La Californie n'est ni la côte d'Azur, ni un jardin à l'anglaise pas même la Bretagne ni la Cornoouaille.
Les vagues que rien n'a arrêtées depuis 10.000 km, s'écrasent au pied de falaises où nichent aigles, pélicans et cormorans, ou déferlent sur de longues grèves hérissées de rochers où parfois se reposent et aboient interminablement phoques et lions de mer, où personne ne s'aventure à nager : l'eau y est glaciale, fréquentée par les orques et les requins. Quiconque poserait le pied dans l'écume sur le sable risquerait de se faire aspirer par une lame de fond soudaine qui, raclant le fond de l'océan, l'entrainerait irrémédiablement vers le large.
Les forêts de chênes et de séquoias qui bordent la côte forment d'immenses grottes de verdure capables de résister à la sécheresse voire même aux incendies et à l'abri desquelles vivent quinze espèces de reptiles, cinq d'amphibiens (telles les salamandres que Julia retirera du feu pour les plonger dans sa crique), 52 espèces de mammifères allant du puma ou chat sauvage à l'élan (Buckhorn island).
Quiconque contemple ce spectacle voit la séparation de l'eau, du ciel et de la terre, voit émerger le soleil et la brume soudain l'engloutir à nouveau, passe sans transition de la lumière aux ténèbres, peut croire assister à la création du monde. C'est ce que quotidiennement contemple Martin Alveston et qu'a-t-il dans ces circonstances besoin d'entretenir son domaine ? la beauté sidérante de la nature qui s'offre à sa vue lui suffit amplement.
Sa maison se dégrade mais reste son havre, sa tanière où il veut vivre dans l'amour exclusif de sa fille dont la mère n'est plus et il entend la protéger au mieux de tout contact avec le monde extérieur qu'il juge globalement hostile et stupide.
Il tolère les relations qu'elle entretient avec son propre père, l'affection dont ce papy l'entoure, alors que de lui, brisé par des années de guerre -Corée et Vietnam-il n ' a jamais rien reçu, rien connu de semblable. Il ne parle pas de sa femme hormis à ses copains de poker sur un ton provocant et sarcastique et à sa fille, Julia, dans une sorte de transe hallucinatoire où rampe un puma aux yeux jaunes ... Les propos indiscrets de l' amie de cette mère disparue font entrevoir une très belle femme, indépendante et provocante, recherchant le danger dans ses promenades sur les falaises au bord de l'océan, consommant des drogues dures et cette vie, tendue à l' extrême, n'a dû être ni heureuse ni facile.
Alors, si l'on veut bien s'en donner la peine, on peut voir que tout cet amour que Martin n'a jamais connu s'est cristallisé sur la personne de sa fille petite puis adolescente, Julia, sous cette forme déviante et absolue qu'il tente de lui imposer. Les deux salamandres que Croquette retire du feu pour les porter dans sa crique, son bain lustral sont appréhension de ce qu'elle même traversera : brasier et océan pour vivre à nouveau.
On comprendra aussi que ce sont ces exercices terribles que Martin impose à sa fille (tractions sur la poutre, séances de tir dans toutes les directions) qui contribueront à sa résistance, lui permettront de survivre dans des situations extrêmes (Buckhorn island), et se retourneront contre lui lorsque, enfin décidée à vivre pour elle-même, Croquette, pour s'extraire de cet amour et renaître, le tuera en lui disant: " Je t'aime ".
Il n'y a pas de longueurs. Tout chapitre, tout paragraphe - les trois mois d'absence de Martin, Buckhorn island, Cayenne- ont leur nécessité: le mûrissement physique et psychologique de Turtle. Seul l'épilogue, truffé de termes techniques et de retours en arrière inutiles -à moins qu'il ne soit que la parodie d'un retour à la vie normale - , est déconcertant.
Je ne pense pas que Gabriel Tallent écrive d'autres livres (à moins qu'un intérêt éditorial ou commercial ne l'y oblige). Ce roman est le livre unique, son livre. J'oserais penser que sa propre enfance entre ses deux mères est quelque part entre ces lignes.
Et si ses qualités littéraires le poussent malgré tout à écrire encore, il lui faudra inventer un tout autre univers.
Françoise Autin