« Lieux et espaces du pouvoir ». Ce pourrait être le titre de bien des thèses parues en littérature comparée. C’était surtout le nom d’un séminaire doctoral qui, un soir de décembre, invitait Julie Wolkenstein à l’université. Les séminaires doctoraux sont les bacs à sable de la recherche : nous autres jeunes chercheurs y faisons nos griffes en présentant nos sujet de recherche, de préférence en l’absence de professeurs installés. Ce soir-là, les thésard·es à la table du débat, et le public exclusivement étudiant, auraient pu donner à cette rencontre l’allure d’un cours de maternelle ; mais vu notre curiosité studieuse, vu aussi la nonchalance et les provocations dans les réponses de Julie Wolkenstein qui, de temps à autres, tirait bruyamment sur sa cigarette électronique, l’ambiance avait quelque chose du conseil de discipline d’une ado à problèmes. Confiante néanmoins, l’autrice nous a fait l’honneur de nous suivre au pot de fin de séance du séminaire, et jusque dans un bar de la place de la Contrescarpe.
L’œuvre de Julie Wolkenstein met beaucoup en scène l’université. L’héroïne de Juliette ou la Paresseuse (1999) est une thésarde ; Colloque sentimental (2001) décrit une journée de colloque ; dans son dernier roman, Les Vacances (2017), Sophie et Paul, deux universitaires, sont en quête d’un film perdu d’Éric Rohmer. Ainsi le monde de la recherche était le « lieu et espace du pouvoir » de cette séance. La romancière, maîtresse de conférence en littérature comparée à l’université de Caen, le connaît bien. En avoir fait un décor omniprésent de son œuvre, elle y reconnaît volontiers la marque de sa « paresse ». De même elle avoue, avec une sorte de fierté honteuse : « je suis très casanière, et j’ai toujours fait des personnages casaniers ».
À la fois polar et campus novel, Les Vacances propose surtout une satire du « rituel monastique » de la recherche, dont le décor opportun est ici l’ancienne abbaye investie par l’Institut mémoires de l’édition contemporaine (IMEC). Dans la recherche selon J. Wolkenstein, les titres du prestigieux professeur ne donnent rien de plus qu’un sarcastique « trône en toc » ; ses personnages, Sophie et Paul, doivent dépoussiérer ce monde-là par leurs enquêtes et la profondeur donnée à leurs caractères, mais surtout par leur esprit ludique et leur ironie : qualité qui court les rues mais que la romancière semble considérer comme exceptionnelle.
D’ailleurs elle ne se cache pas d’être romancière plutôt que chercheuse : elle ne croit pas à la recherche. La fréquentation des bibliothèques, qu’elle croit à peu près totalement inutile à la société, ne peut guère aboutir qu’à « apprendre sur soi-même », et J. Wolkenstein de rappeler alors cette sentence de Claude Simon : « même l’imaginaire est autobiographique ». « J’ai tendance à tuer les universitaires de mes romans », ajoute-t-elle par goût de la raillerie. Dans Les Vacances, le personnage de Sophie est retraitée de l’université : situation violente et désagréable dans laquelle on perd tout pouvoir du jour au lendemain, jusqu’à ne plus rien signifier. Rien signifier n’effraie guère Julie Wolkenstein : « Moi, si je pouvais, je prendrais ma retraite aujourd’hui ».
Place de la Contrescarpe, le séminaire se prolonge en terrasse. Le verre de vin à la main, les yeux mi-clos à la Patti Smith, l’air Charlie, Julie Wolkenstein y semble enfin elle-même. Elle discute avec passion, des heures durant, de sujets les plus frivoles possibles, comme les séries télévisées. Loin d’elle les tristes sujets ! Ainsi du féminisme : « je ne voulais pas écrire un livre féministe », nous explique-t-elle de son Heure anglaise (2000), où elle s’est inspirée de la maladie de son mari médecin. Pour se dire féministe, il faudrait qu’elle croie au progrès : « Il y a de plus en plus de femmes dans l’université parce que ce n’est plus un lieu de pouvoir et que les hommes l’abandonnent », résume-t-elle avec un calme cynisme. Avant de partir, au second degré peut-être, Julie Wolkenstein nous invite à boire une flûte de champagne gratis pro Deo aux Deux Magots, dont elle a reçu le prix en janvier dernier. Elle agite devant nous sa carte Premium avant de s’en aller d’un pas lent.
Bientôt je m’en vais aussi, plus qu’un peu confus. Je veux payer ma pinte, mais le serveur m’arrête : « la dame a déjà payé toute la table ».
Il me revient à l’esprit que c’est un autre lauréat du prix des Deux Magots, Michel Crépu, qui a ouvert les portes de la revue N.R.F. à Emmanuel Macron, en mai 2018, lui accordant une longue interview complaisante sur ses supposés goûts littéraires.
Lieu et espace du pouvoir bourgeois parisien, la place de la Contrescarpe l’était certainement, le premier mai dernier, quand Alexandre Benalla tabassait pour le plaisir ; ce 12 décembre, elle l’était aussi, quoiqu’avec indolence et mondanité.