La nouvelle année sera semblable à l’ancienne au moins sur ce point : hors de question de manquer une occasion de chanter la gloire perpétuelle des belles éditions Cambourakis, qui ont réussi à imposer leurs couvertures colorées et leurs textes étranges et militants dans tous les rayons des librairies du pays — de la BD aux essais féministes en passant par la littérature jeunesse. On ne pouvait mieux entamer les nouveautés de 2019 que par leur catalogue. Paraissait justement en janvier Le monde est rond, nouvelle poétique de Gertrude Stein parue d’abord en 1939, que traduit encore Martin Richet après Le Livre de lecture (Cambourakis, 2016) et Mrs Reynolds (Cambourakis, 2018).
C’était au temps où l’on croyait fermement que Paris était le centre du monde de l’art. Gertrude Stein, juive américaine issue d’une dynastie immobilière, y débarqua en 1904, comme collectionneuse, devenant bientôt une grande mécène du cubisme. Elle y rencontra en 1907 une autre femme de lettres qui deviendra sa compagne jusqu’à la mort, Alice B. Toklas. On apprend dans la Correspondance entre Gertrude Stein et Pablo Picasso (Gallimard, 2005) qu’Alice Toklas tricotait des chaussettes pour les peintres cubistes : jusqu’où peut aller la passion de l’art !
« Rose est une Rose est une Rose » (p. 77)… Le monde est rond exprime le rapport affectif, véritablement cubiste, d’une petite fille nommée Rose avec les formes et les couleurs. La nouvelle raconte la lente et douloureuse acceptation des rondeurs et de la diversité des couleurs. Au début, Rose est proprement monomaniaque du bleu et des angles : « Son nom est Rose et le bleu est sa couleur préférée » (p. 37). Aimant les angles, Rose aime les montagnes : « Quand les montagnes sont de vraies montagnes elles sont bleues », affirme-t-elle (p. 45). Les montagnes, par leur altitude anguleuse, sont pour Rose une consolation contre l’insupportable ordre du monde, incarné par la forme du rond : « Les instituteurs lui apprirent / Que le monde était rond / Que le soleil était rond / Que la lune était ronde / Et qu’ils tournaient qu’ils tournaient tous en rond / Sans un bruit. / C’était si triste qu’elle faillit pleurer / Mais elle n’y croyait pas / Parce que les montagnes étaient hautes » (p. 19-20).
Robert Delaunay, « Joie de vivre », 1931Cette symbolique des formes pose des problèmes difficiles à la traduction. Le rond inacceptable est celui du « o » de la question « how » et du nom du chien de Rose, « Love« . Heureusement il y a aussi un « o » dans « Amour » ! Par fidélité au jeu des lettres et des formes cependant, le traducteur devient quelquefois incompréhensible (que vient faire cette « oie » dans « j’aurais souhaité que ce moment précis ait été une oie », p. 92 ???).
Peut-être m’abusé-je quelque peu, mais je ne peux pas m’empêcher de voir, dans l’histoire de cette petite Rose qui aime le bleu, le symbole d’un trouble dans le genre. Gertrude Stein n’a jamais caché son homosexualité, et sa compagne Alice B. Toklas est aujourd’hui encore, à San Francisco, le nom du club des Démocrates LGBT. La nouvelle serait alors le récit d’une ouverture à la diversité des genres et des rôles sociaux, une libération chez une petite fille qui se vit d’abord comme un garçon manqué… Il est en tout cas nécessaire de chercher dans ce conte curieux, au style enfantin, un sens ésotérique. Outre la narration qui se libère de la plupart des règles du réalisme, l’écriture même nous y pousse : par exemple cet emploi absolu du verbe voir, « Oui je vois. » (p. 89), qu’on trouve à l’identique chez Carlos Castaneda lorsqu’il raconte ses expériences de sorcellerie.
Gertrude Stein, Le monde est rond, trad. Martin Richet, Cambourakis, 2019, 98 p., 6€.