À l'aube de sa publication en France, Indie Rocks s'intéresse à la célèbre anthologie Wimmen's Comix, un magazine de comics underground uniquement créé et conçu par des femmes... pour tout le monde.
Wimmen's Comix est un magazine underground publié aux États-Unis de 1972 à 1992 qui ne compte pourtant que 17 numéros. Il est créé sous l'initiative de Patti Moodian afin de donner la parole à des autrices de bande dessinée dans une industrie sexiste qui fait face à l'auto-censure depuis près de 20 ans.
En tant que revue underground, Wimmen's Comix était distribué par des réseaux non-conventionnels ce qui la rendait difficile à obtenir, d'autant plus qu'il y a eu pas mal de controverses à son sujet avec une volonté certaine de la voir disparaître parce qu'il insistait les femmes à s'émanciper. La longévité de cette publication n'en est plus qu'exemplaire pourtant, ce n'était gagné d'avance.
À la fin des années 60, l'industrie des comics vit depuis plus 15 ans sous la vigilance du Comics Code Authority, une commission d'auto-censure créée par les éditeurs de comics afin d'éviter des sujets polémiques chez les parents du lectorat de l'époque. Créée en 1954, elle fait suite au scandale de la publication du livre Seduction of the Innocence de Fredric Wertham dans lequel ce psychiatre affirme que les comics pervertissent les enfants avec de la violence, de la sexualité, ou de l'homosexualité. À l'époque, l'industrie n'a pas la possibilité de réagir rapidement et efficacement aux allégations tenues par Wertham dans les journaux et à la télévision du coup, elle a pensé que le mieux était de d'auto-censurer. Cela a fini par faire fermer certains studios et à faire travailler sous la contrainte les auteurs et les quelques autrices qui y travaillaient.
Forcément, à un tel phénomène, il se doit d'avoir un contre-courant. Ainsi, des auteurs et autrices américaines se mettent à faire leurs comics dans leur coin brisant les tabous et les codes imposés par l'industrie. Ce mouvement underground, appelé comix, trouve son essors entre 1968 et 1975. La figure de proue de ce mouvement est nul autre que Robert Crumb, auteur reconnu au-delà de la sphère de cette contre-culture. Il montre que la BD américaine est un espace de libre expression où il est possible de parler de tout sans être censuré.
Les gens oublient que c'était de [l'absence de censure] qu'il s'agissait. C'était pourquoi nous l'avions fait, raconte Crumb. Nous avions personne se tenant au-dessus de notre épaule pour nous dire "Non, tu ne peux pas dessiner cela" ou "Tu ne peux pas montrer ça". Nous pouvions faire tout ce que nous voulions.
Dans la réalité, il s'agit surtout d'un espace libre pour les hommes parmi lesquels certains, après la libération sexuelle et les années hippies, se livrent sans retenue à parler de sexe et de rapports avec les femmes dans un sexisme crasseux. Crumb ne déroge pas à cette règle, il est aussi la figure de proue de la misogynie ambiante de scène des comix notamment à cause de sa représentation de la féministe qu'il appelle Big Foot et qu'il représente comme une grande femme virile, poilue, mangeuse d'homme. En plus, il a tendance - et ce n'est pas le seul auteur à le faire - à utiliser le viol et la violence faite aux femmes comme si c'était un ressors humoristique (*sic*).
Forcément, les autrices de comics ne se sentent pas à l'aise avec d'un côté une industrie qui leur interdit d'évoquer des sujets féministes malgré la présence de super-héroïne comme Supergirl, Mary Marvel ou The Cat chez les principaux éditeurs mainstream, et de l'autre côté une scène underground rongée par la misogynie. Certaines voix dont celle de Trina Robbins s'élève donc contre tout cela parce qu'elle l'a vécu au sein de ce milieu.
Robbins est féministe à la fin des années 60, elle côtoyait justement la scène des comix où elle se sent rejetée et exclue parce qu'elle est la seule fille dans le club fermé des garçons. Son déclic est venu d'un article sur la libération de la femme qu'elle a lu dans un journal clandestin. Après des années à New-York, elle sentait qu'elle n'avait pas sa place dans la scène underground de cette ville, c'est la raison pour laquelle elle est partie pour San Francisco notamment à cause du "paradis des auteurs de comix", l'anthologie Zap Comix créée par Crumb. Là, encore, elle remarqua que ledit paradis n'était destiné qu'aux hommes et que les femmes n'y avaient pas leur place.
Mais, ce déménagement a permis à Robbins de découvrir le premier journal féministe des Etats-Unis, It Ain't Me Babe, pour laquelle elle va créer des comics centrés principalement autour du personnage de Belinda Berkeley, une "every woman" qui doit trouver un boulot minable pendant que son mari essaie de réaliser ses rêves.
En juillet 1970, Robbins s'associe à l'autrice Barbara "Willy" Mendes afin de lancer le premier comicbook créé complètement par des femmes, It Ain't Me Babe Comix, qui est les vestiges de Wimmen's Comix. Plusieurs autres autrices se joignent à elles afin de créer cette première anthologie dont la couverture rassemble plusieurs héroïnes populaires de la bande dessinée américaine avec le sous-titre "La Libération des femmes". À l'intérieur, on y trouve notamment une histoire avec les personnages de la couverture dans un groupe de prise de conscience sur leur condition de femme dans un comic book.
L'anthologie est publiée par Last Gasp, une maison d'édition underground de San Francisco dont l'éditeur Ron Turner n'hésite pas à commander un second numéro à Trina Robbins en 1972 sauf que l'autrice refuse trouvant la qualité du premier numéro médiocre. Elle explique sur le catalogue à une exposition dédiée à Wimmen's Comix :
Avec ma colère envers les cartoonistes masculins, je voulais produire un comic book qui était meilleur que n'importe quoi pouvait produire les hommes, et It Ain't Me Babe n'a pas rencontré mes attentes bien trop élevées.
Il est bon de rappeler que cela n'est pas la misandrie de la part de l'autrice, elle reconnait que des auteurs de comix l'ont très bien accueillie dans ce milieu. La colère est celle d'une femme qui n'apprécie pas de voir que le sexisme et le machisme gangrène le milieu dans lequel elle évolue. Et, justement, le premier numéro de It Ain't Me Babe Comix a permis de constater que la scène underground était vérolée par le machisme.
Je commençais à voir comment les femmes étaient laissées de côté, déclare-t-elle. On pensait que les femmes étaient inférieures aux hommes. Comment elles étaient stéréotypées à tous les égards. Comment elles étaient coincées avec les tâches ménagères, les enfants et les responsabilités, alors que l'homme faisait demi-tour face à ça avec un verre.Et, tout était prévu pour que ça soit comme ça et pas autrement.
Cela ne lui suffisait pas pour recommencer d'autant plus qu'elle était occupée avec de nouveaux projets. En revanche, elle ne se sentait plus comme la seule femme dans le club pour garçons.
C'est Patricia 'Patti' Moodian, une employée de Last Gasp, qui revient à la charge auprès de Robbins afin de lancer un nouveau comicbook conçu uniquement par des autrices. Moodian et Turner avaient contacté neuf femmes pour leur proposer un rendez-vous dans leur maison. À cette réunion, Robbins était entourée de Michelle Brand, Lee Marrs, Lora Fountain, Sharon Rudahl, Shelby Sampson, Aline Kominsky, Karen Marie Haskell et Janet Wolfe Stanley. Elles seront rejointes par Terry "Terre" Richards et Michelle Brand et toutes les 12 - avec Moodian - s'appelleront par la suite "les mères fondatrices". En effet, de ces quelques rencontres naît le Women's Comix Collective qui donnera par la suite l'anthologie Wimmen's Comix.
Si il a fallu plusieurs réunions pour trouver le nom, les thèmes à aborder ont été une évidence : Wimmen's Comix devait libérer la parole de la femme en abordant des sujets que ni les comics ni les comix n'osaient aborder.
Aussi, l'anthologie avait une toute autre façon de fonctionner que les publications de comix habituelles ; en effet, le collectif opte pour ne pas avoir une seule personne à la tête du magazine. L'autrice Terre Richards explique :
Nous... avons décidé que... nous fonctionnerions comme un collectif, un terme plutôt vague utilisé à cette époque pour dire qu'il n'y aurait ni cheffe ni éditrice, mais, à la place, une rédaction tournante, avec chacune mettant son énergie à la paperasserie et au soutien général du groupe.
Cela a été le cas pendant les 20 ans qui ont suivi. Si Trina Robbins a été l'éditrice du numéro 0, It Ain't Me Babe Comix, Moodian s'occupe du numéro 1, Lee Marrs du 2, Sharon Rudahl, Shelby Sampson, Terre Richards et d'autres ont suivi au fur et à mesure.
L'autre spécificité de Wimmen's Comix était d'être une anthologie collaborative qui invitait des femmes de tous horizons à venir participer à l'aventure. Le collectif voulait que d'autres femmes viennent proposer leur candidature même si elles n'avaient jamais été publiées. L'équipe montée par Moodian ne cherchait pas la notoriété ou la reconnaissance - à la différence de Crumb avec son Zap Comix. Dans la préface de L'Intégrale Wimmen's Comix, Trina Robbins explique :
Beaucoup de femmes qui nous ont soumis leur candidature n'avaient jamais dessiné de bande dessinée auparavant, et ça se voit. Mais nous étions plus intéressées à donner la parole aux femmes qu'à la manière qu'elles pouvaient dessiner ou encrer professionnellement parlant.
C'est d'ailleurs la difficulté que rencontra l'équipe lors de l'élaboration du premier numéro mais le contenu en vaut la peine. Les thèmes abordés sont très variés : Robbins crée le premier personnage lesbien dans un comicbook, Lora Fountain parle de l'avortement chez les adolescentes (l'IVG ne sera légal aux Etats-Unis que l'année d'après), ça parle de sexe, d'être une femme obèse, de menstruations...
Par la suite, de nombreux sujets seront abordés, certains sont encore tabous aujourd'hui dans notre société. Aussi, malgré la publication plutôt sporadique, le collectif continuera son oeuvre offrant des numéros de plus en plus maîtrisés avec de plus en plus d'autrices participant. Plus de 100 femmes ont contribué à l'anthologie pendant 20 ans. Le premier épisode a vraiment lancé une vague de prise de conscience auprès des femmes aux Etats-Unis, leur donnant l'envie de s'exprimer grâce à l'art. C'est en serrant les coudes que ce petit groupe de femmes avait réussi à rassembler autour d'elles commençant à créer un club de filles.
Au fil des années 80, l'oeuvre devient moins politisée : les comix underground de Robert Crumb ne sont à la mode et le Comics Code Authority relâche petit à petit son contrôle sur le média - même si certains thèmes comme l'homosexualité restent prescrits. Wimmen's Comix continue pourtant d'exister pour devenir un espace de libre expression pour les autrices mais, aussi, pour rappeler que la bande dessinée ne se conjugue pas seulement au masculin. Il deviendra d'ailleurs Wimmin's Comix par la suite.
En 1991, lors de l'élaboration du 17ème numéro de l'anthologie, plusieurs problèmes viennent entacher la production. Tout d'abord, cela reste un magazine underground, c'est à dire avec peu de budget, sauf que les artistes qui travaillent dessus sont devenues des professionnelles et l'éditeur Last Gasp n'a pas les moyens de les rémunérer convenablement. Ensuite, il y a la méthode de distribution qui a changé : les principaux endroits pour trouver des comics étaient les comicshops mais ceux-ci ne voulaient pas de Wimmin's Comix sur leurs étales (*sic*), de ce fait, le périodique était des magasins et des librairies pour les femmes. Les quelques comicshops qui prenaient des exemplaires du comic book étaient vite sold out et lorsque des client·e·s demandaient s'ils allaient en ravoir on leur répondait que non parce que les femmes ne lisaient pas de comics.
L'aventure s'arrête donc en 1992 avec le 17ème numéro. Mais, même si le sexisme perdure toujours, les choses ont tout de même avancé dans le bon sens. De plus en plus d'autrices écrivent et dessinent des comics, dans le mainstream, mais pas seulement. De plus, elles sont de plus en plus en reconnues comme le montre le prix reçu récemment par Emil Ferris à Angoulême pour Moi, Ce que J'aime, C'est les Monstres.
Et puis, de plus en plus de femmes travaillent dans les comics, en terme général que ça soit assistante éditoriale, éditrice, responsable marketing, etc.
Enfin, il y a aussi les voix des lectrices qui est de plus en plus entendue. Celles-ci ramènent les débats sur la représentation des femmes dans les comics au devant de la scène et elles changent aussi les méthodes de consommation, préférant l'achat en librairie ou sur internet que via le direct market - c'est à dire les comicshops. Comme le souligne le Huffington Post, une étude de mi-2016 considère qu'il y aurait environ 42 millions de fans de comics dont 42,24% sont des femmes, il était donc temps que les maisons d'édition commencent à les considérer pleinement.
Vous l'aurez compris, Wimmen's Comix est une oeuvre importante de l'Histoire des comics. Elle a véritablement changé l'industrie sans jamais la dénaturer. Mais, au-delà de ça, l'anthologie propose des histoires qui n'ont vraiment quelque chose d'unique ne serait-ce que par les thèmes qu'elle ose aborder.
Vous pouvez découvrir cela par vous-mêmes et en français grâce à l'éditeur Komics Initiative qui propose en ce moment une campagne de financement participatif afin de publier l'Intégrale dans une jolie édition comme sait si bien faire la Maison d'Editions. Autant dire que c'est un pari risqué mais cette oeuvre mérite d'être découverte. Vous pouvez participer à cette adresse, il faudra compter 65€ pour avoir les deux tomes regroupant l'intégrale de l'anthologie ainsi que le numéro 0, It Ain't Me Babe Comix, et pas mal de bonus inédits.