"La vie de théâtre m'a prise... Poussée par la nécessité, j'ai fait comme mes camarades : sans scrupules, sans remords, en un dégoût, chaque jour plus grand, des autres et de moi-même..."

En 2018, on célébrait le cinquantième anniversaire de la mort d'Alexandra David-Néel, connue pour avoir été la première femme occidentale à entrer dans la ville tibétaine de Lhassa, en 1924. Mais, cette femme extraordinaire, morte centenaire, a eu mille vies et l'on a découvert dans ses archives, conservées dans sa maison de Digne-les-Bains transformée en musée, un manuscrit inédit en cours d'élaboration évoquant sa carrière première : celle de cantatrice. Les éditions du Tripode ont décidé de publier ce roman à l'automne dernier, non pas dans une version finale, mais tel qu'il a été découvert : en cours de relecture, avec des annotations de la main de la romancière. "Le Grand Art", sans doute écrit au tout début du XXe siècle, est une somme de 800 feuillets écrits à la main, sous le nom d'Alexandra Myrial, qui était son nom de scène, évoque la vie d'une jeune comédienne et chanteuse d'abord pleine d'idéalisme, persuadée que son travail d'artiste lui permettra de vivre avant de déchanter et de se résoudre, comme tant d'autres de ses collègues, à jouer un rôle à la scène comme à la ville, pour ne plus se soumettre et tenir ferme les rênes de son destin...
Cécile, jeune comédienne, est engagée dans un théâtre de Besançon. Après un mois de représentation, le directeur fait savoir qu'il versera les gages de la troupe avec un peu de retard. Un délai qui grandit un peu plus chaque jour, tandis que les comédiens ont continué à jouer. Jusqu'au moment où le margoulin a purement et simplement disparu, sans rien laisser...
Cécile et ses amis se retrouvent alors la proie des créanciers. A commencer par leurs logeurs, qui réclament leurs loyers. La jeune femme, qui n'a plus un sou en poche, doit faire face à sa plus grande peur : se retrouver à la rue. Que va-t-elle devenir ? Sa propriétaire va certainement la flanquer dehors, et l'actrice n'a pas de quoi payer un autre logement, ni même un billet de train pour regagner Paris.
C'est alors qu'on frappe à sa porte. Cécile ouvre, pensant se trouver face à la propriétaire de son appartement, mais elle découvre devant elle un homme qu'elle ne connaît pas. Lui, en revanche, la connaît. Il la connaît même très bien et se présente comme un admirateur fervent. Plusieurs fois, il l'a vue sur scène et lui a envoyé des bouquets de fleurs pour saluer son talent.
Ayant appris le malheur qui frappe la troupe à laquelle Cécile appartient, M. Grocher est venu jusqu'à elle et lui propose tout de go de lui offrir d'habiter chez lui, pas à Besançon même, mais dans la propriété qu'il possède non loin de là, et de subvenir à tous ses besoins. Après la peur, c'est la stupeur qui frappe Cécile, figée devant cette inconnu qui lui propose implicitement de devenir... sa maîtresse.
Son premier réflexe est de s'offusquer et de fermer la porte au nez de cet individu sans scrupules. Mais ensuite ? La prochaine personne qui frappera sera celle qui la jettera sur le pavé. Il ne lui resterait alors qu'à mourir, plutôt qu'à sombrer dans le déshonneur et la misère la plus noire... A moins que ce... Grocher ne soit son sauveur ?
Dos au mur, Cécile finit par céder et par accompagner Grocher chez lui, dans une grande demeure en pleine campagne, loin de tout, et donc des possibilités de renouer le fil de sa vie, de trouver de nouveaux engagements. Une cage dorée, voilà où elle a atterri, contrainte de partager la vie (et la couche) de cet homme qui ne lui plaît pas du tout.
Ne se sentant guère à sa place dans ce domaine, devenue ce qu'elle s'était jurée de ne jamais devenir, une femme entretenue, une vulgaire courtisane, incapable d'exercer cet art qu'elle a placé au-dessus de tout, y compris sa propre famille, elle erre à la recherche d'un moyen de fausser compagnie à Grocher, plus geôlier à ses yeux que sauveur...
Mais comment y parvenir ? La naïve Cécile, aveuglée par son idéalisme, s'est fait piéger, et ce n'est que la première fois... A qui faire confiance, dans ce monde où les hommes dominent tout et n'usent des femmes que pour leur bon plaisir ? Il reste bien une solution, mais il va, pour cela, lui falloir renier tous ses principes et devenir tout ce qu'elle a toujours haï...
Et entamer, telle une espèce de Monte-Cristo au féminin, une ascension sociale où elle renversera tous les codes, toutes les valeurs, devenant celle qui, par la puissance de son art, par l'envoûtement qu'il impose à ces hommes, si fats, si sots, si manipulables, mais à la condition sine qua non de ne plus jamais pouvoir être elle-même...
Car il sera là, son Grand Art : se créer un personnage aux antipodes de la misérable Cécile, grugée comme tant d'autres avant et après elle par un directeur de théâtre malhonnête et contrainte de se soumettre. Ce à quoi elle rêvait d'accéder par elle-même, par son talent propre, elle l'obtiendra autrement, en trichant elle aussi, mais en ne laissant à personne les clés de sa destinée...
Avant d'aller plus loin, quelques informations complémentaires sur ce livre, pour que vous sachiez exactement dans quoi vous vous lancez si cette lecture vous intéresse, vous intrigue. Le Tripode, maison d'édition au catalogue très intéressant, original et de qualité, a donc eu envie de publier pour la première fois dans son intégralité ce roman d'Alexandra David-Néel.
Mais, ils ont fait le choix très heureux, je trouve, de proposer au lecteur le livre dans l'état dans lequel l'a laissé la romancière. Autrement dit, ce n'est pas vraiment un produit fini que vous avez en main, mais un travail en cours : Alexandra David-Néel avait entamé une relecture de son premier jet, l'avait annoté abondamment, supprimant certains passages, en rajoutant d'autres...
Bref, le travail classique du romancier que le lecteur ignore souvent. En cela, c'est déjà un document passionnant, puisqu'on plonge dans le travail de l'ombre de l'écrivain, celui que la plupart n'apprécie pas toujours, car c'est laborieux, pénible, et assez loin de l'exaltation première que peut représenter le fait d'écrire.
Le Tripode a simplement mis les choses en forme : le corps du texte respecte donc les volontés exprimées par Alexandra David-Néel. Puis, ils ont élaboré un important arsenal de notes (il y en a 139 en tout, pour un roman qui, au final, compte autour de 260 pages), principalement consacré aux corrections notifiées par la romancière en vue d'une possible publication.
Certains trouveront peut-être que cela complique, alourdit la lecture, mais ces retraits, ces précisions, ces arrangements et surtout la sensation d'assister au processus de création d'un livre apportent vraiment quelque chose. "Le Grand Art" est chronologiquement le premier roman d'Alexandra David-Néel, qui en publiera trois autres à partir du milieu des années 1930.
Mais, ce n'est pas son premier livre : en 1898, elle a publié un essai, genre qui, avec le récit de ses voyages, sera son genre de prédilection. Ce sont donc ses débuts dans le domaine de la fiction et cela se sent un peu : elle ne maîtrise sans doute pas encore toutes les techniques nécessaires, elle se laisse souvent aller à des digressions dispensables, reprend des passages, en supprimes d'autres par pages entières, en déplace certains...
A ces notes, il faut ajouter l'introduction de Jacqueline Ursch, présidente de l'association Alexandra David-Néel, et le travail de Samuel Thévoz, universitaire, qui ne se limite pas à sa postface, pleine d'informations utiles pour contextualiser ce roman, non seulement dans son époque, mais surtout dans la vie d'Alexandra David-Néel.
Car, c'est l'autre élément d'importance qu'il faut, je pense, avoir à l'esprit lorsqu'on se lance dans la lecture du "Grand Art", ce roman est certainement inspiré par des personnes qu'a côtoyées Alexandra David-Néel, qu'elle a peut-être elle-même vécues ou dont elle a pu être le témoin. Eh oui, sans doute serez-vous comme moi nombreux à apprendre que celle qu'on connaît comme exploratrice a d'abord été... cantatrice !
A l'origine, c'est pour aider ses parents, dont la situation financière s'est brusquement dégradée, que celle qui a reçu un premier prix de chant, va s'engager à l'opéra de Hanoi. On est à la fin du XIXe siècle et, pendant une décennie, jusqu'à sa rencontre et son mariage avec Philippe Néel de Saint-Sauveur, elle va se produire dans divers opéras.
Découvrant cela, on aborde donc cette lecture avec un regard un peu différent : fiction, oui, mais nourrie par une expérience qu'on devine vite délicate. Artiste n'est jamais une vocation évidente, les revendications actuelles de nos écrivains en sont une nouvelle preuve, elle s'accompagne souvent d'une précarité que ne contrebalance pas toujours des moments de gloire, même éphémère.
Pour raconter l'histoire de Cécile, Alexandra David-Néel choisit de se muer en diariste : c'est le journal de la jeune comédienne que nous avons en main, dans lequel elle va raconter ses désillusions, ses doutes, ses peurs, ses colères, mais aussi ses souvenirs. Car elle n'est pas une actrice débutante, on le comprend vite.
Ce que l'on comprend également très tôt, c'est qu'elle a une vision très élevée de sa vocation artistique et de l'art qu'elle sert, ce Grand Art, celui de la scène, des costumes et des décors, de tout ce qui offre aux spectateurs du rêve pendant quelques heures... Cécile a choisi d'être la servante de ce Grand Art, et non pas de se servir de lui pour son propre intérêt.
Voilà pourquoi on la trouve exerçant son métier dans ce contexte si fragile, dans un théâtre qui n'est certainement pas une scène majeure, dépendant d'un énième promoteur filou, peu enclin à verser leurs cachets à ceux qu'il a entraînés dans son incertaine aventure... Bien sûr, elle vit de son art et c'est exaltant, mais elle en vit chichement, avec la crainte de se retrouver un jour prochain à la rue...
Pour elle, les cocottes qui ont usé de leur art pour se trouver un riche protecteur sont méprisables ; elles ont trahi l'idéal artistique, mais aussi la morale, disons les choses clairement, pour obtenir un statut, des richesses, une notoriété qui ne sont pas uniquement le fruit de son art. Et cela, Cécile ne veut pas en entendre parler...
Jusqu'à ce que Grocher frappe à sa porte et la trouve aux abois... Piégée, Cécile se retrouve alors dans cette situation qu'elle méprise, mais sans aucun de ses avantages : la société dans laquelle vit Grocher est fort restreinte, aisée, sans doute, mais sans opulence, le personnel de maison ne la regarde pas avec respect et elle n'est absolument pas libre de ses mouvements...
C'est une période pénible pour Cécile, qui n'en voit pas la fin. Toute la première partie du roman raconte cette plongée dans le désespoir, sentiment qui n'est pas inconnu pour la jeune femme, mais dont elle ne voit pas le bout, cette fois... Même si elle songe au suicide, elle va refuser de se résigner et chercher le moyen de s'extraire de cette ornière.
Et c'est ainsi qu'elle va entamer une véritable métamorphose. A la guerre comme à la guerre, tant pis pour les principes, elle va prendre sa vie en main pour que plus jamais elle ne risque de se retrouver empêtrée dans une situation insupportable, où elle ne s'épanouisse pas. Où elle soit surtout à la merci d'un homme et de ses bonnes grâces.
Vous l'aurez compris à demi-mots, la deuxième partie du roman est très différente de la première, à la fois par le contexte, mais aussi par les changements qui vont toucher le personnage de Cécile. Et là encore, cela nous offre quelques éléments d'informations : sans doute écrit entre 1901 et 1902, "Le Grand Art" est clairement un roman qui s'inspire de la tradition littéraire du XIXe siècle.
On retrouve cette dimension sociale chère aux romanciers de cette période, qu'ils en soient les simples narrateurs ou qu'ils l'utilisent à des fins un peu plus romanesques, voire satiriques, en tout cas toujours critiques. La trajectoire de Cécile, du fond du trou jusqu'au pinacle en est un exemple, porté par un certain cynisme, quant aux moyens pour y parvenir.
Mais cette histoire est également étayée par ce qui sera un des principaux chevaux de bataille d'Alexandra David-Néel : le féminisme. Dès 1909, elle publiera un essai intitulé "le Féminisme rationnel" et la question de la place de la femme sera toujours au coeur de ses préoccupations. Le personnage de Cécile en est une rude illustration, livrée à la concupiscence et objet de puissance.
Car, dans "le Grand Art", il est question de pouvoir, d'argent, mais aussi de séduction et de sexe, il est question de lutte entre hommes et femmes pour prendre la direction des opérations. L'actrice peut être un simple faire-valoir, un objet sexuel et un simple outil que manipule un homme, ou bien elle peut séduire et devenir alors celle qui commande, ordonne...
Précisons que les actrices ne sont pas les seules à devoir choisir entre leur idéal artistique et leur survie, comme le montre le personnage du jeune pianiste prodige lui aussi contraint pour vivre de transiger en témoigne. Le sous-titre du roman, "Moeurs de théâtre", annonce la couleur et les dernières lignes du roman, si on en doutait, rappellent ce constat douloureux.
Le Grand Art n'est pas pour les pauvres, qu'ils soient sur scène ou devant elle, parmi les spectateurs. e Grand Art se prête au luxe, s'en nourrit, même. Il fait fi de la réalité, aussi précaire soit-elle, il n'est pas la réalité, non, le théâtre ne s'arrête jamais, même une fois le rideau tombé. Car, dans ce monde, pour exister, il faut savoir jouer un rôle. Celui qui saura vous donner l'avantage.
Et tant pis pour l'Art...