"Cet endroit est magique, petite. Il suffit de s'y ouvrir. Tu comprendras ce que je veux dire. Mais il est aussi traître, n'oublie pas ça".

Famille et grands espaces, ce sont les ingrédients du jour, en tout cas deux des éléments centraux de notre roman du jour. Mais tous les deux vont être pris sous leurs différentes facettes, les belles, les fortes, les merveilleuses, mais aussi d'autres plus hostiles et même carrément dangereuses. Lorsqu'on ouvre "le Paradis blanc", de Kristin Hannah (en grand format, chez Michel Lafon ; traduction de Matthieu Farcot), on se dit qu'on se lance dans une belle aventure familiale, avec un côté pionnier pour le dépaysement, mais l'on comprend vite que cette histoire sera bien plus sombre qu'il n'y paraît et que ce qui attend la jeune narratrice, Leni, est tout aussi excitant qu'effrayant. Direction l'Alaska, ses paysages fabuleux, mais aussi son rythme de vie particulier, sa nature souvent inhospitalière et son climat rigoureux. Mais s'il n'y avait que cela...

Parti se battre au Vietnam, Ernt Allbright est resté prisonnier de longues années en Asie. A son retour aux Etats-Unis, ce n'est plus le même homme qui retrouve son épouse, Cora, et sa fille, Leni, qui a bien grandi dans l'intervalle. Traumatisé, il est devenu alcoolique, fait des cauchemars terribles, redoute la nuit et le noir et a des accès de colère.
Tout cela influe fortement sur son comportement au quotidien : depuis son retour, Ernt a essayé de monter des affaires dans différents coins du pays, qui ont toutes fini par péricliter. A chaque fois, cela l'obligeait à déménager à la cloche de bois avec sa petite famille pour aller s'installer ailleurs, recommencer un cycle de quelques mois avant de bouger encore...
En 1974, alors qu'ils vivent près de Seattle, berceau de la famille de Cora, avec qui elle a coupé les ponts pour partir avec Ernt des années plus tôt, l'ancien soldat reçoit une lettre qui lui ouvre de nouvelles perspectives. Elle est signée du père de son ami Bo Harlan, qui fut fait prisonnier en même temps que lui, mais n'est pas revenu vivant de détention.
Earl Harlan informe Ernt qu'il est l'héritier des biens de Bo Harlan, comme spécifié dans ses dernières volontés. Il lui revient donc un terrain de 16 hectares, laissé à l'abandon depuis que Bo est parti sous les drapeaux, sur lequel est construit un chalet, apparemment en assez mauvais état. Ah oui, précision importante : ce terrain se trouve... en Alaska.
Ernt est enthousiaste : un endroit à lui, qui lui appartienne, où il pourra recommencer une vie nouvelle, sans se soucier du lendemain, soutenu par la famille Harlan. Une vie en pleine nature, une vie de pionnier, dans un coin du monde encore vierge, ou presque. Enfin, le bout du tunnel approche, cette opportunité est l'aubaine qu'il attendait depuis son retour !
Cora et Leni sont nettement moins emballées : un nouveau déménagement en perspective, un voyage vers une région inconnue, dans un coin sauvage, sans aucune certitude de pouvoir y construire quoi que ce soit, ni même de s'habituer aux conditions de vie particulières qu'on y trouve... Avec une autre inconnue : comment Ernt réagira-t-il là-bas, quand il fera nuit interminablement et un froid terrible ?
Mais elles suivent le chef de famille, direction Kaneq, près de la baie de Kachemak. Des paysages fascinants, imposants. Kaneq, en revanche, n'est même pas encore un village, une sorte de hameau loin de tout confort moderne. Et, au bout du bout, leur terrain, une jungle reliée au continent par un isthme, une baraque branlante comme seul abri... Une voie sans issue...
Les Allbright vont découvrir la petite communauté qui vit là. Les Walker, descendant de la riche famille qui a fondé Kaneq des décennies plus tôt quand il n'y avait absolument rien. Tom, le père, nourrit de nombreux projets pour sa bourgade, afin de la moderniser et, pourquoi pas, d'en faire un jour une destination touristique.
Les autres habitants, à l'image de Large Marge, qui a abandonné sa carrière de procureur à Washington pour tenir l'épicerie locale, ont tout quitté pour venir en Alaska commencer une nouvelle vie. Enfin, il y a les Harlan, le clan auquel appartenait Bo, l'ami de Ernt, dont le patriarche est sobrement surnommé "Mad Earl"...
Naturellement, Ernt se tourne vers les Harlan, qui l'accueillent à bras ouverts. Mais, c'est une famille un peu spéciale : ils sont venus en Alaska pour fuir le monde moderne, la société de consommation, les tensions politiques liées à la Guerre froide. En fait, pour dire les choses clairement, ce sont des extrémistes aux tendances survivalistes qui vont réveiller le mauvais côté d'Ernt...
Pour Cora et Leni, cette nouvelle vie est à la fois excitante, car les lieux sont splendides et l'on s'attache vite à cette nature indomptable, et inquiétante, Ernt oubliant vite ses bonnes résolutions au contact des Harlan. L'hiver qui approche n'arrange rien : le froid, la nuit, tout ce qui risque de raviver les peurs et les démons d'Ernt...
Et, dans cette région perdue, sur ce terrain isolé et coupé du reste du monde, surtout lorsque la neige tombera en abondance, il sera difficile, en cas de crise, de se mettre à l'abri. En hiver, même pour ceux qui ont l'habitude, l'Alaska peut se révéler traître, dangereux. Mortel, même. Alors pour des personnes qui le découvrent tout juste, imaginez...
Le terrain des Allbright a tout d'un piège pour Cora et Leni...
En ouvrant "le Paradis blanc", je me suis demandé si je ne me lançais pas dans une lecture pouvant servir de base au scénario d'un téléfilm diffusé en début d'après-midi. Et puis, on se laisse prendre au jeu, justement parce que toute cette histoire est bien plus mouvementée qu'on ne pourrait l'imaginer de prime abord.
Et c'est cela qui est très intéressant : le lien particulier que Leni, la jeune narratrice du roman, et sa mère, Cora, entretiennent avec Ernt d'une part, et avec l'Alaska, de l'autre. D'un côté, le mari, le père, homme détruit par sa captivité, mais homme de plus en plus violent. On est loin des promesses initiales et de la métamorphose attendue...
De l'autre côté, il y a cette nouvelle terre, si belle, si sauvage, si attirante, et pourtant, tellement difficile à comprendre, à maîtriser. Une région que Leni, en particulier, apprécie tout de suite, mais qui lui fait peur également. Le premier hiver sera décisif, et il ne ménagera pas les nouveaux venus, loin de là... Bienvenue en Alaska !
Toute l'histoire des Allbright, et plus particulièrement de Leni et de sa mère, c'est ce double lien avec Ernt et avec l'Alaska. Ce va-et-vient permanent entre le positif et le négatif, le blanc et le noir, l'amour et la violence... Cette histoire, c'est une balance dont les plateaux montent et descendent au gré des événements, des saisons, des rencontres, aussi.
Car la communauté de Kaneq répond au même schéma : les Walker d'un côté, les Harlan de l'autre, leurs visions respectives du monde et de l'Alaska, leurs ambitions aux antipodes les unes des autres, leurs personnalités ou leurs origines, également. On n'en est pas encore aux Hatfield et aux McCoy, mais il est peu probable que ces deux familles puissent s'entendre un jour.
Le reste, c'est la construction du roman et la personnalité de la narratrice qui vont l'apporter et rendre cette lecture prenante. Lorsque le roman s'ouvre, Leni n'a que 13 ans, elle n'est encore qu'une jeune fille, un peu perdue, sans autre lien que ses parents, puisqu'elle change d'adresse régulièrement. C'est dans les livres qu'elle trouve son réconfort, surtout lorsque Ernt déraille.
On va vite comprendre que cet âge n'est pas anodin : au début du roman, elle n'est encore qu'une toute jeune ado, presque encore une enfant. Mais, elle va grandir au fil des chapitres, prendre de l'assurance, aussi, découvrir l'amour, se rebeller contre ce père violent, prendre en charge une mère qui ne parvient pas à rompre le lien toxique qui la relie à l'homme de sa vie...
Longtemps je me suis interrogé sur Ernt... Ce que l'on sait de lui n'est-il que la conséquence de cette détention et des tortures qu'il a subies, ou bien ont-elles fait émerger sa véritable personnalité, celle d'un tyran domestique, d'un pervers narcissique ? On peut estimer que ce n'est pas important, que cela relève du détail, mais dans le second cas, on sait qu'il ne changera jamais...
Revenons à Leni. Elle est la narratrice du roman, ce qui n'est pas sans rappeler Laura Ingalls Wilder, qui publia les récits autobiographiques de sa famille, "La Petite maison dans la prairie". Si j'évoque cette série d'ouvrages, ce n'est pas pour rien : elle est citée dans "le Paradis blanc" et le parallèle entre les pionniers de l'ouest américain et ceux du grand nord se fait naturellement.
En tout cas pour ce qui est justement du côté pionnier du roman de Kristin Hannah. Kaneq est un trou, disons les choses clairement. En tout cas, au regard des standards qui sont les nôtres. Dans ces années 1970, la modernité n'est pas encore arrivée dans ce coin de l'Alaska et l'on pense au Walnut Grove où vivent les Ingalls de la série télé, les pick-up ayant tout de même remplacé les carrioles.
Mais rien ne se compare à l'Alaska, à ses hivers d'une grande violence, à ses nuits interminables, à ce rythme de vie tellement différent de ce que l'on a l'habitude de vivre sous nos latitudes. Il y a quelques mois, nous évoquions sur ce blog le dernier roman d'Anne-Marie Garat, "le Grand Nord-Ouest", qui évoque aussi cette région, pas tout à fait dans le même coin que Kaneq.
Et on retrouve la même démarche entre les personnages des deux romans, cette volonté pionnière, même si les motivations profondes diffèrent, ce départ vers l'inconnu, un mystère qui va vite s'estomper devant ces espaces magnifiques, hostiles jusqu'à être inhospitaliers, pour qui débarque, et même pour qui a une certaine habitude des lieux.
En revanche, pas d'autochtones, chez Kristin Hannah. Quelques décennies ont passé depuis l'époque du "Grand Nord-Ouest", la conquête et l'exploitation des sous-sols ont débuté dans d'autres coins. Kaneq conserve, mais pour combien de temps, cette authenticité qu'on peut attendre d'un tel endroit. Entre la carte postale ou l'image d'Epinal, et la réalité, il y a un monde. Et l'Alaska ne pardonne rien.
La vie sous ces cieux est un combat de tous les instants contre une nature qui ne se laisse jamais faire. Ici, il n'est pas question de l'apprivoiser, ce serait perdu d'avance. Il s'agit de cohabiter, d'accepter les règles du jeu que la nature dicte, de faire partie d'elle et non de la dominer, de lui imposer sa volonté. Et c'est certainement ce qui séduit aussi Lena.
L'Alaska, ici, n'apparaît finalement pas comme le Grand Nord décrit par Jack London (autre référence évoqué dans le roman, en particulier "l'Appel de la forêt"), mais c'est bien le "Great Alone" évoqué par le poète Robert Service dans l'un de ses textes. Rien d'étonnant à ce que cette expression ait été choisie par Kristin Hannah pour être le titre de son roman.
Ca, c'est pour la version originale, le titre français semblant bien fade à côté, presque trompeur, d'ailleurs, car on n'est pas du tout dans un paradis... C'est même l'enfer que l'on voit se déchaîner, en particulier lors du premier hiver que vont passer les Allbright à Kaneq. Si l'on comprend bien la référence à la chanson de Michel Berger, force est de reconnaître qu'on ne voit pas trop le rapport avec ce roman...
Beaucoup de choses reposent sur la puissance de cette nature, sur la beauté à couper le souffle des paysages, la faune et la flore indomptables, la météo incontrôlable, qui forment un cocktail aussi fascinant que repoussant. Beaucoup de choses, et en particulier le lien que Lena va entretenir avec cette région où enfin elle va pouvoir ancrer ce qui lui manque depuis toujours : des racines.
Il faudrait, pour être franc, parler aussi des personnages et de ces autres liens que l'adolescente va nouer. Mais le faire nous entraînerait trop loin dans le roman et dans l'alternance de moments forts, à tour de rôle heureux et dramatiques, qui font la trame de ce roman. Rien ne sera simple dans la vie de Leni, cela semble inscrit dès sa naissance...
L'enjeu, c'est comment elle va affronter tout cela, comment elle va réagir, car on comprend bien qu'elle n'est pas du genre à se soumettre. "Le Paradis blanc", ce sont ses choix, ses actes, ses sentiments, ses douleurs... Tous liés à ce choix de partir vivre en Alaska, de s'y installer durablement ou de renoncer, qui sait ?
Le roman de Kristin Hannah est un drame familial, dont le but est d'apporter au lecteur son lot d'émotions. Je craignais un peu qu'il s'agisse d'un livre tire-larmes, et on n'en est jamais très loin. A chaque accalmie, succède un nouvel épisode dramatique, c'est vrai, mais c'est aussi ce qui endurcit Leni et en fait un personnage fort et attachant, qui ne renonce jamais.
Et va faire d'elle, une véritable alaskaine, et digne de pouvoir revendiquer ce gentilé...