Les Femmes des terres salées

Les Femmes des terres salées

En deux mots:
Émilienne quitte la ferme où elle était maltraitée pour rejoindre les ouvriers des Salines de Dieuze. Accusée du meurtre de son patron, elle va pouvoir être innocentée. Mais, alors qu’elle imagine un avenir plus serein, la Guerre de 1870 va tout chambouler.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Un siècle en Lorraine

Élise Fischer continue à nous raconter sa Lorraine natale, cette fois en suivant le destin de quelques femmes de la seconde moitié du XIXe au XXe siècle. Au moment où l’Histoire bouleverse les histoires personnelles.

« On s’est raconté toutes ces histoires, le soir, au coin du feu, pour ne pas oublier. Souviens-t’en et parles-en à tes enfants! C’est notre histoire. Il ne faut pas qu’elle se perde. » Élise Fischer suit le conseil que donne le personnage de son nouveau roman avec beaucoup de ténacité. Aujourd’hui à la tête d’une impressionnante collection de romans dits du terroir, elle a développé un formidable talent, celui de vulgariser l’Histoire et nous la rendre palpable, chargée d’émotions et de personnages forts, à hauteur des hommes et des femmes qui peuplent la terre de sa Lorraine natale.
Après Le jardin de Pétronille situé à Nancy durant l’Occupation et Villa sourire qui dressait une fresque de la Grande guerre, nous voici en 1857. C’est le point de départ d’une saga en deux volumes qui va couvrir plus d’un siècle et, dans ce premier tome, traiter notamment de la Guerre de 1870 qui coupera la région en deux, avec une partie sous administration allemande et l’autre restant française. Mais n’anticipons pas.
Dans la ferme de Buzémont, près de Dieuze, Émilienne n’a qu’une envie, fuir. Comme tout le personnel féminin, elle doit subir les assauts de Jules Waldmann pour lequel le droit de cuissage fait partie de l’éducation. Elle part rejoindre sa cousine Henriette, ouvrière aux salines de Dieuze et où elle espère être embauchée.
Un départ qui va éveiller les soupçons de la gendarmerie, car Jules a disparu sans laisser de traces. Et alors que l’enquête se poursuit Émilienne prend ses marques dans ce monde en mutation où les progrès techniques transforment le paysage. Les machines à vapeur arrivent, les lignes de chemin de fer sont construites entre Dieuze, Nancy, Strasbourg et Paris. Napoléon III montre la puissance de son Empire en organisant une grande exposition universelle en 1867. Dans ce nouveau monde qui se construit Émilienne croit percevoir un avenir plus serein, car l’incendie de la Ferme du Buzémont et la découverte du cadavre de Jules l’a finalement innocentée. Mais d’autres nuages viennent assombrir son horizon. Venus d’Allemagne, ils vont rapidement recouvrir l’Alsace et la Lorraine. La Guerre va provoquer le départ de Napoléon III, mais surtout contraindre la jeune IIIe République à entériner la perte de l’Alsace et d’une grande partie de la Lorraine avec le Traité de Francfort.
C’est l’heure des «optants». Les habitants des territoires devenus allemands peuvent choisir de rallier la France où passer sous l’administration de Bismarck. Émilienne, ainsi qu’une grande partie de la famille, choisit Nancy. Passé le traumatisme, le Chef-Lieu de la Meurthe-et-Moselle entend se construire un avenir. Les peintres, les verriers, les architectes et les sculpteurs développent leur savoir-faire et leur créativité, alors qu’une nouvelle exposition universelle s’annonce.
Si l’on prend beaucoup de plaisir à la lecture de ce roman, c’est parce qu’il nous est raconté à hauteur d’homme. Les histoires de famille et l’Histoire de France, les faits divers et les décisions politiques forment une trame passionnante qui nous fait ressentir les choses. On se réjouit d’ores et déjà du second tome, La Promesse du sel, qui arrive la semaine prochaine en librairie

Les femmes des terres salées
Élise Fischer
Éditions Calmann-Lévy
Roman
480 p., 21,50 €
EAN : 9782702162910
Paru le 22 août 2018

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Dieuze, mais aussi à Nancy et à Paris.

Quand?
L’action se situe de 1857 à la fin du siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
1857, en Lorraine. Après la disparition mystérieuse du fermier qui l’employait, un homme brutal qui abusait d’elle, Émilienne part rejoindre sa cousine Henriette, ouvrière aux salines de Dieuze. Malgré la gentillesse d’Henriette et de son mari Eugène, mineur dans les puits salés, Émilienne peine à surmonter le traumatisme des violences qu’elle a subies, d’autant que la gendarmerie la soupçonne de ne pas être étrangère à la disparition de son ancien maître.
Au moment où elle s’autorise enfin à connaître l’amour avec François, un jeune fermier, de terribles accusations obligent Émilienne à se cacher. Contrainte de vivre séparée de son mari, elle espère connaître le bonheur quand éclatera son
innocence. Mais elle a fait une promesse, lourde de sacrifices, qui a déjà scellé son destin…
Du Second Empire jusqu’à l’Exposition universelle de 1889 où les artistes lorrains, dont Émile Friant, seront récompensés, Élise Fischer nous entraîne dans une Lorraine méconnue, celle des salines et des travailleurs du sel, pour nous faire vivre les joies, les douleurs, les passions de femmes droites et fortes malgré les tourmentes de l’Histoire et l’adversité.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
L’Essor (Jacques Plaine)

Les premières pages du livre
« Ferme de Buzémont, Dieuze, février 1857
Émilienne se releva, secoua ses jupes. La colère, après l’humiliation subie, éveillait en elle des pensées meurtrières. Elle eut envie de hurler sa détresse à la terre comme au Ciel resté sourd à ses prières. Elle cracha par terre en se rajustant. Foi de fille bafouée, un jour, elle planterait cet homme et quitterait la ferme.
– Je le jure, murmura-t-elle, le poing levé, il crèvera.
Elle voyait comme en rêve le corps de cet homme se décomposer, devenir une charogne rongée par les vers. Il ne méritait pas autre chose. Et elle jubilait déjà par avance. Elle se reprit, baissa les yeux vers le sol souillé où serpentaient les filets de déjection. « Je ne veux pas rester une fille de ferme dans ces conditions, je croyais valoir mieux que ça ! »
Un jeune veau la regardait.
– Tu n’y es pour rien, petit Blanchot, et tu ne peux rien pour moi qui t’ai aidé à sortir des entrailles de ta mère, la brave Perlette.
Quitter la ferme était son obsession. Elle s’en irait travailler aux salines avec sa cousine Henriette qui y avait trouvé son salut, malgré le travail dur et pénible.
Au moins, après sa journée, elle serait libre. « Bien sûr, les hommes regardent les filles là-bas aussi, mais il y a du monde et ils ne peuvent pas nous culbuter devant tous, lui avait dit sa cousine en lui faisant ses adieux. Je penserai très fort à toi. »
Henriette clamait à qui voulait bien l’entendre qu’en ces murs, en dépit des vapeurs et de cette odeur de sel, elle respirait. Bien mieux qu’à la ferme, depuis qu’elle n’avait plus à redouter les assauts de Jules Waldmann, une bête de la chose. Jules, toujours émoustillé et prêt à planter son dard entre les cuisses des filles de ferme, puisque sa femme ne pouvait le satisfaire autant qu’il l’aurait voulu. De toute façon, Germaine avait fait son temps ou presque. À peine trente-cinq et déjà vieille et tordue, se plaignait-il. Son petit palais de douceur manquait de fermeté pour un homme comme lui. Les chairs molles d’avoir trop servi, flasques d’avoir trop subi. Certes, Germaine lui avait donné quatre gaillards et deux pisseuses. Mais Jules avait encore de l’ardeur et de la semence à répandre. Ce serait dommage que ces belles choses se perdissent. Il était un vrai paysan, un homme de la terre qui plante, qui sarcle, qui retourne tout sur son passage. La fatigue n’avait pas de prise sur lui. Un mollet, une gorge, un fessier dodu qu’il devinait sous les jupes et son os durcissait, se tendait. Il se vantait de faire jouir les filles comme personne.
– Elles gueulent, les petites garces, mais elles aiment ça !
Il le savait. Ah, leurs soupirs provoquaient chez lui contentement, fierté et jubilation au point de redoubler d’ardeur. Il affirmait lire dans le regard des donzelles et déceler le plaisir. Il était sûr de son fait et s’en enorgueillissait auprès des autres ouvriers agricoles ou du forgeron du bout de la rue quand il allait boire son godot1 avec lui.
– L’homme est maître sur ses terres. La vie est courte, il faut savoir en profiter et rendre grâce. C’est ma prière, fanfaronnait-il en claquant la langue.
Qui donc avait osé se plaindre au curé pour que l’homme de Dieu se sentît obligé de lui rendre visite au milieu d’un champ de betteraves à la fin juillet ? Le soleil cognait dur. La Lorraine tremble et grelotte en hiver pour mieux transpirer en été.
– Jules, faut qu’on cause tous les deux…
– Je vous écoute, mais si c’est pour que j’aille dans votre bâtisse plus souvent… ce sera dur, l’ouvrage ne manque pas, comme vous voyez.
– Tu es un bosseur, tout le monde le sait. Mais tu ignores le mot respect !
– Mais je respecte tout, mon père : la ferme, les champs, les animaux, même le bon Dieu, aux grandes fêtes, et je fais mes Pâques chaque année. Vous le savez bien, vous qui me confessez.
– Et les femmes ?
– Les femmes, je les honore comme il se doit et je leur permets d’exulter quand elles le demandent. Elles en ont autant besoin que nous, les hommes.
– Sauf que la plupart du temps, elles ne te demandent rien. Toi, tu prends. Ce ne sont pas des poules… Tu te comportes comme un coq ombrageux et fougueux.
– Je ne prends rien, mon père, je me dévoue et j’offre. J’ai des cadeaux plein le ventre, vous me comprenez ? Ne me dites pas que vous n’en faites pas autant avec la jolie petite Marinette, la bonne qui gère votre maison ! Cré nom d’un chien, sous votre soutane, vous êtes un homme !
– Ah, ça, non, Jules ! Jamais ! Marinette se garde pour son mariage avec Vincent.
– Ben, je n’aurais pas cru ! Et vous, comment faites-vous quand ça vous tortille jusqu’à en perdre la boule ?
– À chacun sa méthode, Jules. Moi, je puise des forces dans la prière et je respecte mes semblables. Je veille sur les âmes. C’est ma vocation et mon devoir. J’aurai des comptes à rendre, toi aussi.
– Bon Dieu ! Pardon, ça m’a échappé. Moi, je veille aussi sur mes semblables, mais pas comme vous. Je suis un homme qui a ses besoins. Faut exprimer, sinon on éclate, disait mon père qu’était pas le dernier des imbéciles.
– Faudrait veiller sur toi et sur ton âme. Que diras-tu au Seigneur quand tu arriveras là-haut et qu’il dressera la liste de tes outrances ?
– Outrances, c’est un peu fort, non ? Le bon Dieu m’a créé comme je suis, bien vigoureux, loué soit-il ! J’ai encore le temps de penser à là-haut.
– Sans te souhaiter du mal, ce sont des choses qui arrivent parfois plus vite que prévu. Essaye de t’en souvenir avant de t’endormir, juste après la prière… Nul ne connaît le jour et l’heure où le Seigneur rappellera son âme.
– Bon, vous n’allez pas encore me rabâcher que je dois aller à confesse ?
– Non, tu es assez grand pour savoir ce que tu dois faire. Quoique cela ne te ferait sans doute pas de mal. Mon petit doigt me dit que tu ne te comportes pas toujours très bien avec tes servantes. Si on dressait la liste de celles qui se sont sauvées sans demander leur reste… Sans compter Henriette qui a filé, grosse de toi… D’ailleurs, son enfant te ressemble comme deux gouttes d’eau. Tu ne peux pas le nier.
– Ah, ça, non ! Il n’est pas de moi, je fais attention. C’est comme sauter en marche de la carriole. Je sais éviter les ornières, moi.
– Permets-moi de mettre ta parole en doute. Et la petite Émilienne ?
– Oh, c’est une jolie gosse qui a tout à apprendre de la vie. Vous pouvez compter sur moi, monsieur le curé, j’en ferai une femme comme il faut. Tiens, si je n’avais pas marié Germaine, Émilienne m’aurait bien plu.
– N’oublie pas, Jules, le respect… Cette jeune fille est fragile. Il faut veiller sur elle. Elle n’est pas majeure et doit aider ses parents endettés jusqu’au cou à cause de son frère…
– Oui, je sais, c’est la raison pour laquelle on l’a prise chez nous. Elle aide Germaine à torcher nos six mioches et me donne un coup de main parfois.
– Veille sur elle avec RESPECT, je compte sur toi.
– Comme le lait sur le feu. Mais que je vous dise quand même, monsieur le curé, elle n’est pas si fragile, la donzelle, et surtout elle se laisse monter le bourrichon par Henriette, sa cousine. C’est qu’elle m’en crache, des horreurs.
– Si tu la laissais tranquille, la petite Émilienne, elle ne te cracherait rien du tout. Quant à Henriette, c’est une femme bien, qui a préféré fuir ta ferme que trop te servir. Je te le répète, Jules, apprends à modérer tes ardeurs.
– Bon, ça va, j’ai entendu votre sermon, monsieur le curé. C’est votre boulot, c’est comme lire votre machin…
– Le bréviaire.
– Ce n’est pas le tout, j’ai de l’ouvrage, moi. Merci pour la visite.
Le curé Berzinger remit son chapeau et s’éloigna, les épaules voûtées, accablé par tant de mauvaise foi. Il n’y avait rien à tirer de ce Jules ; un obsédé, voilà ce qu’il était. »

Extrait
« Que de guerres! Celle de Trente Ans a saigné la Lorraine et l’Alsace à blanc. Mon Dieu, gémissait Eulalie, que de misères pour les pauvres gens! Les mercenaires, des Suédois employés par Richelieu, s’en sont donné à cœur joie. Sur leur étendard figurait une horrible devise: « Tuez-les tous! » Ces habitants de l’Est qui valaient moins que des chiens. Comme s’ils étaient galeux… C’est comme je te le dis, ma petite Henriette. Nous n’étions que des barbares tout juste bons à être donnés aux cochons ou jetés dans l’étang. Deux siècles plus tard, tu vois, ma fille, on s’en souvient encore. Ce cardinal nous a fait tellement souffrir. On s’est raconté toutes ces histoires, le soir, au coin du feu, pour ne pas oublier. Souviens-t’en et parles-en à tes enfants! C’est notre histoire. Il ne faut pas qu’elle se perde. »

À propos de l’auteur
Élise Fischer est née à Champigneulles d’un père lorrain et d’une mère alsacienne. Journaliste, elle a longtemps travaillé pour Côté Femme (aujourd’hui Vivre Plus). Elle est productrice et animatrice de l’émission littéraire Au fil des pages sur RCF (réseau national) et membre du jury du Concours de nouvelles des lycéens de Lorraine. Elle est l’auteur de nombreux romans parus chez Calmann-Lévy et également aux Presses de la Cité et chez Fayard. (Source : Éditions Calmann-Lévy)

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