Doublé en blanc et noir pour P.O.L. au Wepler

Par Lucie Cauwe @LucieCauwe

Marie-Rose Guarniéri, de la librairie des Abbesses
et les lauréats 2018, Bertrand Schefer et Nathalie Léger.


Faille spatio-temporelle. Sept jours se sont écoulés sans que je les voie. Où est donc passée la semaine du 12 novembre? Je reprends pied dans la réalité, en léger différé.
Plaisir de découvrir le verdict du prix Wepler-Fondation La Poste, créé par Marie-Rose Guarniéri, de la librairie des Abbesses (Paris 18e), soutenu par la brasserie Wepler et la Fondation La Poste, et qui pointe chaque année des livres littérairement intéressants.
Affiche pleine des couleurs de Lamia Ziadé pour l'édition 2018 et verdict en noir et blanc, en cette vingt-et-unième édition qui  attribue le prix (10.000 euros) à Nathalie Léger pour "La robe blanche" et la mention spéciale (3.000 euros) à Bertrand Schefer pour "Série noire", deux romans publiés chez P.O.L.
Deux excellents livres et un hommage discret, et même unique, à la mémoire de Paul Otchakovsky-Laurens, fondateur et patron de P.O.L., mort dans un accident de la route le 2 janvier de cette année (lire ici).
Chez Nathalie Léger, la mariée n'était pas en noir, mais en blanc. Et elle était en route vers Jérusalem. Dans ce très beau roman qu'est "La robe blanche" (P.O.L., 144 pages), la romancière met en correspondance la performance que l'artiste conceptuelle milanaise Pippa Bacca tenta en 2008, et l'histoire de sa propre mère dans les années 1970, épouse abandonnée, désireuse que son histoire se sache, que sa fille la venge de son père. "La robe blanche", comme si les mots pouvaient rendre justice à la détresse d'une mère. Comme si une robe de mariée pouvait être un symbole de paix. Comme si des rêves pouvaient être plus forts que le réel.
Ce sont ces deux récits distincts dans le temps et sur la carte, sans rapport l'un avec l'autre, que Nathalie Léger nous donne à connaître et entrecroise tout au long de son troisième roman chez le même éditeur, bref et dense, après "L'exposition" (2008) et "Supplément à la vie de Barbara Loden" (2012, prix du livre Inter), après une biographie au ton original, "Les vies silencieuses de Samuel Beckett" chez Allia (2006).
Pippa Bacca, une artiste italienne de 33 ans, voulait promouvoir la paix mondiale en réalisant un voyage en auto-stop de Milan à Jérusalem, via les pays de l'ex-Yougoslavie, la Turquie, le Liban, la Syrie, la Palestine et Israël, afin de faire "un mariage entre les différents peuples et nations" en portant symboliquement une robe de mariée lors de son voyage. Arrivée à Gebze en Turquie, elle fit une mauvaise rencontre, fut violée et assassinée.
Elles étaient deux jeunes femmes en réalité, Pippa Bacca et Silvia Moro, et leur projet "Brides on Tour" devait se terminer par une exposition, à leur retour en Italie de cette robe blanche portée du début à la fin de la performance, ainsi que la documentation filmée et écrite de ce voyage symbolique. On sait ce qu'il est avenu et l'idée de porter un "message de paix et de solidarité" s'est terminée d'une manière "aussi terrible qu'absurde", selon ceux qui ont soutenu le projet. Il a été décidé d'organiser malgré tout l'exposition autour de cette robe de mariée maculée. Avec une symbolique différente, celle de la défiance entre êtres humains. Et peut-être celle des limites de l'art face à l'horreur humaine.
Quand Nathalie Léger a découvert cette histoire il y a quelques années, elle en a été intriguée et bouleversée. La jeune artiste était-elle artiste ou martyre? Candide ou sacrifiée? Son intention de vouloir faire régner l'harmonie par sa seule présence en robe de mariée captive la narratrice. Mais il la submerge par sa volonté de réparer par ce voyage quelque chose de démesuré et qu'il n'ait pas abouti. Et lui fait réaliser que si cette histoire vraie la touche tant, c'est qu'elle en accompagne une autre, la sienne, plus précisément celle de sa mère. Cette mère qui lui demande inlassablement de raconter son mariage et de l'injustice criante du jugement de divorce qui été prononcé en 1974, pour pouvoir réparer sa propre histoire blessée.
Les mots ont-ils le pouvoir de réparer? Assemblés par Nathalie Léger, ils ont en tout cas celui de nous embarquer dans un livre richement documenté sur différentes performances artistiques, d'une humanité et d'une compassion contagieuses et d'une liberté de pensée précieuse.
Pour lire en ligne le début de "La robe blanche", c'est ici.
Chez Bertrand Schefer et son roman "Série noire" (P.O.L., 176 pages), on découvre aussi un livre épatant, qui tresse habilement la réalité, du côté faits divers, on s'en doute, l'art, cinéma et littérature, et la fiction. Mais dans un tout autre genre que Nathalie Léger. Il s'agit du quatrième roman du cinéaste et romancier chez P.O.L., après "Martin" (2016), le beau portrait d'un ami d'enfance qui s'est marginalisé, "La photo au-dessus du lit" (2014, lire ici) et "Cérémonie" (2012), sur la disparition de la mère aimée, ainsi qu'un premier roman relatant un parcours initiatique chez Allia en 2008, "L'âge d'or".
Avec régulièrement de longs passages sans alinéas, comme écrits d'un souffle, "Série noire" rappelle ce roman qui a inspiré un fait divers et devient lui-même un roman. En 1960, la France vécut son premier grand kidnapping, un enfant de quatre ans de la famille Peugeot enlevé contre rançon, avant de découvrir qu'il était calqué mot pour mot sur un roman américain de la Série noire!
On y rencontre un jeune ouvrier, revenu de la guerre d'Algérie, reconverti dans la vente d'électrophones, grand séducteur arpentant les nuits parisiennes, une jeune Danoise superbe qui découvre Paris et Saint-Germain-des-Prés en compagnie d'Anna Karina et un escroc de trente-neuf ans, antisocial viscéral.
S'appuyant sur une enquête approfondie et des documents judiciaires inédits, Bertrand Schefer raconte ces trois personnages que rien ne destinait à s rencontrer et qui se retrouvent au centre d'un fait divers retentissant. Son livre se déploie comme un roman policier et se déplace peu à peu sur une autre scène où la littérature et le cinéma deviennent les vrais protagonistes de l'histoire. On y croise Antonioni au festival de Cannes, Anna Karina, Françoise Sagan, Kenneth Anger, Jean-Jacques Pauvert, Simenon, Histoire d'O et les tournages de Clouzot et de Truffaut. On y rencontre le monde des artistes de music-hall, des concours de beauté. Une France où les médias de plus en plus puissants prennent désormais en charge le récit des événements. Une enquête autour de photos passées à la loupe et de scènes de films dont on découvre l'envers du décor. Une investigation sur les puissances de la fiction et les frontières de plus en plus floues entre la réalité et ses images. Une lecture épatante.
Pour lire en ligne le début de "Série noire", c'est ici.

Les lauréats 2018, Bertrand Schefer et Nathalie Léger. (c) David Raynal.


Les discours des lauréats

NATHALIE LÉGER
PRIX WEPLER FONDATION LA POSTE 2018

"Ça se passe un dimanche, la nuit est tombée depuis longtemps, il pleut. Une dernière fois, vous ouvrez mélancoliquement le merveilleux petit dossier du Prix Wepler reçu par La Poste, affiches, affichettes, cartons: de toutes façons, il est trop tard maintenant, vous ne l'aurez pas ce fameux Prix, vous ne l'aurez pas, vous décevrez: vos amis, votre éditeur – vous vous dites une fois encore cette phrase dont vous ne savez plus si elle est de Barthes ou de Gide: "Seul un dieu accepte de décevoir" — histoire de vous remonter le moral. Eh bien, voilà! vous décevrez, il faut y consentir.Et puis le téléphone sonne.
La voix de Marie-Rose Guarniéri.
Et derrière: un fond sonore de jubilation, celle de tout un jury, des exclamations, une présence vibrante, euphorique, semble-t-il. Alors brutalement, presque douloureusement tant c'est soudain, l'affolement joyeux chasse toute morosité, c'est une frénésie, une discrète électrisation qui empêche d'ailleurs de répondre intelligemment à l'annonce qui vous est faite. Parce que c'est étrange et c'est bête, mais, à ce moment-là, ce coup de fil ressemble un peu à une annonciation. Vous êtes plongée dans l'écriture, dans la construction d'une abstraction; vous êtes plongé dans ce travail, dans cette solitude — et on vient vous en tirer pour vous annoncer que vous êtes un écrivain. Vous n'y pensiez pas, vous pensiez à cette chose un peu folle (écrire), mais on vous dit: vous l'êtes. Parce que c'est ça un Prix, un Prix, c'est le réel. Et le réel de l'écriture, ce sont les lecteurs, tous ces ardents lecteurs qui ont passé, par exemple ici, au Wepler, leur été dans nos livres, ceux qui autour d'une table hier, ce fameux dimanche de pluie, ont été furieusement attentifs à nos livres, l'ont été dans les livres, attentifs et combatifs, ce sont bien eux qui nous éclairent sur qui nous sommes. Et c'est heureux.
Mais dans cette surprise émue, je voudrais dire surtout ceci: l'émotion vient de ce prix-là, le Prix Wepler, pour ce livre-là. Un Prix à qui le mot de littérature ne fait pas peur, un Prix qui déclare, avec entêtement, que la littérature est follement désirable, c'est plus rare qu'on ne croit. Et si je dis: ce prix-là pour ce livre-là, c'est que j'ai cherché dans la texture de cette "Robe blanche", dans l'intention de cette artiste dont je raconte le périple, cette artiste qui voulait faire régner le bien par la seule grâce de sa robe de mariée, j'ai cherché, dans la force impuissante de sa bonté, à réparer, par les mots, l'humiliation faite à une autre femme, ma mère, j'ai cherché non pas à faire justice, mais, pour sécher enfin ses larmes, à dire le juste.
En reconnaissant ce livre, le jury du Prix Wepler donne de la voix et fait écho à ce désir fou: dire, dans la pesée des mots, l'amplitude du sentiment, l'exactitude de l’émotion.
Et je veux dire enfin, que c'est aussi: ce prix-là pour cette maison-là. P.O.L. Ce prix-là, avec vous, amis, jury, soutiens, ce prix-là pour l'histoire de cette maison, pour sa vitalité, pour la fierté d'y appartenir, la fierté!, ce Prix pour celui qui l'a créée, ce Prix pour celui qui aujourd'hui dessine son avenir, pour toute cette équipe qui lui donne souffle chaque jour. Ce Prix pour une maison qui a tant d'esprit."

BERTRAND SCHEFER
MENTION SPÉCIALE DU JURY DU PRIX WEPLER FONDATION LA POSTE 2018

"Les choses ont parfois du sens… une mention spéciale, pour un livre qui restera pour moi justement très spécial, parce qu'il a marqué un tournant dans le travail entrepris depuis quelques années avec Paul Otchakovsky-Laurens – et ce n'est pas facile à dire aujourd'hui – à qui j'avais donné jusqu'alors des textes sensiblement plus autobiographiques. Paul s'est engagé à m'aider sur ce projet qui nécessitait du temps et des recherches et un tout autre rapport à la fiction. Il m'a épaulé, il a eu la patience d'attendre, il m'a fait confiance. Et pour reprendre le dernier mot de son film "Éditeur", je pense à lui ce soir qui m'a dit "oui" pour la dernière fois, et je remercie Frédéric Boyer, de tout cœur, qui m'a dit "oui" pour la première fois.
Spécial aussi, parce qu'il s'agit d'un livre sur un fait divers inédit en France, le premier grand kidnapping médiatisé, qui s'inspire lui-même pour la première fois à la lettre d'un roman. J'ai tenté de comprendre le lien qui unissait ici la réalité des faits et la réalité des livres, et voir comment les deux pouvaient communiquer et parfois s'échanger au point de brouiller toute notre perception des événements. Et j'ai constaté une chose: ce qui démarrait comme une enquête documentaire devait se transformer en roman pour parvenir à son terme.
Chemin faisant j'ai essayé de retraverser une époque étrange, le début des années 1960, dont je n'arrive pas à savoir s'il reste encore quelque chose aujourd'hui, hormis dans la mémoire de quelques films. Quand on pense que tout a disparu, que la marche du monde a consciencieusement effacé toutes les traces, tous les usages et les modes de vie, il suffit parfois de se promener dans Paris pour sentir ces temps remonter à la surface et les époques se superposer. Les personnages de cette affaire habitaient et hantaient justement le quartier où nous sommes, entre République, les Batignolles, Clichy et Pigalle. Et lorsqu'ils n’étaient pas dans un café de Montparnasse ou un club de Saint-Germain-des-Prés, c'est au Wepler qu'ils se retrouvaient, j'en ai la preuve formelle. Ils élaboraient là un nouveau plan devant des huîtres et une coupe de champagne, et ce plan se retrouverait dans un livre qui, avec un peu de chance, et c'est finalement ce qui rend les choses si spéciales, se retrouverait à son tour au Wepler un soir comme celui-ci, en si bonne compagnie."