Il est rare que l'incipit du livre se retrouve en titre de mes billets, mais cette fois, cela me semble assez logique et assez fort. Evidemment à cause de ce mot, effrayant et inquiétant : "cadavres". Mais aussi à cause de la tonalité assez neutre de cette phrase, une évidence quotidienne. Une parfaite entrée en matière pour un livre qui est l'un des succès de la dernière rentrée littéraire d'automne, un premier roman récompensé par plusieurs prix et qui possède une vraie originalité : celle de briser l'habituelle candeur de l'enfant narrateur. "La Vraie Vie", d'Adeline Dieudonné (aux éditions de l'Iconoclaste), est un livre qui aborde des thématiques très fortes de manière à la fois pertinente et sans jouer absolument la carte du pathos. Une réflexion sur les apparences, qui sont souvent trompeuses, et sur le carcan familial, mais aussi sur des enfances bouleversées, où même le rêve n'est plus un refuge...
C'est une vie tranquille, dans un lotissement, quelque part en Belgique. Un joli pavillon près d'un bois, bucolique malgré son nom assez glauque, le bois des Petits Pendus. Là, vit une famille ordinaire, ne prenez pas le mot au sens péjoratif, mais rien ne distingue simplement ces gens de leurs voisins... Du moins en apparence.
Il y a le père, grand gaillard aux mains impressionnante, la mère, qui vit dans l'ombre de cet imposant mari, et les deux enfants, l'aînée, âgée de 10 ans et narratrice du roman, et son frère cadet, Gilles, môme tout juste sorti des langes. Enfin, il y a cette chambre, réservée à la collection du père, chasseur émérite, qui a rapporté du monde entier d'impressionnants trophées sur lesquels il veille jalousement.
Et même si les enfants ont interdiction d'entrer dans cette salle des trophées, même si la mère semble bien craintive aux côtés de ce père à la solide carrure, tout semble aller pour le mieux dans ce pavillon comme il en existe tant d'autres, les enfants grandissent gentiment et, à l'extérieur, rien ne laisse présager de quelque souci que ce soit.
Jusqu'à ce qu'un événement vienne tout changer...
Cet événement, je ne vous en parle pas, vous le découvrirez en lisant le roman. Sachez juste qu'il n'a rien à voir avec la famille, mais qu'il va avoir des conséquences radicales sur elle. Parce que, en quelques secondes, le regard des deux enfants va complètement changer, comme s'ils avaient été propulsés par cet événement dans un monde autre que celui qu'ils ont toujours connu.
Un monde hostile et violent, où la mère ne vit plus que lorsque son mari est absent, s'épanouissant dans le jardin qu'elle cultive et auprès des chèvres naines qu'elle élève, où le pauvre Gilles semble figé dans une attitude triste et butée, définitivement privé de ce sourire enfantin si craquant. Et où la jeune narratrice ne reconnaît plus rien...
La voilà lancée dans une quête pleine de détermination, mais qui semble bien délicate, pour retrouver sa "Vraie Vie", celle d'avant l'événement, lorsqu'elle s'amusait tout simplement et que son petit frère souriait sans cesse. C'est à l'extérieur de ce pavillon devenu bien peu confortable qu'elle espère trouver les solutions, sans encore imaginer que la vraie vie, c'est peut-être celle-là...
Ah oui, c'est un résumé assez bref, une fois n'est pas coutume, mais c'est un roman à l'argument assez simple, assez classique et même sans grande originalité... A priori. Parce que Adeline Dieudonné a bien pensé son affaire et qu'elle a mis en place une histoire nettement plus vénéneuse qu'on ne pourrait le penser d'abord.
Et cela ne passe pas seulement par le fond, mais bel et bien par la forme, et par ce regard très particulier qu'elle va confier à cette enfant qui nous raconte sa vie, ses vies. Oui, c'est vraiment, de mon point de vue, la force de ce livre : la jeune romancière belge ose briser des codes, ceux du roman d'apprentissage et du roman picaresque.
Car, la gamine, qui n'a certainement pas froid aux yeux, fait preuve d'une lucidité sans faille pour plonger dans la noirceur ambiante. On pourrait presque dresser un parallèle avec "le Magicien d'Oz" (eh oui, encore), où Dorothy quitte un monde rude, dans une Amérique rurale violemment frappée par la crise économique, pour atterrir dans un monde merveilleux.
Dans "La Vraie Vie", c'est presque le même principe, à l'envers. Un événement dramatique survient et, après lui, voilà la jeune fille perdue dans un monde qu'elle ne reconnaît plus, où tout est moche, hostile, violent, où le bonheur n'a plus sa place, où le danger devient omniprésent, où la peur est palpable, se lit sur les visages.
Alors, elle n'emprunte pas une route aux pavés jaunes, mais les chemins qui entourent le pavillon et traversent le lotissement, d'autres passages plus secrets à travers les bois, à la recherche de ceux qui pourront l'aider. Et c'est l'autre aspect remarquable du livre d'Adeline Dieudonné : la présence, malgré tout, du merveilleux, comme bouée de sauvetage, comme outil idéal pour revenir en arrière.
La jeune narratrice s'y accroche avec une sincérité enfantine, tandis qu'elle constate les dégâts, refusant de voir l'inévitable. Ou peut-être pas encore assez mûre pour comprendre qu'elle est, bien trop prématurément, en train de quitter l'enfance pour se heurter à la réalité d'un monde adulte qui ne fait pas du tout, du tout envie.
Et pour aller dans ce sens, Adeline Dieudonné dresse une galerie de personnages secondaires tout à fait savoureux, au premier rang les parents et Gilles, d'ailleurs, puis les rencontres qu'elle va faire dans son périple risqué, seulement accompagné d'un chien, Dovka (tiens, tiens, encore un point commun avec la Dorothy du "Magicien d'Oz")...
Oui, je mets le reste de la famille au second plan, parce que l'histoire ne tourne que parce que la jeune narratrice en est le moteur et parce que c'est sa quête. Et parce que eux aussi sont comme métamorphosés aux yeux de la fillette. En particulier les deux hommes de la famille, le père et Gilles, le frère, qui apparaissent soudainement particulièrement flippants.
Il y a un réel côté fantasmagorique à ces personnages secondaires, parfois parce qu'il y a des situations aussi dramatiques que celle que fuit la fillette, parfois parce qu'elle leur prête ces traits, dans son optique d'un basculement vers un monde qui n'est plus "la Vraie Vie". Et c'est cette ambiguïté permanente qui porte le livre et en fait un roman très intéressant.
Au-delà de ce décor et de cet aspect cauchemardesque qui s'en dégage, Adeline Dieudonné aborde des thématiques très fortes, en particulier celle des violences domestiques. Ce n'est jamais simple d'évoquer ce sujet, et Adeline Dieudonné parvient à le faire avec tact, habileté, sans édulcorer les choses, bien au contraire, mais sans chercher la violence pour la violence.
D'entrée, pourtant, elle la pose en postulat, avec cette chambre aux cadavres, présentée dès les premières phrases. Elle est d'abord diffuse, on la ressent, comme si elle imprégnait l'atmosphère. Elle est là, c'est certain, mais c'est comme si les enfants étaient immunisés, comme s'ils n'en avaient pas conscience. Jusqu'à cet événement qui modifie complètement la donne...
A partir de là, cette violence se met à crépiter, comme de l'électricité statique annonçant un prochain orage. Pire, les sources de cette violence semblent s'être multipliées, et avec elles, les raisons d'avoir peur. Une ambiance générale qui fait qu'on s'éloigne un peu plus à chaque instant de cette vie tranquille qui prévalait aux yeux de la narratrice, au risque de ne plus pouvoir revenir en arrière.
On redoute alors l'explosion de violence, qui apparaît un peu plus inévitable à chaque chapitre. Mais, la narratrice va affronter ces périls au lieu de se résigner, elle va prendre des risques, sachant que les conséquences pourraient être douloureuses pour elle, mais pas uniquement pour elle. Et l'on se demande ce qu'il adviendra une fois qu'elle aura déferlé...
"La Vraie Vie" est un roman d'apprentissage, car la jeune narratrice va découvrir des émotions nouvelles, mais surtout changer de point de vue sur le monde qui l'entoure, ses proches, ses voisins, et sur elle-même, son corps, sa position d'aînée. Elle grandit d'un coup, poussée par les événements, s'accrochant à cette insouciance qui la fuit en même temps qu'elle réalise que le monde n'est pas un cocon.
Mais le roman d'Adeline Dieudonné est aussi une sorte de conte moderne qui, curieusement, renoue avec la tradition des contes de fée. Renoue, car c'est une histoire bien plus sombre que les versions rose bonbon des adaptations à la Walt Disney. Adeline Dieudonné retrouve le côté violent et clairement tranché entre bien et mal, noir et blanc.
Entre "Il était une fois" et "Ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants", on oublie souvent que se produisent des atrocités telles qu'on ne mettrait certainement pas les textes originaux entre les mains des jeunes enfants. Qu'il ne s'agit pas juste de récits un peu gnan-gnan, où le merveilleux prédomine et suscite le rêve.
Dans notre société contemporaine qui édulcore tout, aseptise tout, Adeline Dieudonné remet de l'acidité, du venin, dans son histoire, sans trop en faire, mais sans ménager ses personnages. Et sans jamais perdre de vue, d'ailleurs comme les contes classiques, que le coeur de son histoire est un sujet bien (trop) ancré dans notre quotidien, ces violences insidieuses qui se déroulent à l'abri derrière les murs de jolies maisons bien tranquilles.
C'est une vie tranquille, dans un lotissement, quelque part en Belgique. Un joli pavillon près d'un bois, bucolique malgré son nom assez glauque, le bois des Petits Pendus. Là, vit une famille ordinaire, ne prenez pas le mot au sens péjoratif, mais rien ne distingue simplement ces gens de leurs voisins... Du moins en apparence.
Il y a le père, grand gaillard aux mains impressionnante, la mère, qui vit dans l'ombre de cet imposant mari, et les deux enfants, l'aînée, âgée de 10 ans et narratrice du roman, et son frère cadet, Gilles, môme tout juste sorti des langes. Enfin, il y a cette chambre, réservée à la collection du père, chasseur émérite, qui a rapporté du monde entier d'impressionnants trophées sur lesquels il veille jalousement.
Et même si les enfants ont interdiction d'entrer dans cette salle des trophées, même si la mère semble bien craintive aux côtés de ce père à la solide carrure, tout semble aller pour le mieux dans ce pavillon comme il en existe tant d'autres, les enfants grandissent gentiment et, à l'extérieur, rien ne laisse présager de quelque souci que ce soit.
Jusqu'à ce qu'un événement vienne tout changer...
Cet événement, je ne vous en parle pas, vous le découvrirez en lisant le roman. Sachez juste qu'il n'a rien à voir avec la famille, mais qu'il va avoir des conséquences radicales sur elle. Parce que, en quelques secondes, le regard des deux enfants va complètement changer, comme s'ils avaient été propulsés par cet événement dans un monde autre que celui qu'ils ont toujours connu.
Un monde hostile et violent, où la mère ne vit plus que lorsque son mari est absent, s'épanouissant dans le jardin qu'elle cultive et auprès des chèvres naines qu'elle élève, où le pauvre Gilles semble figé dans une attitude triste et butée, définitivement privé de ce sourire enfantin si craquant. Et où la jeune narratrice ne reconnaît plus rien...
La voilà lancée dans une quête pleine de détermination, mais qui semble bien délicate, pour retrouver sa "Vraie Vie", celle d'avant l'événement, lorsqu'elle s'amusait tout simplement et que son petit frère souriait sans cesse. C'est à l'extérieur de ce pavillon devenu bien peu confortable qu'elle espère trouver les solutions, sans encore imaginer que la vraie vie, c'est peut-être celle-là...
Ah oui, c'est un résumé assez bref, une fois n'est pas coutume, mais c'est un roman à l'argument assez simple, assez classique et même sans grande originalité... A priori. Parce que Adeline Dieudonné a bien pensé son affaire et qu'elle a mis en place une histoire nettement plus vénéneuse qu'on ne pourrait le penser d'abord.
Et cela ne passe pas seulement par le fond, mais bel et bien par la forme, et par ce regard très particulier qu'elle va confier à cette enfant qui nous raconte sa vie, ses vies. Oui, c'est vraiment, de mon point de vue, la force de ce livre : la jeune romancière belge ose briser des codes, ceux du roman d'apprentissage et du roman picaresque.
Car, la gamine, qui n'a certainement pas froid aux yeux, fait preuve d'une lucidité sans faille pour plonger dans la noirceur ambiante. On pourrait presque dresser un parallèle avec "le Magicien d'Oz" (eh oui, encore), où Dorothy quitte un monde rude, dans une Amérique rurale violemment frappée par la crise économique, pour atterrir dans un monde merveilleux.
Dans "La Vraie Vie", c'est presque le même principe, à l'envers. Un événement dramatique survient et, après lui, voilà la jeune fille perdue dans un monde qu'elle ne reconnaît plus, où tout est moche, hostile, violent, où le bonheur n'a plus sa place, où le danger devient omniprésent, où la peur est palpable, se lit sur les visages.
Alors, elle n'emprunte pas une route aux pavés jaunes, mais les chemins qui entourent le pavillon et traversent le lotissement, d'autres passages plus secrets à travers les bois, à la recherche de ceux qui pourront l'aider. Et c'est l'autre aspect remarquable du livre d'Adeline Dieudonné : la présence, malgré tout, du merveilleux, comme bouée de sauvetage, comme outil idéal pour revenir en arrière.
La jeune narratrice s'y accroche avec une sincérité enfantine, tandis qu'elle constate les dégâts, refusant de voir l'inévitable. Ou peut-être pas encore assez mûre pour comprendre qu'elle est, bien trop prématurément, en train de quitter l'enfance pour se heurter à la réalité d'un monde adulte qui ne fait pas du tout, du tout envie.
Et pour aller dans ce sens, Adeline Dieudonné dresse une galerie de personnages secondaires tout à fait savoureux, au premier rang les parents et Gilles, d'ailleurs, puis les rencontres qu'elle va faire dans son périple risqué, seulement accompagné d'un chien, Dovka (tiens, tiens, encore un point commun avec la Dorothy du "Magicien d'Oz")...
Oui, je mets le reste de la famille au second plan, parce que l'histoire ne tourne que parce que la jeune narratrice en est le moteur et parce que c'est sa quête. Et parce que eux aussi sont comme métamorphosés aux yeux de la fillette. En particulier les deux hommes de la famille, le père et Gilles, le frère, qui apparaissent soudainement particulièrement flippants.
Il y a un réel côté fantasmagorique à ces personnages secondaires, parfois parce qu'il y a des situations aussi dramatiques que celle que fuit la fillette, parfois parce qu'elle leur prête ces traits, dans son optique d'un basculement vers un monde qui n'est plus "la Vraie Vie". Et c'est cette ambiguïté permanente qui porte le livre et en fait un roman très intéressant.
Au-delà de ce décor et de cet aspect cauchemardesque qui s'en dégage, Adeline Dieudonné aborde des thématiques très fortes, en particulier celle des violences domestiques. Ce n'est jamais simple d'évoquer ce sujet, et Adeline Dieudonné parvient à le faire avec tact, habileté, sans édulcorer les choses, bien au contraire, mais sans chercher la violence pour la violence.
D'entrée, pourtant, elle la pose en postulat, avec cette chambre aux cadavres, présentée dès les premières phrases. Elle est d'abord diffuse, on la ressent, comme si elle imprégnait l'atmosphère. Elle est là, c'est certain, mais c'est comme si les enfants étaient immunisés, comme s'ils n'en avaient pas conscience. Jusqu'à cet événement qui modifie complètement la donne...
A partir de là, cette violence se met à crépiter, comme de l'électricité statique annonçant un prochain orage. Pire, les sources de cette violence semblent s'être multipliées, et avec elles, les raisons d'avoir peur. Une ambiance générale qui fait qu'on s'éloigne un peu plus à chaque instant de cette vie tranquille qui prévalait aux yeux de la narratrice, au risque de ne plus pouvoir revenir en arrière.
On redoute alors l'explosion de violence, qui apparaît un peu plus inévitable à chaque chapitre. Mais, la narratrice va affronter ces périls au lieu de se résigner, elle va prendre des risques, sachant que les conséquences pourraient être douloureuses pour elle, mais pas uniquement pour elle. Et l'on se demande ce qu'il adviendra une fois qu'elle aura déferlé...
"La Vraie Vie" est un roman d'apprentissage, car la jeune narratrice va découvrir des émotions nouvelles, mais surtout changer de point de vue sur le monde qui l'entoure, ses proches, ses voisins, et sur elle-même, son corps, sa position d'aînée. Elle grandit d'un coup, poussée par les événements, s'accrochant à cette insouciance qui la fuit en même temps qu'elle réalise que le monde n'est pas un cocon.
Mais le roman d'Adeline Dieudonné est aussi une sorte de conte moderne qui, curieusement, renoue avec la tradition des contes de fée. Renoue, car c'est une histoire bien plus sombre que les versions rose bonbon des adaptations à la Walt Disney. Adeline Dieudonné retrouve le côté violent et clairement tranché entre bien et mal, noir et blanc.
Entre "Il était une fois" et "Ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants", on oublie souvent que se produisent des atrocités telles qu'on ne mettrait certainement pas les textes originaux entre les mains des jeunes enfants. Qu'il ne s'agit pas juste de récits un peu gnan-gnan, où le merveilleux prédomine et suscite le rêve.
Dans notre société contemporaine qui édulcore tout, aseptise tout, Adeline Dieudonné remet de l'acidité, du venin, dans son histoire, sans trop en faire, mais sans ménager ses personnages. Et sans jamais perdre de vue, d'ailleurs comme les contes classiques, que le coeur de son histoire est un sujet bien (trop) ancré dans notre quotidien, ces violences insidieuses qui se déroulent à l'abri derrière les murs de jolies maisons bien tranquilles.