"There are two paths you can go by, but in the long run, there's still time to change the road you're on" (Led Zeppelin).

"Stairway to Heaven", pour ouvrir ce billet, on ne se refuse décidément rien ! Outre le fait qu'on entend la chanson dans notre roman du jour, ce choix sera expliqué un peu plus loin, et ces vers en particulier. Changement radical d'ambiance après la violence débridée de "La Mort selon Turner" et le désert sud-africain qui lui sert de cadre. Direction le Québec pour un formidable roman noir, signé Andrée A. Michaud, une écrivaine qu'il faut découvrir absolument. "Rivière tremblante", son nouveau livre, est paru cet été aux éditions Rivages, dans la fameuse collection Rivages noir. Deux histoires racontées en parallèle, deux douleurs et deux façons de les exprimer et d'y survivre, tant bien que mal. Deux destins bouleversés par des drames sans rapport entre eux, si ce n'est leur nature, deux culpabilités lourdes à porter. Et une plongée terrible dans ces deuils impossibles qui immobilisent, qui rongent... Oui, l'ambiance de ce roman est très différente de celle du Willocks, mais la violence y est aussi très présente. Elle s'exprime simplement de manière beaucoup plus insidieuse. De quoi sérieusement remuer le lecteur...

A l'été 1979, deux enfants ont l'habitude d'aller jouer dans la forêt, près de la petite ville de Rivière-aux-Trembles, au Québec. C'est la canicule et les deux amis, Michael et Marnie, aiment bien s'aventurer dans ce coin isolé pour se baigner dans un lac, se laisser sécher au soleil et profiter d'une cabane qu'ils ont construite.
C'est leur secret, à ces deux inséparables, ils sont les seuls à connaître l'endroit, ou du moins à le fréquenter. A 12 ans, il est rare qu'ils fassent quelque chose l'un sans l'autre et en cette période de vacances estivales, c'est encore plus vrai. Et pourtant, cette période idyllique va s'achever de la pire des manières.
Lors d'une de ces sorties au lac, Michael disparaît. L'instant d'avant, il était là, Marnie l'a vu sortir de l'eau. Et quelques secondes plus tard, elle était seul devant la cabane. De Michael, plus une trace, comme s'il n'avais jamais existé... Le temps de rentrer en ville et de prévenir les adultes et une enquête est aussitôt lancée.
Mais rien n'y fait. Il n'y a aucune piste, aucun élément viable. De Michael, on ne va retrouver qu'une chaussure, un peu plus loin dans la forêt et rien d'autre. Quant au témoignage de Marnie, il est bien insuffisant, elle ne s'est rendu compte de rien, pas même de l'hypothétique présence d'une autre personne aux alentours...
Pour Marnie, le choc est terrible. Son meilleur ami, son alter ego n'est plus là et, à sa propre culpabilité, vient s'ajouter autre chose, pire encore : la suspicion. Aussi peu rationnel que cela puisse sembler, à Rivière-aux-Trembles, on commence à se demander ouvertement si Marnie n'est pas pour quelque chose dans la disparition de Michael.
La tension monte et l'adolescence de la jeune fille va se dérouler dans une atmosphère pénible, oppressante, presque menaçante. L'enquête est au point mort, nul ne sait ce qui est arrivé à Michael et cette absence de réponse, cette impuissance, cette tristesse, cette colère rejaillissent sur celle qui était là et n'a rien fait : Marnie.
Dans une autre ville du Québec, à quelques centaines de kilomètres de Rivière-aux-Trembles, vivent Bill, son épouse Lucy-Ann, surnommée L.A., et leur petite fille, Billie. Une famille unie, aimante, des parents pour qui cette enfant est l'être le plus précieux au monde. Une vie sans histoire, comme celle de tant d'autres familles au Québec et ailleurs.
On est en 2006, ce n'est plus l'été, mais un froid et triste hiver. Une journée morne qui va tourner au cauchemar, quand Billie disparaît à la sortie de son école. Là encore, aucune piste, aucune trace, l'impression que Billie s'est évaporée, qu'elle n'a même jamais existé. Et une enquête qui aboutit rapidement dans une impasse totale...
Pour Bill et L.A., c'est la fin du monde, la fin de leur monde. Tout s'est effondré en quelques instants, lorsqu'ils ont appris l'affreuse nouvelle. Et la suite, c'est une terrible descente aux enfers que chacun des deux parents va affronter à sa façon. Une douleur insoutenable, indescriptible, immense, qui va fracturer le couple irrémédiablement.
Le lecteur suit Bill, le père, dans cette nouvelle vie sans sa fille (mais peut-on encore parler d'une vie ?), dans cette descente aux enfers qu'il ne parvient pas à endiguer. Et, comme pour Marnie, ce soupçon qui pèse sur lui, insidieux, presque un non-dit. Car, qui serait mieux qu'un père pour faire disparaître sa propre fille à a sortie de l'école ?
Marnie, Bill, ils ne se connaissent pas, ignorent tout l'un de l'autre, mais leurs destins sont liés par le malheur qui les a frappé à près de trente années d'intervalle. Une jeune fille, un homme adulte, la première a dû vivre toutes ces années avec ce poids sur les épaules, le second est encore au paroxysme de la douleur et du déni.
Deux parcours différents, des choix de vie sans rapport : Marnie a préféré l'exil, construire sa vie d'adulte loin de Rivière-aux-Trembles, où elle n'aurait jamais pu se défaire du souvenir de Michael. Quant à Bill, sa douleur est telle qu'il s'enfonce progressivement dans la folie et l'on se demande s'il survivra longtemps à ce train.
Mais l'un comme l'autre ne vit qu'entouré de questions sans réponse, de réflexions sur ce qu'ils auraient pu, auraient dû faire autrement, d'un sentiment de culpabilité d'une profondeur abyssale et, presque paradoxalement, ils n'échafaudent pas d'hypothèse pour expliquer l'inexplicable. Aucun espoir auquel se raccrocher...
J'évoquais la violence en préambule, elle est là, tapie, sournoise, terrible. La violence des souvenirs, de l'impuissance, de l'absence, de l'ignorance des faits. La violence de cette culpabilité dont on ne peut se débarrasser alors qu'on n'a rien à voir avec les événements. La violence, enfin, du soupçon qui finit par vous rattraper où que vous alliez.
Marnie et Bill sont comme frappés d'infamie malgré eux. Une marque indélébile et pourtant invisible, si l'on n'a pas les bonnes informations. Or, celles-ci circulent, se transmettent, s'imposent avec le temps à la vérité, ou du moins, à la réalité des faits : on ne sait pas ce que sont devenus Michael d'un côté, Billie de l'autre, et il ne devrait y avoir rien d'autre à dire.
La force de l'écriture d'Andrée A. Michaud, c'est de nous plonger dans la tête de ces deux êtres, deux victimes que beaucoup souhaiteraient voir coupables, simplement pour se rassurer, se donner bonne conscience. Deux personnages irrémédiablement abîmés parce qu'ils ne peuvent faire leur deuil, tourner la page et simplement penser à autre chose.
Attention, on est dans un roman noir, pas dans un polar ou un thriller, pas dans un roman à intrigue. L'objectif de ce roman n'est pas de découvrir ce qui a pu arriver à Michael et Billie, il est implicitement entendu qu'on ne le saura jamais. On se demande alors où va nous mener "Rivière tremblante" jusqu'à ce qu'apparaisse le but de ce double récit.
Il s'agit d'une quête, celle d'une délivrance, apparemment impossible. Mais comment peut-elle se produire, quels sont les éléments qui vont permettre à Marnie et à Bill d'enfin laisser derrière eux leur cher disparu et la douleur ? Voilà l'enjeu d'une histoire dans laquelle le hasard, parce qu'il faut bien un coup de main, va mettre son grain de sel.
"Vous pouvez emprunter deux chemins, mais il est toujours temps de changer de chemin", chante Robert Plant dans "Stairway to Heaven" (oui, c'est le passage en titre de ce billet). Dans le roman, c'est la deuxième partie de cette phrase qui apparaît textuellement et c'est vrai qu'elle résume bien la situation de Marnie et Bill.
On peut aussi la rapprocher d'une phrase de Bill, "Je sais qu'on peut revenir des limbes, mais pas du paradis". Une vision cruelle, puisqu'elle place Bill dans les limbes, comme un fantôme, comme si le disparu était lui-même. On pourrait objecter que son récit donne plutôt l'impression qu'il vit un enfer, mais c'est peut-être ce qui fait la force de Bill, et aussi de Marnie : ne jamais avoir renoncé à vivre.
Oh, c'est une vie douloureuse, difficilement supportable, mais contrairement à d'autres personnages qui ont baissé définitivement les bras, les deux protagonistes de "Rivière tremblante" ont tenu le coup. Avec des hauts et surtout des bas, et des bas très bas. Ils errent dans cette vie trouble, ressassant leur malheur et son côté inexplicable, mais c'est aussi ce qui leur permet encore d'avancer.
Ils sont dans les limbes, c'est un chemin ; il en existe un autre, celui qui mène au paradis. Pas un royaume dans les nuages, avec des vieux barbus qui vous accueillent pour un séjour éternel, non, on n'ira pas aussi loin. Ici, le paradis, c'est une existence qui retrouve son cours normal, une page enfin tournée, un deuil accepté et un horizon à atteindre.
Comme Robert Plant, on se demande comment, c'est vrai. Marnie et Bill sont tellement enfermé dans leur douleur qu'ils ne se posent certainement pas la question du tout avant que l'embranchement n'apparaissent. Mais, avant de le trouver, il va encore leur falloir franchir des épreuves, accepter des humiliations qui sont comme du sel sur leurs plaies, faire avec le regard des autres...
C'est le premier roman d'Andrée A. Michaud que je lis, après avoir lu et entendu énormément d'excellents échos sur son précédent roman, "Bondrée", dans lequel il était déjà questions de mystérieuses disparitions. Nul doute que je comblerai bien vite cette lacune, car j'ai été conquis par l'écriture et l'univers de cette romancière qui publie depuis 1987 et que l'on découvre tardivement de ce côté de l'Atlantique.
"Rivière tremblante" est un roman poignant, fort, douloureux aussi pour le lecteur. On se laisse entraîner à la suite de ces deux âmes errantes qui voudraient bien réintégrer leur corps et leur existence. Qui voudraient bien enfin accepter l'idée que Michael et Billie ne réapparaîtront plus jamais, quoi qu'il leur soit arrivé.
Ce sont deux magnifiques portraits, d'une grande humanité, d'une grande empathie, à la fois proches dans leur malheur et pourtant très éloignés l'un que l'autre. Ils sont restés figés, comme pris dans l'ambre. Oh, bien sûr, Marnie n'est plus la petite fille qui s'amusait au bord du lac en 1979, mais celle-ci est encore omniprésente en elle.
Ce prénom... Marnie... On pense à Hitchcock, évidemment, et à ce personnage interprété par Tippi Hedren, voleuse compulsive, victime d'un traumatisme qu'elle ne comprend pas et de période où elle perd le sens des réalités... Un personnage auquel la Marnie de roman n'hésite pas à se comparer, redoutant d'être elle aussi victime du même genre de névrose, et depuis toujours...
Il y a aussi des références dans la partie consacrée à Bill. Là encore, le choix du prénom, non pas le sien, mais celui de sa fille, trop tôt enlevée, comme si elle n'avait jamais existé, est riche de signification, de souvenirs, d'intimité, aussi. Une incarnation d'un bonheur qui lui aussi a disparu sans laisser de trace, un jour d'hiver...
Terminons comme nous avons commencé ce billet, avec Led Zeppelin, mais pas juste une citation. Ecoutons-les, laissons-les nous emmener sur les marches menant au paradis, avec cette intro mythique, ces rythmes qui changent brutalement, paisibles puis plus violents, la voix de Plant, la guitare de Page et son solo... En pensant encore à Marnie, à Bill. A Michael, à Billie.