Abandon, déception et fin du monde

Abandon, déception et fin du monde
C’était une semaine en dents de scie côté lectures. Une semaine de surprises, aussi. Le roman que je pensais le moins apprécier a été, au final, celui que j’ai préféré. Et celui que je pensais être une valeur sûre m’est tombé des mains. Entre les deux, un roman dans lequel je me suis perdue.
LE PARADOXE D'ANDERSON – PASCAL MANOUKIANAbandon, déception et fin du mondeMisère... J’étais certaine de passer un fort moment avec le dernier roman de Pascal Manoukian, comme ça avait été le cas avec Les échoués et Ce que tient ta main droite tappartient. Comme dans ses romans précédents, il aborde des enjeux sociaux enrobés d’une histoire forte. Cette fois, j’ai eu un mal de chien, au point que j’ai déclaré forfait à mi-chemin. Cette plongée dans le monde ouvrier m’a laissé sur le bord de la route. Tout y était, pourtant, pour retenir mon intérêt: perte d’emploi, délocalisation, chômage, endettement. Et le désir de préserver les acquis coûte que coûte pour protéger la famille. Si l’idée n’est pas nouvelle, il me semble toujours bon de la revisiter. Mais... j’ai trouvé que le propos manquait de nuances, que certaines situations prêchaient par excès de prévisibilité et que la caricature frôlait plusieurs personnages. Surtout, j’ai trouvé que le ton journalistique était trop présent. Le manque de mordant et d’incarnation m’ont fait décrocher. J’y reviendrai peut-être... Car Pascal Manoukian demeure un brasseur de conscience et ce n’est jamais de refus de faire un bond hors de soi et de brasser ses certitudes.
Le paradoxe d’Anderson, Pascal Manoukian, Seuil, 304 pages, 2018.

LA LOI DE LA MER – DAVIDE ENIAAbandon, déception et fin du mondeAprès avoir abandonné Le paradoxe d’Anderson, j’ai fait une incursion dans l’univers de l’Italien Davide Enia. Direction Lampedusa, où l’auteur sicilien s’est rendu pendant plus de trois ans. Il y a rencontré les résidents de l’île, des pêcheurs, des sauveteurs, des touristes. Il a échangé avec ceux qui côtoient et viennent au secours des milliers de réfugiés qui débarquent sur l’île. 

Un récit de plus sur un sujet brûlant d’actualité? Reste que c’est le genre de sujet dont on ne parle jamais trop pour ouvrir les consciences et sensibiliser à des réalités qui nous touchent trop souvent de loin. 

Dans La loi de la mer, les faits – effroyables, qui «dépassent l’entendement» – sont bien documentés et donnent froid dans le dos. Mais cette représentation est d’une froideur journalistique, désincarnée. Le manque d’émotions devient contagieux. J’ai lu ce récit comme si je lisais un reportage du Monde diplomatique. Là où je me suis complètement égarée, c’est dans la temporalité. Le passé proche, le passé éloigné, le présent... tout s’entremêle jusqu’à donner le tournis. L’idée d’entremêler récit familial (le lymphome d’un oncle proche) et drame social (la réalité des migrants), de faire un parallèle entre la survie et la mort individuelle et collective était bien trouvée. Mais l’application m’a semblé plutôt maladroite, manquant de liant. Un récit coup de poing emballé dans un bloc de glace. J’en retiens que la vie ne tient qu’à un fil. C’est toujours ben ça!

La loi de la mer, Davide Enia, trad. Françoise Brun, Albin Michel, 228 pages, 2018.


TROIS FOIS LA FIN DU MONDE – SOPHIE DIVRY
Abandon, déception et fin du mondeAprès ces deux déconvenues, il y a heureusement eu Trois fois la fin du monde.J’étais réticente à plonger dans le cinquième roman de Sophie Divry. Crainte d’être déçue par une énième dystopie. Crainte de ne pas retrouver le choc éprouvé en lisant La condition pavillonnaire. Cette Madame Bovary des temps modernes m’avait bouleversée

Il y a des auteurs qui empruntent toujours le même chemin, ce qui n’est pas, pour moi, un défaut, loin de là. Et il y a ceux, comme Sophie Divry, qui aiment baliser de nouveaux sentiers, explorer de nouvelles avenues. Ici, elle récidive. Il en fallait de l’audace pour amalgamer dans un même roman la détention, une explosion nucléaire et une robinsonnade. J’ai plongé et j’ai marché à fond du début à la fin. Il faut dire que ça commence raide. Joseph Kamal et son frère Tonio s’apprêtent à braquer une banque. Ça tourne mal: Tonio meurt sous les yeux de Joseph, qui est envoyé direct en prison.

«Le prisonnier», la première partie du roman, explore l’univers carcéral et tout ce qui vient avec: humiliation, tyrannie, corruption, abus de pouvoir, etc. En plus de faire le deuil de son frère, Joseph met les pieds dans un panier de crabes. «Dans cette cellule s’enterre le gosse que je suis, celui qui faisait encore confiance aux autres, ce en quoi il croyait.» La deuxième partie, «La catastrophe», est expédiée en quelques pages. La libération vient du côté d’une explosion qui n’épargne qu’une personne sur mille, dont Joseph. Sophie Divry ne s’étend pas. Elle expose la situation à gros traits et fait commettre l’irréparable à son Joseph. Ce qui amène la troisième partie, «Le solitaire». Joseph est seul. Ce Robinson contemporain refait sa vie dans une ferme, vole de la nourriture dans les maisons abandonnées. La solitude devient par moment un fardeau. Un mouton, puis un chat, se rapprochent de lui. Il apprend à cultiver la terre, se découvre des talents de jardinier. Bon, il pourrait partir, gagner la ville où il y a sûrement d’autres survivants. Reste à savoir si Robinson partira ou non à la recherche de son Vendredi...

Habile roman que voilà. J’ai pris un plaisir angoissé à suivre la transformation intérieure de Joseph. Une certaine tension est maintenue jusqu’à la fin, cette fin qui, avec son revirement coup de poing, m’a arraché le coeur. Le style tantôt vif et syncopé, tantôt plus posé et bucolique, m’a enchantéeAu coeur de Trois fois la fin du monde, il y a la solitude. Celle recherchée:

«J’ai tellement envie d’être seul maintenant. Entièrement seul. Le besoin de solitude me torture presque physiquement. Ah, qu’on me donne de l’air, de l’espace. Combien je donnerais pour ne plus voir personne, pour ne plus les entendre, ces hommes, ces détenus, ces corps près du mien, ne plus les voir bouger, combiner, dominer, causer, ne plus les entendre mastiquer, se gratter, ronfler, pisser, et répandre autour de moi toute cette saloperie d’humanité.»

Et celle imposée, celle qui paralyse. En somme, une solitude épanouie est-elle possible?

Une réflexion salutaire sur la solitude et la liberté. Entre Les rêveries du promeneur solitaire de Rousseau et Le mur invisible de Haushofer. Oppressant et rafraîchissant.

Trois fois la fin du monde, Sophie Divry, Notabilia, 240 pages, 2018.