Le Grand Nord-Ouest

Le Grand Nord-Ouest

Le Grand Nord-Ouest – Anne-Marie Garat

Actes Sud (2018)
 
Fin des années 30 sur la côte ouest des État-Unis : la fête bat son plein sur une plage de Santa Monica pour l’anniversaire de Jessie, six ans, la fille d’Oswald Campbell, nabab hollywoodien, et de Lorna de Rio, génie du business à la plastique de rêve. 
Hélas, au petit matin, on trouve le corps d’Oswald échoué sur la plage comme une baleine morte. Ni une, ni deux, Lorna embarque sa fille endormie dans la Cadillac, passe chercher quelques affaires dans leur propriété de Brentwood et file, armée et munie d’un plan mystérieux vers le Grand Nord-Ouest, empruntant les routes de l’Oregon et de l’Alaska, les pistes, les ferries, troquant sa Cadillac contre un pick-up, changeant d’identité plus souvent que de chemise, manipulant tout le monde et surtout les hommes qui ne résistent pas longtemps à son abattage et à ses ambitions. 
En chemin, en pleine forêt canadienne, alors qu’il leur reste peu d’essence, Lorna et Jessie délivre une indienne, Kaska, d’un piège à loup qui l’a blessée à la jambe. Kaska les guide jusqu’à la cabane d’Herman, un trappeur mi-indien avec lequel elle vit au fin fond du Yukon, près du grand lac Kluane et des monts Saint Elias. Là, pendant quelques semaines, Jessie, devenue Nez de renard, va apprendre les gestes de la vie quotidienne des indiens et des trappeurs pour survivre dans l’environnement glacial et isolé, découvrir une nature sauvage et pleine de ressources. Jusqu’à ce que l’arrivée de deux hommes sur les traces de Lorna les obligent tous à fuir de nouveau à travers la forêt et la montagne.
C’est cette épopée et davantage encore que Jessie raconte quinze ans plus tard à Bud Cooper et qu’il partage avec nous, pauvre lecteur ébahi devant tant d’aventures qui se succèdent à un train d’enfer, dans une langue imagée et truculente. Une langue riche et colorée qui retrace l’histoire de ces contrées lointaines, l’emprise des colons sur les populations amérindiennes, poussées toujours plus loin, tentant de conserver leurs traditions, leur savoir-faire que l’auteur nous détaille avec soin. 
Les trois personnages féminins sont magnifiques : Lorna, la mère, dont on apprend au fur et à mesure les expériences multiples, une femme forte et ambitieuse, prête à tout pour mener à bien son projet, une femme qui n’a peur de rien et qui n’hésite pas à berner ceux qu’elle séduit par sa beauté. Jessie, encore toute petite lorsque commence l’histoire, mais déjà curieuse des autres, observatrice, admirative de sa mère mais pas complètement naïve, voyant très bien ses manipulations. Et puis Kaska, l’indienne gwich’in, qui accueille Lorna et Jessie qui l’ont sauvée d’une mort probable et qui voue à l’enfant une grande tendresse, lui enseignant ce qu’elle sait comme si c’était sa propre fille. C’est grâce à ses qualités d’écoute, à ses dons de chamane peut-être, qu’elle fait parler Lorna sur le secret de l’origine de Jessie, permettant à la fillette de comprendre d’où lui vient sa peau blanche et sa chevelure couleur de feu.
Herman le trappeur est conforme à ce qu’on imagine d’un chasseur des bois. Habitué à la solitude, il ne manifeste pourtant pas d’hostilité lorsqu’il découvre les deux visiteuses à son retour à la cabane. Et lorsqu’il pressent le danger, il n’hésite pas sur la conduite à tenir, même s’il doit pour cela abandonner son abri en plein hiver et braver le blizzard et la neige pour mener leur groupe vers un endroit plus sûr.
Je n’avais jamais rien lu d’Anne-Marie Garat. C’est une rencontre organisée il y a quelques semaines par ma librairie qui m’a donnée l’occasion de la découvrir et qui m’a incitée à me plonger dans ce roman. Grâce à ce Grand Nord-Ouest et à la puissance d’évocation d’Anne-Marie Garat, j’ai effectué un beau voyage aux confins de l’Alaska et du Yukon dans une nature sauvage et riche de tous ceux qui y ont vécu et dont les âmes sensibles perçoivent encore les traces. Dommage que l’objet de la quête de Lorna ne soit pas à la mesure des efforts de l’expédition, c’est la petite déception que j’ai ressentie en refermant ce livre épique et plein de souffle.
Cette petite cabane d’Herman vaut dorénavant à mes yeux le cher chalet de Heidi. N’y manquent que les chèvres de Peter. Et tous les animaux de ma fermette en bois peint. Or les vaches, le cochon, les poules, le dindon ne survivraient pas dans la prairie de Kloo Lake. Tout pousse et meurt si vite durant le court été nordique que les fermiers blancs voient dépérir leurs cultures et leur bétail dès le premier froid, dire qu’ils tiennent pour feignants les indiens qui dédaignent de travailler la terre ! Kaska rit de ces imbéciles qui importent leurs manières de faire d’autres pays sans admettre qu’ici plantes, bêtes et éléments ont leurs lois et leur volontés propres, qu’on ne glane, pêche et chasse que pour le besoin de se nourrir, se vêtir et s’abriter grâce aux ressources que la Terre offre gracieusement ; quand elle en décide. Eux croient la plier à leurs caprices. Souvent ils en deviennent dingos, parfois ils en meurent. Elle s’en félicite. (Page 117)