C'est l'histoire d'un enfant...dépossédé par trois fois d'une part de lui. C'est l'histoire d'un enfant avec deux prénoms, deux identités, deux cultures qu'on ne lui a pas laissé découvrir et qui se les voit imposés puis arrachés. C'est l'histoire d'un enfant de 10 ans qui veut simplement être aimé, sans contrepartie, comme doit l'être tout enfant. C'est une histoire qui émeut et qui révolte.
Alexandre Feraga nous raconte, avec beaucoup de poésie, son enfance ou du moins, sa sortie de l'enfance. Jusqu'au début du récit, il n'est qu'Alexandre, fils de Mohamed et Jocelyne, tous les deux divorcés et en union libre, tous deux déjà parents de respectivement 4 et 1 enfants. Il a du mal à se faire une place dans cette famille recomposée qui gravite autour d'un père absent (même quand il est présent) et d'une mère soumise, simplement par l'amour. Il souffre de la rancœur de ses frères et sœurs, des coups de Salim, son frère aîné, des silences intolérables de son père, de la passivité extrême de sa mère. Mais il s'en accommode, avec l'aide de ses amis, Chérif et Dorothée en tête. Alexandre est donc un enfant normal, sauf qu'il ignore encore qu'il est incomplet.
Embarqué malgré lui dans une 504 avec son père, avec le consentement muet et l'absence d'explications de sa mère et de sa fratrie, il découvre qu'il s'appelle aussi Habib, parce que ça faisait plaisir à ses grands-parents algériens, qu'il n'a pas revus depuis des années. Il découvre qu'il doit mentir à ces personnes qu'on lui impose d'aimer. Lui, à 10 ans, doit affirmer que son père ne fume pas, ne boit pas, qu'il ne mange pas de porc...sans trop savoir pourquoi. C'est la forme de violence qui m'a le plus marquée dans ce roman : personne n'explique jamais rien. Alexandre-Habib doit deviner, il félicite d'ailleurs à plusieurs reprises son imagination d'avoir renforcé sa capacité à combler les blancs laissés par les adultes. Cet enfant est mis de côté, même quand il est sur le devant de la scène, il subit tout ce qui lui arrive sans qu'on lui explique les raisons de tout cela... Seule phrase qui rythme sa vie " Je reviens "... d'où ? Quand ? Pourquoi ? Il ne le saura jamais.
La violence est omniprésente : la violence physique, bien sûr, que sont les coups - rares mais choquants - de son père et de son grand-père, la violence culturelle qui est le point de mire du roman et la violence psychologique. C'est en écoutant les conversations qu'il comprendra que son père ne fréquente plus ses frères et sœurs, que certains membres de sa communauté sont menacés, que son père passe souvent à Marseille, que sa grand-mère a tenté de se pendre plusieurs fois, que sa mère et ses frères savaient très bien où il allait, que ses grands-parents désapprouvent l'union de leur fils (au point d'essayer de le marier avec une autre pendant son séjour).
Honnêtement, le roman est construit d'une manière très originale. On ne comprend tellement pas ce que cet enfant risque, lors de ce voyage, qu'on se surprend à être soulagé quand enfin le voile est levé, je me suis même sentie sourire, mais en fait, non ! C'est toujours extrêmement violent, surtout dans la manière de faire. Comme le dit le narrateur, on lui avait tu l'existence de ce double, Habib, on la lui a imposée, en lui demandant instamment de museler Alexandre, et puis il a compris qu'Habib n'était né que pour être tronqué et de nouveau tué pour faire rejaillir Alexandre, tout cela pour amoindrir la culpabilité de son père, pour qu'il paie son tribut. L'image de l'agneau est donc vraiment centrale, quelle que soit la culture à laquelle il renvoie.
Les personnes rencontrées lors de ce voyage enrichissent le récit : certaines hautes en couleurs (Zeïna, Fahd, Zahir), certaines tendres (Fahra, Myrtille), d'autres formatrices (Idir, Kamel...). On sent très vite que la plupart de ces rencontres laisseront à l'enfant un souvenir impérissable auquel seule la maturité pourra donner sa véritable signification.
Dans les interstices de cette histoire violente, prenante et initiatique, le narrateur laisse ses émotions d'adulte apparaître dans des chapitres à part. Des passages vraiment beaux qui rendent hommage à sa mère, notamment. Des divagations dans lesquelles on sent que l'adulte tente de comprendre ce qui a motivé ses parents, des divagations empreintes d'émotions et de poésie.
Vous l'aurez compris, le roman d'Alexandre Feraga m'a touchée en plein cœur. La peinture de cette famille fait parfois sourire, parfois grincer des dents ; la description des sentiments de cet enfant fait mal, souvent, mais toujours avec la magie de l'innocence liée à la jeunesse et surtout avec la magie des mots. Bravo M. Feraga et merci à Charlotte Ajame des éditions Flammarion pour cette belle découverte.
Priscilla (@Priss0904, @litterapriscilla)
Quatrième de couverture : " J'avais dix ans lorsque je suis sorti de l'enfance. "
Devant la voiture chargée jusqu'à la gueule, Alexandre comprend qu'il part en vacances, seul avec son père. Il n'a aucune idée de leur destination : qu'importe, il espère se rapprocher de cet homme taiseux qui l'impressionne et glaner enfin quelques signes d'affection. Le temps d'un été, Alexandre va devenir Habib, son vrai premier prénom qu'il n'a jamais utilisé en France, traverser la mer, découvrir d'où vient son père et prouver à ses grands-parents que leur aîné n'a pas renié ses origines. Même si pour cela il doit engloutir tout ce que l'Algérie fait de pâtisseries et subir les corrections d'un grand-père soucieux d'honneur. Mais le but de ce voyage se révèle, au fur et à mesure, étrangement plus inquiétant. Avec la tendresse et la cruauté qu'on a pour le passé qu'on enterre, Alexandre Feraga signe le roman de la fin d'une enfance.