En début d'année, il est de bon ton, au moment des voeux, de souhaiter à ses proches une bonne santé. Et voilà que, après un roman sur la schizophrénie, "Tête de tambour", de Sol Elias, un autre livre débarque en librairie pour évoquer une maladie aux conséquences lourdes : la trisomie 21. Reconnaissons que le sujet est très peu abordé en littérature et, pour ce qui concerne notre roman du jour, c'est également l'occasion d'aborder l'histoire de cette maladie, sa découverte et les chercheurs qui ont permis cette avancée, mais aussi le scandale que cette découverte cache depuis 60 ans... "Ce qui nous revient", de Corinne Royer (en grand format aux éditions Actes Sud), est un roman qui évoque la perte ou la spoliation, mais surtout l'espoir de retrouver ce qui a été perdu, volé. Avec, en prime, le portrait d'une femme d'exception, Marthe Gautier, dont vous serez certainement nombreux comme moi à découvrir (c'est le cas de le dire) le nom et l'histoire extraordinaire...
A 10 ans, Louisa vivait avec ses parents à Fréjus, dans une grande maison qu'on appelle "la Maison du Poète", parce qu'elle fut décorée par Jean Cocteau, alors qu'il travaillait à la réalisation de Notre-Dame-de-Jérusalem. Un cadre étonnant, dans lequel la fillette s'épanouit auprès d'une mère et d'un père pas tout à fait ordinaires.
Le père, Nicolaï Gorki, d'origine russe, issu d'une famille révolutionnaire, est un peintre qui n'a jamais connu le succès, tout du moins pas avec ses oeuvres, et qui vivote comme agent immobilier, jouant les coucous en occupant les maisons ou appartement qu'on lui confie à la vente. Quant à la mère, Elena Paredes, fille de républicains espagnols, elle est cantatrice.
Un jour, Elena quitte la Maison du Poète pour se produire dans une grande salle de concerts. Pendant trois jours, elle va laisser sa fille à la seule garde de son père. Ce que Louise ignore encore en voyant la voiture s'éloigner, c'est que Elena ne va pas rentrer, comme prévu, après ce long weekend d'absence. Un abandon dont elle ne connaîtra la raison profonde que bien plus tard.
Une quinzaine d'années plus tard, après avoir passé une adolescence mouvementée à Marseille et entamé des études de médecine, elle travaille à sa thèse, dont le sujet central est la trisomie 21. Mais, lorsqu'elle apporte son premier jet à son professeur, celui-ci lui jette quasiment le tas de feuilles à la figure en lui reprochant d'avoir suivi la voie officielle...
Qu'entend-il par-là ? Sur le coup, Louisa ne le comprend pas, jusqu'à ce qu'il lui conseille d'aller rencontrer une certaine Marthe Gautier. Une rencontre qui va, à plus d'un titre bouleverser la vie de Louisa. Professionnellement, d'abord, parce qu'elle va lui permettre d'envisager son sujet de thème de manière très différente. Et personnellement, ensuite, mais là, il vous faudra lire le roman pour le comprendre...
"Ce qui nous revient" raconte la vie contrariée de Louisa (désolé, je n'ai pas pu m'empêcher de glisser une référence à un précédent roman de Corinne Royer, qui ressort d'ailleurs en même temps que celui-ci en Babel, la collection de poche d'Actes Sud), depuis son enfance et le départ de sa mère, qu'elle à si mal vécu, jusqu'à la finalisation de cette thèse.
Mais, entre ces deux moments clés, beaucoup de choses vont se produire. De magnifiques, certaines angoissantes, d'autres dramatiques. Et ces histoires concernent aussi bien la jeune femme que ses proches ou que des personnes qu'elle va rencontrer. C'est un roman où les personnages, hauts en couleur pour la plupart, sont très importants, et tous ont "perdu" quelque chose ou ont été dépossédés.
Au coeur du roman, aux côtés de Louisa, un personnage extraordinaire : Marthe Gautier. Une vieille dame, âgée de 90 ans quand Louisa fait sa connaissance. Une scientifique qui, des décennies plus tôt, a été celle qui a permis la mise en évidence du chromosome surnuméraire responsable de ce qu'on appelait alors la maladie de Down et qui, à partir de là, va devenir plus couramment la trisomie 21.
Mais, si Louisa, la plupart d'entre vous et moi n'avions jamais entendu parler de Marthe Gautier, c'est parce qu'elle s'est fait voler sa découverte par un homme, le docteur Jérôme Lejeune, qui a tiré gloire et succès d'un travail auquel il n'a contribué que très légèrement. Et, depuis la fin des années 1950, Marthe Gautier peine à faire reconnaître sa situation. Elle est "la Découvreuse oubliée".
Je n'entre pas dans les détails, car ils sont racontés au fil du roman et développés en fin d'ouvrage dans une annexe aussi passionnante que révoltante. Car, vous l'aurez sans doute compris, désormais, à l'inverse de Louisa et des autres personnages rencontrés dans "Ce qui nous revient", Marthe Gautier existe vraiment. Elle est d'ailleurs toujours en vie, âgée de 93 ans...
Corinne Royer nous présente cette femme d'exception, à la carrière remarquable, mais tronquée par l'injustice patriarcale, très puissante dans le monde scientifique. Sa vie, avant la découverte et après sa retraite, des éléments parfois anecdotiques, d'autres fascinants (l'histoire de sa soeur aînée) ou bouleversants (sa visite à Bordeaux, pour un congrès auquel elle ne participera pas, suite à l'intervention d'huissiers, eh oui).
Et puis, il y a l'incroyable travail de laboratoire qu'elle a effectué pour parvenir à la découverte de ce fameux chromosome surnuméraire. Avec un personnage dont il faut parler ici, un coq, sans qui rien n'aurait été possible. On connaissait les chiens de Pavlov, évoqués dans le livre, mais désormais, il faudra se souvenir du coq de Marthe Gautier !
Je survole, évidemment, à la fois parce que je ne peux pas tout raconter dans ce billet, mais surtout parce que je ne veux pas tout raconter. Même sur cet aspect, qui reste un fil narratif secondaire, il y a énormément de choses à découvrir et à apprendre, sur un sujet fascinant, comme sait souvent l'être la science, mais aussi sur les mentalités qui président à nos société.
Là encore, une découverte pour moi, merci, Corinne Royer d'enrichir autant ma culture générale et militante, ce que l'on appelle l'effet Matilda, d'après le nom de Matilda Joslyn Gage, féministe américaine qui, dès le XIXe siècle, a observé que la pensée des femmes étaient systématiquement récupérée par des hommes, qui s'en attribuaient ensuite les seuls mérites...
A la même époque que Marthe Gautier, Rosalind Franklin, dont James Morrow raconte l'histoire dans "L'Arche de Darwin", connaîtra la même mésaventure, avec une infamie supplémentaire, puisque les découvreurs de l'ADN, Watson et Crick, ne la mentionneront même pas lors de la réception de leur prix Nobel, intervenue quatre ans après sa mort...
A travers ce roman, en racontant l'histoire de Marthe Gautier, jusqu'aux déboires récents qu'elle doit encore affronter, Corinne Royer prend fait et cause pour qu'une terrible injustice soit réparée, qu'une imposture soit révélée et qu'enfin, on redonne à cette femme remarquable, qui n'a jamais renoncé, les lauriers et les honneurs qu'elle mérite.
Rien que pour elle, pour son histoire, son parcours et son travail, rien que pour ce combat relancé par Corinne Royer, rien que pour cette dimension féministe forte qui l'accompagne, "Ce qui nous revient" est un livre qu'il faut lire. Même si, je le redis, il ne s'agit pas d'une biographie romanesque de Marthe Gautier, mais un pur roman dont le personnage principal est Louisa Gorki.
Il nous faut évoquer le titre de ce roman, qui peut sembler un peu curieux de prime abord, mais qui prend tout son sens, tous ses sens, lorsque l'on termine cette lecture. Il y a "revenir", ce qui revient de nouveau, ce qu'on retrouve, et il y a "revenir", appartenir légitimement à quelqu'un (et le mot important, ici, c'est bien légitimement)...
Louisa comme Marthe sont en quête de ce qui leur manque, de ce dont on les a privées. Pour Louisa, c'est sa mère, pour Marthe, sa découverte. Dans les deux cas, cela semble plus facile à dire qu'à faire, mais c'est sans compter, en tout cas pour la partie romanesque du livre, sur un élément très important de cette histoire : le hasard...
Car la vie a souvent des allures de loterie. A commencer par la génétique, qui distribue aléatoirement ce qui nous constituera plus tard. Les bons traits, comme les aspects les plus désagréables, et le chromosome surnuméraire à l'origine de la trisomie 21 en est une des plus douloureuses manifestations. Comme la boîte de chocolats de Forrest Gump, on ne sait jamais sur quoi on va tomber...
Dans "Ce qui revient", le hasard joue bien des tours au personnage, des mauvais, d'abord, puis d'autres qui, espérons-le, seront meilleurs. Mais ce hasard va bousculer complètement la dernière partie du roman, comme un domino qui en fait entraîne d'autres dans sa chute. Ou comme une parenthèse désenchantée qu'on pourrait enfin fermer pour retrouver la vie d'avant...
Corinne Royer nous offre une fin très ouverte, justement. A chacun de remplir certains blancs, de croire à ce heureux hasard ou pas, car qui sait si tout cela est aussi évident ? Et cela donne un final assez surprenant, surtout inattendu, mais plein d'émotions contrastées, qui font passer le lecteur de la tendresse au choc, de la douleur à l'optimisme, du doute à l'espoir...
J'ai beaucoup évoqué Marthe Gautier, parce qu'il fallait vous la présenter, mais il convient aussi de parler de Louisa, qui porte en fait le roman sur ses épaules. Une femme courageuse, forte, déterminée, mais aussi blessée par la disparition de sa mère, et par ses circonstances. Mais aussi par ce qu'elle apprendra plus tard à ce sujet.
Une battante, dont on ressent la colère une longue partie de l'histoire. La colère et le sentiment d'injustice, aussi. Oui, elle ne comprend certainement pas ce qui lui est arrivée. Même en grandissant, elle ne parvient pas à comprendre cet abandon, à accepter cette absence, pas plus que l'idée d'avoir été trahie, et tout ce qu'elle va entreprendre ensuite est motivé par cela.
Elle n'est pas parfaite, elle commet des erreurs, fait des choix particuliers, s'oublie dans la quête qu'elle s'est fixée au point de s'isoler, de perdre sa jeunesse après avoir vu son enfance gâchée... Et c'est aussi tout cela, avec cette extrême motivation, qui la rend attachante, touchante, même. Mais, elle n'est pas la seule à marquer les esprits.
Autour d'elle, c'est un peu la folie, le passage racontant l'histoire de son père et de l'oncle Ferguson (sacré bonhomme, celui-là !), qui n'est pas du tout son oncle, juste un ami de la famille, est un moment formidable, drôle et déjanté, on pourrait presque dire surréaliste. Et pourtant, chez Nicolaï aussi, il y a cette blessure profonde que représente le départ d'Elena...
Le côté complètement foutraque de cette famille est très sympa, porté par deux parents aux caractères volcaniques, l'âme slave et le piquant de l'Espagne, qui parfois s'opposent, montent dans les tours et menacent d'atteindre une puissance nucléaire. Des artistes, aussi, le peintre et la diva, les deux disciplines, vous le verrez, occupant une place particulière dans le livre.
Et puis, il y a ceux dont je n'ai pas encore parlé jusque-là, mais à qui je pense depuis le début : les trisomiques, ceux qu'on appelaient encore "les mongoliens" au moment de la découverte de Marthe Gautier, terme si violent et péjoratifs... On en croise un groupe dans "Ce qui nous revient", et on tourne ces pages avec le coeur serré et les yeux qui deviennent humides.
Leur description, pleine d'empathie, est un des moments forts du livre, chacun avec sa vision particulière du monde, ses passions, ses lubies, toujours étonnantes. De celui qui pourrait se nourrir uniquement de nougats (et pas n'importe lesquels, attention, les nougats de Limoux !), à celle qui écoute en boucle la suite n°5 pour violoncelle de Bach, en passant par le passionné d'espace qui a vu 43 fois "ET l'extraterrestre".
On sourit à ces évocations, mais ils sont bouleversants, ces mômes, et pas juste parce qu'ils sont... malades... différents... A chaque mot qui les qualifie, on revient à cela : leur état de santé et le regard que porte la société sur eux... Que nous portons sur eux. Mais ce sont d'abord des enfants, des êtres fragiles, mais certainement pas exempts de sentiments ou de sensations.
J'en reste là, en espérant que vous partagerez les émotions qui ont été les miennes au fil de cette lecture. Une magnifique histoire de résilience et de volonté, pour retrouver ce qui a été arraché, confisqué ou soustrait, pour conserver l'espoir, même au plus profond du découragement. Pour s'accrocher fort, fort, fort à la lune quand l'éclipse est totale et semble devoir durer interminablement.
A 10 ans, Louisa vivait avec ses parents à Fréjus, dans une grande maison qu'on appelle "la Maison du Poète", parce qu'elle fut décorée par Jean Cocteau, alors qu'il travaillait à la réalisation de Notre-Dame-de-Jérusalem. Un cadre étonnant, dans lequel la fillette s'épanouit auprès d'une mère et d'un père pas tout à fait ordinaires.
Le père, Nicolaï Gorki, d'origine russe, issu d'une famille révolutionnaire, est un peintre qui n'a jamais connu le succès, tout du moins pas avec ses oeuvres, et qui vivote comme agent immobilier, jouant les coucous en occupant les maisons ou appartement qu'on lui confie à la vente. Quant à la mère, Elena Paredes, fille de républicains espagnols, elle est cantatrice.
Un jour, Elena quitte la Maison du Poète pour se produire dans une grande salle de concerts. Pendant trois jours, elle va laisser sa fille à la seule garde de son père. Ce que Louise ignore encore en voyant la voiture s'éloigner, c'est que Elena ne va pas rentrer, comme prévu, après ce long weekend d'absence. Un abandon dont elle ne connaîtra la raison profonde que bien plus tard.
Une quinzaine d'années plus tard, après avoir passé une adolescence mouvementée à Marseille et entamé des études de médecine, elle travaille à sa thèse, dont le sujet central est la trisomie 21. Mais, lorsqu'elle apporte son premier jet à son professeur, celui-ci lui jette quasiment le tas de feuilles à la figure en lui reprochant d'avoir suivi la voie officielle...
Qu'entend-il par-là ? Sur le coup, Louisa ne le comprend pas, jusqu'à ce qu'il lui conseille d'aller rencontrer une certaine Marthe Gautier. Une rencontre qui va, à plus d'un titre bouleverser la vie de Louisa. Professionnellement, d'abord, parce qu'elle va lui permettre d'envisager son sujet de thème de manière très différente. Et personnellement, ensuite, mais là, il vous faudra lire le roman pour le comprendre...
"Ce qui nous revient" raconte la vie contrariée de Louisa (désolé, je n'ai pas pu m'empêcher de glisser une référence à un précédent roman de Corinne Royer, qui ressort d'ailleurs en même temps que celui-ci en Babel, la collection de poche d'Actes Sud), depuis son enfance et le départ de sa mère, qu'elle à si mal vécu, jusqu'à la finalisation de cette thèse.
Mais, entre ces deux moments clés, beaucoup de choses vont se produire. De magnifiques, certaines angoissantes, d'autres dramatiques. Et ces histoires concernent aussi bien la jeune femme que ses proches ou que des personnes qu'elle va rencontrer. C'est un roman où les personnages, hauts en couleur pour la plupart, sont très importants, et tous ont "perdu" quelque chose ou ont été dépossédés.
Au coeur du roman, aux côtés de Louisa, un personnage extraordinaire : Marthe Gautier. Une vieille dame, âgée de 90 ans quand Louisa fait sa connaissance. Une scientifique qui, des décennies plus tôt, a été celle qui a permis la mise en évidence du chromosome surnuméraire responsable de ce qu'on appelait alors la maladie de Down et qui, à partir de là, va devenir plus couramment la trisomie 21.
Mais, si Louisa, la plupart d'entre vous et moi n'avions jamais entendu parler de Marthe Gautier, c'est parce qu'elle s'est fait voler sa découverte par un homme, le docteur Jérôme Lejeune, qui a tiré gloire et succès d'un travail auquel il n'a contribué que très légèrement. Et, depuis la fin des années 1950, Marthe Gautier peine à faire reconnaître sa situation. Elle est "la Découvreuse oubliée".
Je n'entre pas dans les détails, car ils sont racontés au fil du roman et développés en fin d'ouvrage dans une annexe aussi passionnante que révoltante. Car, vous l'aurez sans doute compris, désormais, à l'inverse de Louisa et des autres personnages rencontrés dans "Ce qui nous revient", Marthe Gautier existe vraiment. Elle est d'ailleurs toujours en vie, âgée de 93 ans...
Corinne Royer nous présente cette femme d'exception, à la carrière remarquable, mais tronquée par l'injustice patriarcale, très puissante dans le monde scientifique. Sa vie, avant la découverte et après sa retraite, des éléments parfois anecdotiques, d'autres fascinants (l'histoire de sa soeur aînée) ou bouleversants (sa visite à Bordeaux, pour un congrès auquel elle ne participera pas, suite à l'intervention d'huissiers, eh oui).
Et puis, il y a l'incroyable travail de laboratoire qu'elle a effectué pour parvenir à la découverte de ce fameux chromosome surnuméraire. Avec un personnage dont il faut parler ici, un coq, sans qui rien n'aurait été possible. On connaissait les chiens de Pavlov, évoqués dans le livre, mais désormais, il faudra se souvenir du coq de Marthe Gautier !
Je survole, évidemment, à la fois parce que je ne peux pas tout raconter dans ce billet, mais surtout parce que je ne veux pas tout raconter. Même sur cet aspect, qui reste un fil narratif secondaire, il y a énormément de choses à découvrir et à apprendre, sur un sujet fascinant, comme sait souvent l'être la science, mais aussi sur les mentalités qui président à nos société.
Là encore, une découverte pour moi, merci, Corinne Royer d'enrichir autant ma culture générale et militante, ce que l'on appelle l'effet Matilda, d'après le nom de Matilda Joslyn Gage, féministe américaine qui, dès le XIXe siècle, a observé que la pensée des femmes étaient systématiquement récupérée par des hommes, qui s'en attribuaient ensuite les seuls mérites...
A la même époque que Marthe Gautier, Rosalind Franklin, dont James Morrow raconte l'histoire dans "L'Arche de Darwin", connaîtra la même mésaventure, avec une infamie supplémentaire, puisque les découvreurs de l'ADN, Watson et Crick, ne la mentionneront même pas lors de la réception de leur prix Nobel, intervenue quatre ans après sa mort...
A travers ce roman, en racontant l'histoire de Marthe Gautier, jusqu'aux déboires récents qu'elle doit encore affronter, Corinne Royer prend fait et cause pour qu'une terrible injustice soit réparée, qu'une imposture soit révélée et qu'enfin, on redonne à cette femme remarquable, qui n'a jamais renoncé, les lauriers et les honneurs qu'elle mérite.
Rien que pour elle, pour son histoire, son parcours et son travail, rien que pour ce combat relancé par Corinne Royer, rien que pour cette dimension féministe forte qui l'accompagne, "Ce qui nous revient" est un livre qu'il faut lire. Même si, je le redis, il ne s'agit pas d'une biographie romanesque de Marthe Gautier, mais un pur roman dont le personnage principal est Louisa Gorki.
Il nous faut évoquer le titre de ce roman, qui peut sembler un peu curieux de prime abord, mais qui prend tout son sens, tous ses sens, lorsque l'on termine cette lecture. Il y a "revenir", ce qui revient de nouveau, ce qu'on retrouve, et il y a "revenir", appartenir légitimement à quelqu'un (et le mot important, ici, c'est bien légitimement)...
Louisa comme Marthe sont en quête de ce qui leur manque, de ce dont on les a privées. Pour Louisa, c'est sa mère, pour Marthe, sa découverte. Dans les deux cas, cela semble plus facile à dire qu'à faire, mais c'est sans compter, en tout cas pour la partie romanesque du livre, sur un élément très important de cette histoire : le hasard...
Car la vie a souvent des allures de loterie. A commencer par la génétique, qui distribue aléatoirement ce qui nous constituera plus tard. Les bons traits, comme les aspects les plus désagréables, et le chromosome surnuméraire à l'origine de la trisomie 21 en est une des plus douloureuses manifestations. Comme la boîte de chocolats de Forrest Gump, on ne sait jamais sur quoi on va tomber...
Dans "Ce qui revient", le hasard joue bien des tours au personnage, des mauvais, d'abord, puis d'autres qui, espérons-le, seront meilleurs. Mais ce hasard va bousculer complètement la dernière partie du roman, comme un domino qui en fait entraîne d'autres dans sa chute. Ou comme une parenthèse désenchantée qu'on pourrait enfin fermer pour retrouver la vie d'avant...
Corinne Royer nous offre une fin très ouverte, justement. A chacun de remplir certains blancs, de croire à ce heureux hasard ou pas, car qui sait si tout cela est aussi évident ? Et cela donne un final assez surprenant, surtout inattendu, mais plein d'émotions contrastées, qui font passer le lecteur de la tendresse au choc, de la douleur à l'optimisme, du doute à l'espoir...
J'ai beaucoup évoqué Marthe Gautier, parce qu'il fallait vous la présenter, mais il convient aussi de parler de Louisa, qui porte en fait le roman sur ses épaules. Une femme courageuse, forte, déterminée, mais aussi blessée par la disparition de sa mère, et par ses circonstances. Mais aussi par ce qu'elle apprendra plus tard à ce sujet.
Une battante, dont on ressent la colère une longue partie de l'histoire. La colère et le sentiment d'injustice, aussi. Oui, elle ne comprend certainement pas ce qui lui est arrivée. Même en grandissant, elle ne parvient pas à comprendre cet abandon, à accepter cette absence, pas plus que l'idée d'avoir été trahie, et tout ce qu'elle va entreprendre ensuite est motivé par cela.
Elle n'est pas parfaite, elle commet des erreurs, fait des choix particuliers, s'oublie dans la quête qu'elle s'est fixée au point de s'isoler, de perdre sa jeunesse après avoir vu son enfance gâchée... Et c'est aussi tout cela, avec cette extrême motivation, qui la rend attachante, touchante, même. Mais, elle n'est pas la seule à marquer les esprits.
Autour d'elle, c'est un peu la folie, le passage racontant l'histoire de son père et de l'oncle Ferguson (sacré bonhomme, celui-là !), qui n'est pas du tout son oncle, juste un ami de la famille, est un moment formidable, drôle et déjanté, on pourrait presque dire surréaliste. Et pourtant, chez Nicolaï aussi, il y a cette blessure profonde que représente le départ d'Elena...
Le côté complètement foutraque de cette famille est très sympa, porté par deux parents aux caractères volcaniques, l'âme slave et le piquant de l'Espagne, qui parfois s'opposent, montent dans les tours et menacent d'atteindre une puissance nucléaire. Des artistes, aussi, le peintre et la diva, les deux disciplines, vous le verrez, occupant une place particulière dans le livre.
Et puis, il y a ceux dont je n'ai pas encore parlé jusque-là, mais à qui je pense depuis le début : les trisomiques, ceux qu'on appelaient encore "les mongoliens" au moment de la découverte de Marthe Gautier, terme si violent et péjoratifs... On en croise un groupe dans "Ce qui nous revient", et on tourne ces pages avec le coeur serré et les yeux qui deviennent humides.
Leur description, pleine d'empathie, est un des moments forts du livre, chacun avec sa vision particulière du monde, ses passions, ses lubies, toujours étonnantes. De celui qui pourrait se nourrir uniquement de nougats (et pas n'importe lesquels, attention, les nougats de Limoux !), à celle qui écoute en boucle la suite n°5 pour violoncelle de Bach, en passant par le passionné d'espace qui a vu 43 fois "ET l'extraterrestre".
On sourit à ces évocations, mais ils sont bouleversants, ces mômes, et pas juste parce qu'ils sont... malades... différents... A chaque mot qui les qualifie, on revient à cela : leur état de santé et le regard que porte la société sur eux... Que nous portons sur eux. Mais ce sont d'abord des enfants, des êtres fragiles, mais certainement pas exempts de sentiments ou de sensations.
J'en reste là, en espérant que vous partagerez les émotions qui ont été les miennes au fil de cette lecture. Une magnifique histoire de résilience et de volonté, pour retrouver ce qui a été arraché, confisqué ou soustrait, pour conserver l'espoir, même au plus profond du découragement. Pour s'accrocher fort, fort, fort à la lune quand l'éclipse est totale et semble devoir durer interminablement.