Je me prête aujourd'hui à un exercice difficile : rédiger un article sur le roman d'une amie, en sachant qu'elle sait que j'ai lu (le roman) et que je sais qu'elle le lira (l'article).
C'est déjà beaucoup trop compliqué pour un dimanche matin, te dis-tu en défroissant péniblement tes paupières - et tu as raison. C'est pourquoi j'ai décidé d'émailler cette chronique littéraire d'images et de diagrammes colorés, qui nous reposeront l'âme et la cervelle à tous les deux, et nous permettront de glisser distraitement de haut en bas sans rien manquer de la substantifique beauté mélancolique de ce premier roman d'une rare puissance symbolique :
La dernière marée,
d'Aylin Manço
(Talents Hauts, 2019)
Le récit se déroule sur une dizaine de jours, qui correspondent aux vacances d'été très étranges d'une fille de 13 ans, Élo, partie à la mer (comme chaque année) avec ses parents qui (pas comme chaque année) semblent en pleine rupture avec la réalité. Nous avons donc, en invités :
- le père Philémon (bonne pâte, un peu à la masse)
- la mère Anna (distante, totalement à la masse)
- Élo (et ses questionnements existentiels d'ado rageuse, parmi lesquels : Mais putain pourquoi personne me dit rien dans cette famille et c'est quoi leur problème au juste ?)
- et, en featuring spécial : la fin du monde. Narmol.
Oui, car la raison première de l'étrangeté de ces vacances à Citéplage, c'est qu'un événement naturel hors-norme est en train de se produire : la mer disparaît. Elle se tire et se retire, prend ses clics et ses clacs, ciao les nazes. Dans une dernière et ultime marée qui ne remontera pas, l'océan prend une grande inspiration et s'en va.
Globalement, c'est la panique. Mais une panique bizarre, drôle et triste : on ne sait pas quoi faire de cette nouvelle. La mer s'en va ? Mais qu'est-ce qu'on peut y faire ? La retenir avec nos mains ? Cette immensité ? Déjà qu'on la connaît pas bien. Comment tu veux qu'on la rattrape ? On ne la comprend pas.
Bon, là, je t'ai donné la clé de lecture du roman. Parce que cette mer qui s'en va est le miroir de... cette autre mère qui s'en va. (T'as vu comme c'est bien fait !)
Et parce qu'une image vaut mille mots, j'ai décidé de t'expliquer ce qu'était ce roman avec des diagrammes de Venn.
En termes de littérature jeunesse, je dirais que
La dernière marée est au croisement de ces romans :
- Maintenant c'est ma vie, de Meg Rosoff (VO 2004, Albin Michel 2006), pour son approche intime de l'adolescence et préadolescence, au cœur d'une intrigue fascinante dramatique à échelle mondiale ;
- Et plus encore, de Patrick Ness (VO 2013, Gallimard Jeunesse 2014), ou de nombreux autres romans de Patrick Ness, pour la puissance éminemment symbolique qu'il donne à son intrigue " SF ", et son talent d'incarnation des personnages ado ;
- Tortues à l'infini, de John Green (Gallimard Jeunesse 2017), pour le traitement de la psychologie et son entremêlement avec des jeux de gamins ;
- Apple and Rain, de Sarah Crossan (VO 2014, non traduit, sorry), pour les gamins qui sont laissés à eux-mêmes, parfois en danger, pendant que les adultes ne gèrent rien du tout à cause de leurs propres problèmes. Haha.
Si c'est plutôt le cinéma qui te parle, je pense qu'on peut dire que
La dernière marée est au croisement de ces films & séries :
J'aime notamment l'équilibre (assez délicat à maintenir) entre une ambiance semi-badante (la plupart des personnages n'ont pas franchement la patate) et l'espace de liberté et de légèreté que devient la plage dès qu'Élo et Hugo partent à sa conquête.
Ah oui, parce que je ne vous ai pas parlé d'Hugo. Hugo, c'est la porte de sortie d'Élo. C'est un garçon qu'elle rencontre pendant ses vacances et qui lui permet :
- de sortir de son appart familial à l'ambiance moisie et bizarroïde
- de se remettre à rêver de la mer. Car Hugo en est fou.
Bon, j'ai fait livres et films, mais si c'est plutôt la musique qui te parle,
une petite idée de l'ambiance de La dernière marée :
- Je reviens, d'Autour de Lucie, par ses vers " On a déjà vu la mer rendre certains corps qu'on avait dit portés disparus " est une chanson qui représente bien les enjeux, réels et symboliques, du récit, ainsi que sa poésie ténue, son élégance.
- Plage, des Crystal Fighters, avec sa joie sautillante et sa naïveté d'enfant pas sage, est le morceau parfait pour les interludes joyeux d'Élo et Hugo.
- Les enfants qui pleurent, de Michel Legrand, par sa mélancolie douce et magnifique, tire pile sur la bonne corde, et correspond pour moi aux pans du roman empreints de cette insaisissable tristesse. (" J'ai quitté l'école Pour courir la mer... Mais la mer est folle, et bientôt, c'est hiver..." )
- The first day of my life, de Bright Eyes, qui contient les vers " This is the first day of my life / Glad I didn't die before I knew you " (vf : " C'est le premier jour de ma vie / Content de pas être mort(e) avant de te rencontrer" ) pourrait joliment clôturer le récit. Parce qu'à la fin, on regarde vers l'avenir, et l'horizon est revenu, presque dégagé.
On a parlé vachement trop sérieusement jusqu'ici, non ?
Tiens, v'là une collation pour te remettre d'aplomb :
Peut-être as-tu désormais une idée plus précise du voyage qui t'attend si tu plonge dans La dernière Marée d'Aylin Manço. Mais il y a des choses indicibles dans des Venn Diagrams dont j'aimerais te parler un tout petit peu, à commencer par le style.
Intime, imagé, sensoriel, précis et élégant, le style du roman est pour beaucoup dans l'attachement que je lui porte. Car, si je suis honnête, je ne trouve pas l'intrigue parfaite. (Je suis obligée de dire ça parce que sinon Aylin saura que je mens comme une arracheuse de dents ; j'ai toujours quelque chose à redire, ordinairement.) Ici, la résonance symbolique de l'intrigue, les échos de scène en scène, sont parfois trop appuyés. Tout est réfléchi et millimétré, de la boule vanille " comme d'habitude " dégustée au début du roman, à celle parfum-cerise-du-changement, savourée à la fin. C'est ce qui fait la cohérence magnifique de ce roman, entier et poétique, mais c'est aussi ce qui lui donne par moments un caractère irréel, intangible, et peut nous déconnecter des personnages.
Pour autant, c'est une perle rare dans le paysage éditorial, un premier roman d'un souffle puissant. Et je dirais même, comme l'a souligné Clémentine Beauvais en en parlant sur les réseaux, que c'est un roman d' une grande originalité dans le paysage de la littérature jeunesse francophone. Pourquoi ? Parce que ce qu'Aylin Manço fait ici, c'est ce que font des auteurs comme Patrick Ness et Meg Rosoff (MES AMOURS) :
une forme de réalisme magique
qui se mêle au coming-of-age adolescent.
On en manque cruellement chez nous, de ça, voyez-vous. Alors que c'est TROP BIEN. Si précieux, beau et bizarre. J'adore ça.
Régalez-vous.
Je remercie Aylin, Tom et les éditions Talents Hauts de m'avoir proposé de participer à ce formidable blogtour qui s'est ouvert le 16 janvier par ce fantastique et alléchant article de Cook in book. Courez découvrir les articles de mes formidables complices dans cette aventure, et surtout, rendez-vous demain sur Boîtamo pour reparler de La dernière marée !