C’est l’une des BD les plus enthousiasmantes publiées en 2018! « Edmond » est l’adaptation en bande dessinée de la pièce de théâtre du même nom d’Alexis Michalik, qui remporte un immense succès depuis sa création en 2016. Signée par Léonard Chemineau, à qui on devait déjà les excellents « Julio Popper » et « Le travailleur de la nuit », cette BD virevoltante se déroule sur un rythme trépidant. On ne s’ennuie pas une seule seconde dans ce livre peuplé de personnages hauts en couleurs, qui raconte l’écriture de la mythique pièce « Cyrano de Bergerac » par Edmond Rostand à la fin du XIXème siècle. Rencontre avec Léonard Chemineau, un auteur à suivre de près. Mine de rien, il est en train de s’imposer comme l’une des valeurs sûres de la bande dessinée actuelle.
Pourquoi « Edmond »? Vous avez toujours été fan de Cyrano de Bergerac?
Non, pas du tout. D’ailleurs, je ne connaissais même pas Cyrano avant de me lancer dans ce projet. Je n’avais vu ni la pièce de Rostand, ni le film de Rappeneau. De manière générale, je n’avais d’ailleurs pratiquement jamais été au théâtre avant de m’attaquer à cette BD. J’en avais fait un tout petit peu quand j’étais au collège et j’avais été voir « La vie parisienne » d’Offenbach à l’Opéra Comique, dont je garde un très bon souvenir. Mais pour le reste, ma connaissance du monde du théâtre était vraiment très succincte.
Du coup, comment vous êtes-vous retrouvé à faire cette adaptation BD de la pièce d’Alexis Michalik?
C’est mon éditeur, Rue de Sèvres, qui m’a proposé de travailler sur ce projet, au moment où j’étais en train de terminer « Le travailleur de la nuit ». Lorsque j’ai été voir la pièce, j’ai immédiatement repéré dans ce texte l’occasion de montrer une part de moi que j’avais plutôt réfrénée jusqu’à maintenant. Ce que j’avais fait avant « Edmond » était plus sérieux, plus dramatique, avec des personnages et des thèmes moins joyeux. Or, j’ai un trait qui a naturellement tendance à être comique. Ou tragi-comique, en tout cas. « Edmond » était l’occasion pour moi de faire des trognes aux personnages et de faire virevolter les corps. J’ai d’ailleurs envisagé ce projet un peu comme une danse.
Est-ce que ça veut dire que cette BD est davantage en lien avec votre personnalité que ne l’étaient « Julio Popper » ou « Le travailleur de la nuit », vos deux albums précédents?
Je crois qu’on peut dire, en tout cas, que ce nouvel album est plus en lien avec une autre facette de ma personnalité, que j’avais envie d’explorer. Je pense qu’en tant que dessinateur, on n’est jamais figé sur un trait. Celui-ci continue à évoluer tout au long de la vie. Mon prochain album, sur lequel je suis en train de travailler avec Wilfrid Lupano, poussera d’ailleurs le trait comique encore un peu plus loin par rapport à « Edmond ». Mais après ça, je sais que j’aurai sans doute envie de repartir vers quelque chose de plus tragique à un moment. Je ne veux me fermer aucune porte.
Graphiquement, comment fait-on pour adopter un trait plus comique?
Chez moi, ça passe par le fait de voir les personnages comme des petits pantins que l’on doit manipuler. Ce qui est très important, c’est que les personnages soient expressifs. Au niveau des visages, c’est assez facile, mais il faut aussi que cette expression passe par les corps. Un dos voûté, un torse fier, les bras qui s’agitent, il ne faut rien s’interdire et jouer sur tous les éléments possibles. Graphiquement, il faut s’autoriser à tout déformer, du moment que ça reste crédible bien sûr.
Dans cet album, il y a une série de personnages qui ont réellement existé. Est-ce que vous vous êtes inspiré de documents existants pour les représenter ou bien avez-vous laissé libre cours à votre imagination?
Pour moi, ce qui importait avant tout dans cet album, c’était de préserver l’intérêt et l’attention du lecteur. La véracité historique était moins une priorité absolue. C’est d’ailleurs le cas aussi pour le texte de Michalik. A certains moments, il est très proche de la réalité et à d’autres moments, il l’est beaucoup moins. Dans la BD, je me suis donc laissé la même marge de liberté pour la création de mes personnages. Certains sont issus de la vraie tête des personnes de l’époque, comme l’acteur Coquelin par exemple. Rostand lui-même a aussi à peu près la bonne tête dans mes dessins, même si je l’ai rendu beaucoup plus expressif que dans la réalité. D’autres, par contre, ont été complètement recréés, notamment les deux personnages féminins principaux. Jeanne et Rose ont réellement existé, mais elles ne ressemblaient pas du tout à ça. Le truc, c’est qu’il me fallait une brune et une blonde pour que graphiquement, on puisse tout de suite identifier l’une et l’autre. Comme il y a beaucoup de personnages dans l’album, il a fallu que je leur donne des morphologies particulières, afin qu’on puisse les repérer facilement. Les producteurs corses, par exemple, s’inspirent des Corses dans Astérix, avec un nez en bec d’oiseau, les joues creusées et le front très bas. On ne voit jamais leurs yeux non plus, ce que je trouvais très marrant. Le seul moment où on les voit, c’est dans la scène finale, ce qui a évidemment une signification. Il faut jouer avec des symboliques comme celles-là dans la BD.
Il y a beaucoup de BD qui s’inspirent de films ou de romans. Le lien entre BD et théâtre est plus rare, non?
Oui c’est vrai, il n’y a pas trop de liens entre les deux. Pourtant, je trouve qu’on est plus libre en adaptant une pièce de théâtre en BD qu’en adaptant un roman. La difficulté dans un roman, c’est qu’il n’y a pas que les dialogues, il y a aussi beaucoup de descriptions des décors et des personnages. Dans le théâtre, par contre, on n’a que les dialogues et l’enchaînement des scènes. C’est beaucoup plus simple, parce que du coup, chaque metteur en scène peut réinterpréter le texte, tout en respectant l’esprit de la pièce.
Justement, quelle a été votre réinterprétation de la pièce d’Alexis Michalik? Vous avez respecté le texte à la lettre ou vous avez dû faire beaucoup d’adaptations?
J’ai fait beaucoup d’adaptations. J’ai condensé pas mal de dialogues et j’ai écarté ou raccourci certaines scènes. J’ai cherché également à suggérer certaines choses grâce au graphisme ou grâce aux décors plutôt que simplement par le texte. Le point principal, c’est la lisibilité. Cela paraît idiot à dire, mais il faut que le lecteur comprenne l’histoire. Les deux pires ennemis pour un scénariste, c’est soit que le lecteur ne comprenne pas ce qui se passe, soit qu’il s’ennuie. Il fallait donc absolument éviter ça.
Au fur et à mesure des pages, on a l’impression que le texte original de la pièce « Cyrano de Bergerac » prend de plus en plus de place. C’était voulu?
Oui bien sûr, c’était une volonté de ma part. Un des objectifs de la pièce « Edmond » écrite par Alexis Michalik est de donner envie de relire « Cyrano de Bergerac », ainsi que d’autres écrits plus anciens. Aujourd’hui, on n’a plus tellement l’habitude d’entendre un beau texte en vers, alors que c’est quelque chose de très puissant. On le sent quand on assiste à la pièce. Ce que je voulais, c’était faire passer ça dans ma BD. A côté du côté humoristique de mon livre, je voulais absolument utiliser ces phrases puissantes écrites par Rostand. J’ai vraiment cherché à garder la substantifique moelle de Cyrano.
Comment expliquez-vous qu’un auteur considéré comme raté pendant longtemps parvienne tout à coup à écrire un chef d’œuvre comme « Cyrano de Bergerac »?
Selon moi, c’est une question d’alignement des planètes. Edmond Rostand a toujours été un auteur avec une grande culture littéraire, capable d’écrire des choses très puissantes, mais pour une raison ou l’autre, il n’arrivait pas à les exprimer. A un moment, il parvient tout à coup à le faire. Et il écrit sa pièce à une époque où les gens sont disposés à recevoir ce genre de texte. C’est la conjonction de plusieurs facteurs.
Qui sont les auteurs de BD qui vous influencent?
J’aime beaucoup Giraud. Mais au sommet de tout, je place Franquin, parce que dans ses dessins, ça bouge en permanence. Cela me parle énormément parce que je suis de la génération qui a grandi avec « Retour vers le futur », où ça n’arrête pas d’aller dans tous les sens. Aucun personnage n’y est jamais posé. Du coup, j’ai envie aussi de faire ce genre de BD. C’est pour ça que j’ai beaucoup aimé travailler avec Alexis Michalik. Comme il est issu de la même génération zapping que moi, il se rend compte qu’il faut arriver en permanence à maintenir l’intérêt du spectateur. Sa pièce « Edmond » est écrite comme une série: on ne s’y ennuie jamais. C’est très agréable pour un dessinateur, parce que ça virevolte.
Est-ce que vous pouvez en dire un peu plus sur votre prochain projet avec Wilfried Lupano?
C’est une histoire qui va se passer autour de l’an 1.000 en Espagne, à l’époque où celle-ci est musulmane. Je ne vais pas trop en dévoiler, mais je peux déjà dire que ce sera un gros « one shot » de plus de 200 pages, dans lequel il va être question d’un sauvetage de livres et de la transmission du savoir à travers les civilisations. Je suis à fond dedans, mais je crois que j’en ai encore pour deux ans de boulot, donc ce n’est pas pour tout de suite.
Les BD très volumineuses sont à la mode pour le moment, non?
Ce qui est intéressant avec un gros « one shot » comme celui-là, c’est qu’on a l’impression de créer une entité finie, propre et vraiment bien réfléchie. Cela permet aussi de passer plus de temps sur l’objet livre en lui-même, en collaboration avec l’éditeur. Dans cette histoire, cet objet jouera d’ailleurs un véritable rôle. Personnellement, j’avoue qu’en tant que lecteur, je suis très friand des gros romans graphiques. C’est difficile à faire parce que ça dure longtemps et qu’il ne faut jamais relâcher le souffle, mais une fois que le livre est là, c’est très plaisant d’avoir un objet fini comme celui-là entre les mains. Et surtout, c’est très agréable à lire!