Les goûts littéraires évoluent avec le temps, nos sensibilités s’enrichissent. C’est une évidence, voire un lieu commun. Pourtant, c’est en lisant Les raisins de la colère de Steinbeck et Ouvrir son coeur d’Alexie Morin l’un à la suite de l’autre que ce constat m’a sauté en pleine face. Si j’avais lu ces deux romans à la mi-vingtaine, Ouvrir son coeur m’aurait bouleversée, alors que Les raisins de la colère m’aurait laissé de glace. Maintenant que je suis arrivée à la mi-quarantaine, c’est une autre paire de manches.Comment devient-on qui on est? C’est ce dont fait état Ouvrir son coeur. Cette autofiction composée de fragments dévoile sans pudeur la richesse et la complexité d’une enfant qui deviendra femme. Rendons à César ce qui lui revient: le roman d’Alexie Morin est excellent. On peut louer la profondeur de la mise à nu, on peut aussi questionner l’intérêt de cette surexposition de soi. J’ai eu l’impression de lire une grosse tranche de mon histoire. À maints égards, le parcours d’Alexie Morin est le mien. Je me suis retrouvée dans plusieurs passages. L’ostracisme, l’intimidation, la différence, l’amitié fusionnelle. Brebis galeuses, nous étions. Je ne dirais rien du roman, Internet étant là pour les intéressés.
Le problème vient de moi et de mon manque d
’intérêt, voire de mon harassement envers ces autofictions qui sondent le nombril au microscope. À l’âge où je me cherchais (vive les crises existentielles!), où je tentais de comprendre mes maux, les parcours de vie intimes et singuliers m’étaient infiniment précieux. Chercher un écho à ce que je vivais, chercher un miroir... Je me suis examinée sous toutes les coutures, de tous les côtés et j’ai fait le tour. Ce temps est révolu, dieu merci! J’ai cessé de désosser mon passé pour m’ancrer dans le présent. En me trouvant, j’ai cessé de tout ramener à moi, préférant m’ouvrir à ce qui m’entoure. D’où ma prédilection pour les romans à caractère social. Les raisins de la colère, donc. Cette saga familiale plantée au coeur de la Grande Dépression m’a jetée par terre. Les tribulations de la famille Joad embrassent large. Cette famille incarne ce que des milliers de personnes qui émigraient en Californie pour fuir la misère ont vécu.Ça commence dans la poussière, ça se termine sous une pluie torrentielle. Entre les deux, Tom Joad sort de prison et rentre au bercail. À son arrivée, sa famille se prépare à prendre la route. Il paraît qu’en Californie, on peut trouver du travail et qu’on peut manger à sa faim. C’est les prospectus publicitaires qui le disent! La famille Joad au grand complet quitte l’Oklahoma à bord d’un camion plein à craquer. En chemin, les péripéties et les rencontres se multiplient. Arrivé en Californie, le camion des Joad sera beaucoup plus léger qu’au départ...Il y a des scènes terribles: sur la misère, sur la faim, sur l’impuissance et le désespoir. Il y a des passages de charges inouïes contre l’industrialisation, le capitalisme sauvage, les exploiteurs et les exploités. Il y a des dialogues épiques. Il y a des moments d’une cocasserie hilarante. Et toujours ce vieux camion brinquebalant qui incarne l’espoir et la liberté. Au milieu de cette avalanche de mésaventures se dresse Man, véritable mère courage, le phare de la famille. C’est elle qui tient sa famille à bout de bras, qui la pousse à ne jamais baisser les bras et à ne pas s’apitoyer sur son sort. Sans elle, plusieurs auraient rebroussé chemin ou seraient morts en pleurnichant sur leurs malheurs.Cette saisissante chronique sociale met des visages humains sur la crise économique de 1929.
Publié en 1947, le roman de Steinbeck n’a pas pris une seule ride. Son actualité demeure bouleversante. Et moi, j’en reste bouche bée.As-tu remarqué une évolution, une transformation de tes goûts littéraires à travers le temps? Dis-moi tout!Ouvrir son coeur, Alexie Morin, Le Quartanier, 376 pages, 2018.★★★★★Les raisins de la colère, John Steinbeck, trad. Maurice-Edgar Coindreau et Marcel Duhamel, Folio, 640 pages, 1972 [première édition: 1947].★★★★★