans tout le royaume à cette époque, la haine était le principal sujet de discussion.
Une haine savamment attisée par un clergé avide de pouvoir et de contrôle. Une haine visant de parfaits boucs émissaires, car le moindre malheur pouvait leur être attribué : les juifs. Or, Alma est née dans une famille de cette confession. Et, lorsque dans cette ville dont on a oublié le nom, on a décidé de se débarrasser de ces juifs porte-malheur, Alma n'a échappé au massacre que de justesse.
C'est finalement à Séville qu'elle a grandi auprès de sa tante, qui l'a recueillie alors qu'elle n'était encore qu'un fragile bébé. Devenue une jeune fille d'une douzaine d'années, elle va voir flamber de nouveau les démons antisémites, avec une virulence inédite : 1492, les Rois catholiques, la Reconquista. Et un personnage qui incarne les violences envers les juifs : Torquemada...
Alma vit alors au sein d'une des familles les plus en vue du quartier de la Juderia, réservé aux israélites, situé juste derrière l'imposante cathédrale de la ville. Séville, une des villes les plus prospères d'un pays qui est alors extrêmement riche. Une ville ouverte sur le monde grâce à son port, le plus important de la péninsule.
Et c'est pourtant là que l'intolérance, la folie humaine et la violence vont se montrer particulièrement inventives pour faire souffrir les juifs, les pousser à quitter le pays, à se convertir dans le meilleur des cas. Ou à mourir, pour les plus récalcitrants... Pas vraiment l'atmosphère idéale pour grandir tranquillement et se construire...
Mais Alma n'est pas n'importe quelle petite fille : elle a très tôt montré des talents bien peu ordinaires, dans des domaines assez variés. Elle semble surtout observer les événements avec une sérénité et même un sourire absolument désarmants. Comme si elle savait que rien ne pouvait lui arriver, comme si elle avait une parfaite confiance en un avenir pourtant bien sombre pour les siens...
Au point de penser que ce petit bout de femme pourrait bien être en contact direct avec Dieu. Oui, Dieu, en personne et en majesté. Avouez qu'au moment où l'on chasse et massacre les juifs pour imposer à tout le royaume d'Espagne une religion catholique au dogme particulièrement intransigeant, découvrir que Dieu pourrait avoir choisi comme relais une jeune juive, ça la fiche mal...
"Alma", c'est donc l'histoire de cette fillette extraordinaire, impassible dans le chaos qui se déchaîne, mais aussi de sa famille adoptive et de ses proches, qui vont devoir faire des choix pour leur avenir. Autour de la fillette, une galerie de personnages, pas tous très sympathiques, personne n'est parfait, hommes et femmes face au fanatisme et à l'arbitraire.
Mais également face à leur propre vie, leur propre avenir, leurs propres intérêts remis en cause par cette folie contagieuse. Homme pieux, femme d'affaires ambitieuse entendant développer son entreprise, artiste décidé à faire éclater aux yeux de tous son talent, jeune femme amoureuse faisant fi des différences et des religions... Tous sont embarqués dans ce tourbillon menaçant.
De l'autre côté, Torquemada, Grand Inquisiteur omnipotent et convaincu de faire ce qu'il faut pour accroître son pouvoir. Et tous ses sbires, qui ont bien enregistré le message de base et ont commencé à persécuter, traquer, molester, emprisonner, torturer, exécuter les juifs de Séville... Sans imaginer que celle qui va venir les défier ouvertement n'a que 12 ans et un sourire d'ange.
Ainsi raconté, tout cela semble bien sombre, bien dur, et ça l'est certainement. Pour être franc, l'histoire en elle-même aurait mérité d'être plus développée, mais rappelez-vous le contexte de la création de ce roman : la mort de Cizia Zykë a quelque peu raccourci le processus créatif, il a donc fallu s'y prendre autrement.
Chose assez drôle, il y a pas mal de points communs entre l'histoire d'Alma et celle que Raphaël Jerusalmy a raconté dans "La Rose de Saragosse", jusqu'à la présence dans les deux livres d'un abominable clébard, pouilleux et puant, mais d'une indéfectible fidélité (en revanche, celui de Zykë est nettement plus affectueux). Et pourtant, ce sont bien deux romans très différents au final.
D'abord, parce qu'il y a la mystérieuse Alma. On se pose énormément de questions sur elle, oh, les vilains sceptiques ! Est-elle est bien en contact avec Dieu lui-même ? Réalise-t-elle vraiment des prodiges ? On s'interroge aussi parce qu'elle parle très peu, et certainement pas pour expliquer ce qu'elle fait là exactement.
Et plus encore sur ses intentions, puisque l'on voit à peu près ceux des autres personnages, ses proches comme ses adversaires déclarés : jusqu'où va-t-on suivre Alma, dans cette si jolie ville de Séville en proie aux pires instincts que l'humanité sait produire ? Corollaire : Cizia Zykë a-t-il tourné mystique, en mettant en scène une espèce de mini-Christ au féminin ?
Il faut toujours avoir à l'esprit que Cizia Zykë n'a pas achevé ce roman avant sa mort et que Thierry Poncet, par conséquent, a mis en forme une histoire qui aurait mérité d'être peaufinée, approfondie. On a d'ailleurs en main un livre assez court, à peine plus de 200 pages, en comptant la présentation de Thierry Poncet qui explique la genèse du projet et rappelle ses liens avec Cizia Zykë.
La matière première du livre, en temps normal, aurait certainement été plus abondante. Je n'en sais rien, remarquez, mais j'aurais aimé un peu plus, et là je parle de la trame historique et fantastique, l'histoire d'Alma et des personnages qui gravitent autour d'elle. Mais, on va y revenir, ce manque va être compensé par la forme du récit, et en particulier sa narration.
Avant d'aborder ce sujet, un mot sur un des thèmes très forts développé dans "Alma" : la dénonciation du racisme, du rejet de l'autre, pas seulement de l'antisémitisme, d'ailleurs, mais de toutes les tentacules de cette pieuvre immonde. Racisme, mais aussi fanatisme religieux, des thèmes au combien d'actualité, on ne le sait que trop...
Il y a chez Cizia Zykë une volonté de relever sans cesse des défis, de ne jamais être là où on l'attend, de ne pas se contenter de ce qui est acquis, de ce qui est facile. "Alma" est le dernier exemple d'une carrière fulgurante qui ne s'est pas contentée d'exploiter un filon. Autrement dit : le baroudeur aurait pu écrire des récits de voyage dépaysants, musclés, violents, avec du sexe, des drogues (mais pas trop de rock'n'roll).
Pourtant, une fois installé, une fois l'argent engrangé et dépensé en quantité impressionnante, Cizia Zykë a voulu montrer que son talent ne se limitait pas à raconter sa vie. Il s'est alors lancé dans la fiction, sans d'abord trop s'éloigner de son domaine de prédilection, l'aventure dans des coins exotiques et dangereux, à la rencontre de personnages improbables et de situations précaires...
Puis, il a poursuivi les expériences, rêvant, en vain, de cinéma, seul la littérature lui a souri... Et, de fil en aiguille, il est arrivé à cette idée d'un roman historique se déroulant dans l'Espagne de la fin du Moyen-Âge, écrasée par la botte de l'Inquisition. Le petit plus, c'est l'aspect fantastique de cette histoire qui sert tout à fait, lorsqu'on y pense, le mode narratif choisi.
Ah, venons-en à ce point très particulier : oui, "Alma" est un roman historique, puisqu'il se déroule entre 1480 et 1492 dans l'Espagne des Rois catholiques. Mais, vous qui êtes intrigués par tout cela, soyez prévenus : la narration, elle, n'a pas grand-chose à voir avec ce que l'on appelle traditionnellement un roman historique.
Et pour cause : c'est Cizia Zykë en personne qui raconte l'histoire d' "Alma". Le colosse qui a traversé sa vie durant jungles et déserts se mue soudain en troubadour... Euh, un troubadour à sa façon (et sans la tenue, faut pas pousser). Oui, l'auteur d' "Oro" et de "Sahara" se dresse devant nous, s'adresse directement à nous, nous raconte la vie d'Alma avec sa gouaille, son style personnel.
Forcément, c'est un peu décalé, dans la forme, mais aussi dans les mots, les expressions, le style brut de pomme, et c'est finalement très agréable à lire. Cizia Zykë, à moins que ce ne soit Thierry Poncet rendant hommage à son ami, se met en scène, et le mot scène n'est pas anodin, tant il y a un côté one-man-show dans cette narration, et mène la danse avec humour et malice.
Il établit même une sorte de dialogue avec le lecteur, comme le ferait un acteur de stand-up avec ses spectateurs, autour d'un thème qui traverse le livre : le conteur. Les missions qui incombent au conteur pour captiver son public, ses petits trucs, la manière dont son imaginaire travaille pour donner vie à des histoires que l'on aura envie de lire jusqu'au bout.
Qui de mieux placé pour cela qu'un auteur (un tandem, allez, n'oublions jamais Poncet, l'homme de l'ombre) éminemment populaire (au grand dam d'un microcosme germanopratin qui ne l'appréciait guère, mais le craignait sans doute), lu par des milliers de personnes, à l'affût, du temps de sa splendeur, de chacune de ses nouveautés ?
Les affres, les douleurs du créateur, la nécessité de polir son histoire, de lui donner de la chair par certains détails apparemment sans importance, par la création d'un contexte, d'un univers, par le façonnage de personnages qui tiennent debout et suscite intérêt et même empathie. Exemples à l'appui, Cizia Zykë émaille son monologue de ces digressions à la fois théoriques et pratiques.
Une narration à l'esprit caustique, on imagine l'oeil qui frise de celui qui n'est pourtant plus là pour faire son numéro, qui vient contraster avec la noirceur du récit, rempli d'atrocités et de folie. Mention spéciale pour l'onomastique, en particulier le nom des personnages des "méchants", particulièrement soignés, d'une grossièreté assumée et très drôle.
Alors, bien sûr, si vous aimez les sagas historiques classiques, avec l'écriture qui va bien, pas sûr qu' "Alma" soit un livre fait pour vous. Le livre posthume de Cizia Zykë est en fait un conte sombre cruel, une fable grotesque racontée par un gentil bouffon, mu par un sarcasme qui s'adresse sans doute plus à ses détracteurs qu'à ses lecteurs, surtout les plus fidèles. Sans happy end pour faire glisser la (ou les ?) morale(s)...