In "Jour blanc". (c) Allia.
Tout a commencé par hasard. Et par une blague.Quand j'ai découvert un jour, bien longtemps après qu'il ait été posté, un commentaire sur une de mes notes de blog. "Très beau travail...mais un peu court jeune fille ;-p. !!!", était-il écrit à propos de "Pauline Kalioujny, lauréate 2018 du Grand prix de l'illustration de Moulins" pour son album "Promenons-nous dans les bois", un leporello (livre-accordéon) de 56 pages paru chez Thierry Magnier en 2017 (lire ici).
L'auteur du commentaire, Alexis Gallissaires, l'avait accompagné d'un lien menant à son "Jour blanc" (Allia, 70 pages), son second livre chez cet éditeur après "Jimmy" en 2006. Un leporello entièrement réalisé au crayon noir, long de 16,10 mètres! Pas d'explication en page de titre. Guère davantage dans les mots de l'auteur en quatrième de couverture: "Ce sera important. Ce sera essentiel. Ce sera faux."
Il me restait donc à examiner "Jour blanc" en détail, sans chercher davantage à savoir à qui s'adressait le "jeune fille" du commentaire? C'est un ouvrage de bon format, pesant près d'un kilo, en papier épais, et qui cache bien son jeu. Rien en couverture ne laisse imaginer la fresque hallucinante et hallucinée que recèlent ses pages en accordéon. Expérience sensuelle, voyage vertigineux, tourbillon paranoïaque. Pour bien l'apprécier, le livre est à manipuler plutôt posé sur une table que sur les genoux car dérouler ce travail d'artiste double page par double page - ou plus - nécessite de l'espace.
(c) Allia.
L'immense frise est organisée en boucle. Il s'agit en réalité d'un seul dessin gigantesque qui se décline en de multiples séquences s'attelant les unes aux autres. Mots et dessins se répondent et se poussent chacun plus loin. "J'ai longtemps cherché comment organiser cette matière que je voulais asphyxiante", en dit l'auteur. "Jour blanc" est un cheminement échevelé entre rêves et cauchemars, ponctué de bribes de réalité.
"Il y a environ quatre ans", m'explique Alexis Gallissaires, "je songeais à un nouveau projet. Je voulais mêler à nouveau mes dessins à mes écrits. Depuis "Jimmy", mon travail avait beaucoup évolué. Mes envies aussi avaient changé. J'ai commencé à rassembler mes idées et les images affluaient naturellement. Cependant ces visions étaient martelées par le tambour des pages. Je voulais dessiner une rivière mais toutes mes intentions se trouvaient disséquées par l'intransigeance du format du livre. Même mes idées étaient conditionnées par la structure de cahier et les coups de poignard de ses pages. J'étais fatigué de ne pas trouver de solution et de courir après un désir impossible à assouvir. Ma foi en mon travail s'épuisait. J'ai souvent pensé abandonner, m'avouer vaincu.
Une nuit, j'ai décidé d'arrêter et d'enterrer ce rêve de fleuve. J'étais presque heureux. Mon livre était mort, mon avenir aussi.
Parfois l'inconfort a ce talent de changer notre regard sur ce qui nous entoure. Certaines situations hors du commun font resurgir des instincts dont on ignorait jusqu'alors l'existence. Quand j'ai eu devant moi cette longue table dans le lieu où je logeais, elle est apparue comme ma solution. Mon livre est devenu possible. Immédiatement, son hérédité fut révélée. J'ai revu la tapisserie de Bayeux, la colonne Trajan. J'ai repensé aux rouleaux de la Torah, aux codex mayas, aux fresques et bas-reliefs antiques. Je devais revenir à l'origine de la narration, aux bêtes noires et rouges sur les parois des cavernes. Je devais désapprendre le livre. Il me fallait être inculte.
J'ai commencé à dessiner. Dans ma tête, une petite fille chantait: "3 p'tits chats, 3 p'tits chats…"
C'était évident. Je dessinais et écrivais en même temps. Les mots m'avouaient parfois leurs visages. Les figures démasquaient parfois le texte. J'étais heureux. Tout ceci était certainement inutile. Je ne m'en souciais pas. Tout l'était avant ça et le serait aussi après. J'étais au milieu de nulle part, à ma place. Je n'avais pas peur. Je savais que le papier savait tout, qu'entre les irrégularités du grain s'allongeaient déjà tous les dénouements. Je ne voulais écouter que ses vergetures car elles en savaient plus que moi. Alors j'ai regardé ces nuages et j'ai dessiné les secrets que mon ventre gardait.
Je ne voulais pas l' image comme le miroir de l'histoire. Je ne voulais pas qu'elle radote ce que les mots disaient plus simplement. Je voulais que les dessins soient l'inconscient du texte. Le seul bégaiement qu'il m'importait de montrer était celui de l'obsession, celle de Paul. J'imaginais cet "éternel retour". Dans ses répétitions seulement, l'avenir et le passé pourraient enfin mourir et ne plus jamais montrer que la paisible certitude du jour blanc. Je voulais dire combien la liberté est une épreuve, combien la contrainte peut être un refuge et que dans chaque fascisme, il y a le soulagement de l'obligation. Car, celui qui serre autour de son cou le collier des dictatures, se prémunit des brûlures de la responsabilité.
Du deuil de cet ouvrage était né ce livre. Aujourd'hui, je ne m'en étonne plus. La mort est le berceau de chaque vie. La matière est en permanence recyclée comme dans un jeu de construction. Je voulais témoigner de ces métamorphoses et j'ai construit cet ouvrage comme une boucle, dans ses rondeurs tournent les miracles de la réincarnation.
"Jour blanc" est un objet unique que nous voulions pourtant rendre accessible au plus grand nombre. Allia a eu le courage de soutenir ce projet et de se battre pour qu'il existe. Chaque instant de sa production fut un défi technique. Le format du livre traditionnel a complètement découragé toutes les autres formes primitives de narration. Elles ont dû s'expatrier et tenter d'exister malgré tout dans la marginalité. Le "livre" est un objet sacré. C'est un lieu de savoir, de liberté et d'émancipation. Il affranchit. Paradoxalement, l'intelligence et l'évidence de sa structure ont aussi invalidé toutes les autres possibilités. Se faisant, ce classicisme formate aussi la pensée et la création. Une des lois fondamentales de la théorie de l'évolution veut que la contrainte engendre l'invention de réponses adaptatives. "Jour blanc" est le fruit de cet instinct."
(c) Allia.
En ouvrant "Jour blanc", on découvre le narrateur dans sa chambre. C'est la fin de la nuit. Il médite. Un hamster joue avec des fleurs de papier peint nées de courbes sinusoïdales comme sorties d'un graphique. Puis, tout de suite, images et propos s'emballent. Des pupilles se multiplient et se déforment, entrent en résonance avec les motifs muraux, glissent vers des analogies de forme comme les bonbons M & M's... Entrent d'autres hamsters, des têtes de Mickey. Le texte nous en dit plus sur l'identité du narrateur et son état de détresse.
"J’ai découpé des bandes de deux mètres dans mes rouleaux de papier et j'ai dessiné. Tout était simple les premiers temps. Quand le doute m’accaparait alors c’est dans dans la fatalité et l impossibilité d’abandonner que je trouvais suffisamment d’inconscience pour ne pas reculer. Impossible de renoncer, j étais allé trop loin. Quand le plaisir a lui aussi disparu, j’ai persévéré en imaginant rembourser ainsi tous les chagrins, toutes les culpabilités et m’acquitter un peu au moins de cette dette contractée des années durant auprès de ceux que j aime tant et si mal pourtant."
(c) Allia.
On s'enfonce dans le rêve, dans des images où tout est à comprendre et à interpréter, ou à laisser infuser. Dans des mots qui ricochent toujours plus fort, s'enfoncer toujours plus loin, dans une quête où le temps et la gravité ont muté. Comme le héros, qui se livre de plus en plus. Son passé de travailleur, dans un autre pays, ses errances actuelles, ses manies et ses observations. Que ce soit dans sa chambre d'hôtel ou au fast-food voisin. Et toujours ce thème des aliénations qui transparaît dans les dessins, souvent très inquiétants, ces souvenirs de jeux d'enfant avec les formes abstraites, ces jeux graphiques qui rebondissent les uns sur les autres, ces images qui prolongent les mots, les déforment. Ici un visage dans un miroir, là des mains soldats, et partout des hamsters, des roues, des bulles, une tête de poisson ici, des yeux en séries là. Le vent du coin rendrait-il fou?
"Je souhaitais uniquement que mes intuitions défilent. J'ai accepté qu'elles n'avaient pas à être justifiées. Je voulais réprimer le consentement narcissique du motif. Les mystères ne seraient jamais des énigmes. Je devais uniquement voir et respecter l'injustice de leur existence. Etre un spectateur médusé par l'incompréhensible."Les mots reprennent, en longues giclées, comme cédant à une panique. L'imprévu s'annonce-t-il? Inimaginable pour le narrateur qui veut suivre son protocole, se rappeler ces quelques jours de neige recouvrant tout de sa blancheur, ce "jour blanc", ces moments de bonheur, de contrôle, laminés par le retour de la boue.
"Paranoïa". (c) Allia.
"Dans un dessin intitulé "paranoïa", j'ai tenté de mettre en scène ce que modestement j'avais compris de ce mon court séjour dans l'illusion de la persécution. On y voyait un corps entouré d'une foule d'animaux de compagnie.
A mon sens, la paranoïa se manifeste entre autres dans le fait d'appréhender un élément autrefois amical ou au moins indifférent en tant que menace. Ainsi la méfiance naîtrait finalement des images du quotidien.
(c) Allia.
Ce compagnon si docile, dévoué et domestiqué dépendant qu'est l'animal de compagnie me semblait être l'emblème de ce que la folie déroute et enfin retourne contre le paranoïaque.
Les hamsters (les souris, les rats, mais uniquement les blancs sur qui les expériences sont menées en laboratoire) personnifient au sein de la frise les dangers (le fantasme alarmant de tout ce qui encercle la chambre de Paul). Suivant le même raisonnement, les doigts sont les effets de la loi imparable et organisée de la dépendance."
Un dernier somme mène le narrateur à une autre urgence, une dépendance à de minuscules cailloux blancs, à une chimie dont il connaît le pouvoir et qu'il recherche. S'en suivent des visions graphiquement délirantes et une réflexion sur le noir du pétrole récolté, contagieux sur l'être humain, et le rappel de la rencontre avec Bill, déterminante, minante, les illustrations en attestent. Un évanouissement, une fuite, une halte dans cette chambre. Entre chaînes et jeux d'enfant jusqu'à la disparition finale.
"Jour blanc" est une œuvre d'art rare et exigeante qui récompense ceux qui s'y risquent.