Après "les Soldats de Salamine", puis "L'Imposteur", Javier Cercas revient encore et toujours à la période de la Guerre civile espagnole, cette période qui le fascine autant qu'elle lui fait honte, mais cette fois, il l'aborde sous un angle nettement plus personnel. Car c'est sa famille et ses secrets qui seront au centre de ce nouveau livre, entre autofiction et roman historique, entre non-fiction et introspection. "Le Monarque des ombres", paru l'été dernier aux éditions Actes Sud (traduction d'Aleksandar Grujicic et Karine Louesdon), pose une question passionnante, mais également dérangeante : peut-on se comporter en personnage noble et pur tout en choisissant de servir une mauvaise cause ? A travers cette douloureuse enquête dans son passé familial, Javier Cercas s'aventure dans des zones grises qui le hante. Après la question de l'imposture, l'écrivain pose cette fois celle de l'affabulation. Mais ce livre marque peut-être aussi la fin d'un cycle, l'étape nécessaire pour que les fantômes historiques qui le torturent depuis longtemps disparaissent enfin ou ne puissent plus l'atteindre aussi durement...
Aussi loin qu'il s'en souvienne, Javier Cercas a toujours vu chez sa mère, dans sa maison d'Ibahernando, village d'Estrémadure où il est né, une photographie d'un jeune homme en tenue militaire (reproduite dans le livre). Après la mort de sa mère, l'écrivain a rapatrié ce portrait à Barcelone, où il vit désormais, et a commencé à s'interroger au sujet du jeune homme ainsi immortalisé.
Son nom, il le connaît : Manuel Mena. il était l'oncle paternel de la mère de Javier Cercas. Un jeune homme mort à 19 ans, pendant la Guerre civile, mais qui a marqué si durablement la mémoire de cette femme qu'elle n'a jamais cessé de parler de lui. Pourtant, malgré cela, Javier Cercas ignore à peu près tout de l'histoire de ce garçon.
Plus troublant, sa mère semble la seule à avoir entretenu son souvenir, alors que ses six frères ont reçu le même portrait, sans jamais lui donner la place d'honneur qu'elle lui a réservée. Et lorsqu'il a essayé d'en savoir plus, ça s'est avéré impossible : non seulement internet est resté muet au sujet de Manuel Mena, mais tout ce qui le concerne semble avoir été détruit, sauf deux documents.
C'est comme si tout avait été fait pour effacer Manuel de la mémoire familiale, pour que, le temps et les générations passant, on l'oublie. Mais c'était sans compter cette nièce tenace qui, seule contre tous, a empêché ce projet d'être mené à bien et a sauvegardé le souvenir de ce jeune homme, sans pour autant répondre aux questions qui se posent.
Des questions qui ont commencé à tourner en boucle dans l'esprit de Javier Cercas, dont les précédents livres consacrés à la période de la Guerre civile ont bien montré le malaise qu'il ressentait face à l'histoire de son pays. Alors, se retrouvant confronté à l'histoire de sa propre famille, il se met à sérieusement cogiter...
Et il décide de mener sa petite enquête. Une enquête privée, dont il n'a d'abord aucunement envie de faire un livre. Ce qu'il pressent face à cette omerta réveille en lui une honte qu'il ne se sent pas de partager avec des lecteurs. S'il y a, derrière le portrait de Manuel Mena, des secrets, ils seront inavouables et il lui faudra les exorciser en secret.
Pour quelles raisons a-t-il changé d'avis, alors ? Pour quelles raisons est-il revenu sur son idée initiale et a-t-il fini par consacrer un livre à ce parent semble-t-il honni ? A travers son enquête, mais aussi à travers des discussions avec son ami intime, le cinéaste David Trueba, appelé à la rescousse, il explique cette décision.
Car son enquête, difficile, complexe, partant de très peu, se heurtant au silence, aux émotions héritées de cette période douloureuse, va profondément modifier sa vision des événements. Tant ceux qui touchent à la région d'Ibahernando, berceau de sa famille, qu'à ceux qui concernent Manuel Mena. Et même peut-être son regard sur toute cette période.
Après la lecture de "L'Imposteur", j'étais très curieux de lire "le Monarque des ombres". Il y a quelque chose d'un peu sadique dans cette démarche, je l'avoue, car le malaise que l'on ressent chez Javier Cercas lorsqu'il se penche sur la période de la Guerre civile, et donc sur le pouvoir franquiste, est palpable, quelque soit son approche du sujet.
Or, bien vite, il apparaît que Manuel Mena, cet oncle oublié, a été Phalangiste. Qu'il s'est engagé très tôt, dès le début de ce qui va aboutir à cette guerre civile sanglante, sous les couleurs franquistes, et donc contre la République. De quoi réveiller un peu plus la honte qui habite Javier Cercas, puisque ce qu'il redoutait devient évident : sa famille n'a pas été dans "le bon camp"...
Cela aurait pu suffire à refermer ce chapitre définitivement, à remiser ce portrait de Manuel Mena dans un carton, au fond d'un grenier, voire à le détruire, comme cela a apparemment été fait dans le reste de sa famille. Mais la curiosité de l'écrivain est plus grande encore. Et c'est une affaire personnelle, cette fois, il lui faut en avoir le coeur net.
Une obstination qui va payer, puisque petit à petit, il va faire réapparaître la figure de Manuel Mena et retracer son étonnant parcours. Oh, sur ses engagements, pas de doute, il a bien choisi la Phalange, mais doit-on envisager son histoire sous un angle strictement manichéen, comme on aurait tendance à le faire sans approfondir la réflexion ?
Il y a la honte et la volonté d'oublier Manuel qui semble dominer au sein de la famille, ainsi qu'à Ibahernando. A l'exception de la mère de Javier Cercas, qui a choisi un autre point de vue. Lequel ? C'est également cette différence qui intrigue et pousse l'écrivain à ne pas s'arrêter aux faits simples et aux apparences.
Or, celle-ci semblait considérer que Manuel Mena a eu ce que les Grecs de l'Antiquité appelaient "kalos thanatos", la belle mort. Autrement dit, une mort noble pour consacrer une vie noble... Pas vraiment ce que l'on dirait d'un milicien fasciste, s'il n'avait été que l'un des rouages de la sinistre machine qui a, par la suite, fait peser son joug pendant 40 ans sur l'Espagne...
Connaissant sa mère, Javier Cercas se dit qu'il y a donc eu quelque chose, même si ce n'est pas forcément clair dans sa mémoire (elle-même étant très jeune quand Manuel est mort), qui explique qu'elle ait considéré cet oncle pour un personnage noble et admirable... Suffisamment pour creuser la question et faire jouer en sa faveur quelque chose qui se rapproche de la présomption d'innocence.
Le personnage qui symbolise le concept de "kalos thanatos", c'est Achille, dans l'Odyssée. C'est d'ailleurs à lui que Javier Cercas fait directement référence en intitulant son livre "le Monarque des ombres". Achille, mort pendant la guerre de Troie, et qui disparaîtra sans connaître la conclusion de ce conflit, sans savoir si ses actes héroïques auront bien servi la cause pour laquelle il s'est engagé.
Javier Cercas va mener ses recherches tel un Ulysse moderne, espérant découvrir quel fut le destin de Manuel "Achille" Mena avant de rentrer auprès des siens vivre le reste de son âge. Une démarche guère teintée d'optimisme au début, et sans l'appui de David Trueba, on peut se demander s'il n'aurait pas choisi de renoncer, et qui va lui demander de plonger dans cette période si douloureuse pour lui.
Avec ces question lancinantes, brûlantes : Manuel a-t-il pu se comporter en toute noblesse et connaître une "kalos thanatos" alors qu'il avait rejoint les rangs franquistes ? Peut-on servir une cause ignoble et être perçu comme un personnage digne d'estime ? Un jeu de funambule, car de la réponse à ces questions dépendra certainement l'état d'esprit de l'écrivain, déjà fort tourmenté.
De son enquête, je ne vais rien dire ici, évidemment. A vous de découvrir, comme le fait Javier Cercas, pas après pas, indice après indice, souvenir arraché après souvenir arraché, le parcours de Manuel Mena. Mais ce qui est passionnant, c'est qu'à travers cet oncle omniprésent malgré son absence, l'écrivain va mettre en évidence des éléments historiques troublants.
A travers Manuel, c'est l'histoire d'Ibahernando, village d'Estrémadure, que Javier Cercas va reconstituer. Et le sentiment que rien n'est aussi simple qu'on peut le croire, du moins au début. Ainsi, comment ce paisible village a-t-il pu choisir de s'opposer à la République, alors qu'il ne s'agissait pas d'un bastion royaliste, bien au contraire ?
Tout commence par une situation difficile, dans une région excentrée, un village sans grande ressource où chacun vit modestement. Les progrès attendus n'arrivent pas, au contraire. Alors, on se sent oubliés, méprisés peut-être, on désespère et l'on devient plus sensible à des discours qui vont contre ceux qui vous imposent cette précarité.
On est loin d'un point de vue idéologique fort, d'un engagement puissamment étayé par des convictions ou un savoir théorique. A Ibahernando, les enjeux ne sont pas les mêmes qu'au niveau de l'Espagne et encore moins d'une Europe où les fascismes s'installent un peu partout. Et les villageois n'ont pas la vision globale que nous pouvons avoir.
Résultat, on se retourne d'abord contre ceux qui symbolisent le pouvoir localement, parce qu'on les juge responsables des difficultés, de la misère qui menace. Ajoutez-y une forme de naïveté dont profitent les messagers les plus mal intentionnés, et voilà comment un jeune homme, presque encore un gamin, se retrouve dans un camp très marqué idéologiquement...
Il y a, dans le travail que réalise Javier Cercas sur Ibahernando, le village où il est né, quelque chose d'une chronique qui pourrait, par certains côtés, rappeler la série "Un village français" : tout est question d'échelle, sauf que les conséquences, elles, sont catastrophiques. Et une fois le doigt dans l'engrenage, alors que la situation ne cesse de se dégrader, il devient impossible de faire marche arrière.
A ce point du billet, il faut évoquer la construction du "Monarque des ombres". Car il n'y a pas que le récit de l'enquête de Javier Cercas, qu'il raconte à la première personne. A intervalles réguliers, on découvre des chapitres dans lesquels le narrateur change. Ceux-ci sont écrits à la troisième personne et leur tonalité est clairement plus historique.
Il y a là comme la volonté de l'auteur de séparer distinctement le roman de l'histoire, les faits établis de l'extrapolation (car les éléments rassemblés par Javier Cercas sur Manuel Mena restent évidemment fragiles). Et l'on pourrait ajouter qu'il y a séparation entre l'Espagne et Javier Cercas, ses questionnements familiaux et existentiels.
Mais le coeur de ce livre, c'est bien cette démarche personnelle, je pourrais même dire intime. Javier Cercas le rappelle d'ailleurs plusieurs fois : il ne voulait pas originellement raconter cette histoire dans un livre. Et, dès lors qu'il a changé d'avis et pris la décision de nous livrer le fruit de son travail d'investigation, alors il lui faut être prudent.
Prudent, car en aucun cas, ses découvertes ne devraient permettre d'idéaliser un franquiste ou de permettre à ceux qui se reconnaissent encore dans cette idéologie délétère de le faire. "La vérité n'intéresse personne (...) les gens n'aiment pas la vérité ; ils aiment les mensonges", écrit Javier Cercas. Les mensonges ou... les légendes. Les mythes, comme celui d'Achille et de sa "belle mort".
Dans "L'Imposteur", Javier Cercas racontait en parallèle les vies d'Enric Marco, celle que celui-ci s'est imaginée et celle qu'on a pu reconstituer, et une réflexion sur le rôle de l'écrivain, qualifié lui aussi d'imposteur. Une association troublante et un travail fascinant sur lui-même, avec des angoisses profondes dans lesquelles il semblait s'enliser.
Je dois dire que l'une de mes attentes en attaquant la lecture du "Monarque des ombres" étaient de voir comment il allait cette fois aborder son rôle d'écrivain. D'autant plus quand j'ai compris que ce statut allait entrer en collision avec sa volonté initiale de garder ses découvertes pour lui. Et, effectivement, il y a un changement de position entre les deux livres.
Cette fois, Javier Cercas ne voit plus l'écrivain comme un imposteur, mais comme un affabulateur : "L'histoire est écrite par les vainqueurs. Le peuple tisse les légendes. Les littérateurs affabulent. Seule la mort est indéniable", écrit Javier Cercas, reprenant ici un passage d'une des nouvelles de Danilo Kis réunies dans "L'Encyclopédie des morts", dans laquelle le personnage principal pourrait rappeler Manuel Mena.
La nuance est subtile, mais pas anodine. Car elle marque le premier pas du changement qui semble s'être opéré en Javier Cercas au cours de ces années passées à mener des enquêtes sur fond de guerre civile. Et la sensation de ce changement va s'amplifier jusqu'à éclater dans les dernières pages du "Monarque des ombres".
Soudainement, on assiste à quelque chose que je vais qualifier de déclic : l'écriture de Javier Cercas change brusquement, les phrases s'allongent jusqu'à devenir interminable. Elles défilent comme si une digue avait cédé dans l'esprit de l'auteur et c'est comme s'ils s'adressaient à nous en apnée, emporté par une frénésie subite.
Les doutes semblent s'être envolés, peut-être provisoirement, mais en cet instant, c'est un tout autre Javier Cercas qui s'adresse à nous : soulagé, nimbé d'une espèce d'énergie presque lumineuse. A la fin de ce troisième livre consacré à la guerre d'Espagne et au régime franquiste, il semble qu'il ait enfin franchi cette limite qui paraissait inaccessible : celle de l'acceptation.
Oh, tout n'est sans doute pas résolu, il ne suffit pas de claquer des doigts, mais le poids qui pesait sur l'écrivain s'est considérablement allégé et le propulse vers une nouvelle étape. Ce final détonant donne l'impression qu'un cycle s'achève, que les démons sont exorcisés ou qu'ils sont au moins contenus suffisamment loin pour ne plus l'importuner.
Avant, il y avait la honte, la dissimulation. Le déni, devenu conscient, pour pouvoir continuer à avancer sans se confronter aux secrets de famille. Ce que l'on ne dit pas, ce que l'on ne transmet plus, ce qui a poussé à détruire des documents pour qu'un membre de la famille n'entache pas tous les autres...
Mais, lorsqu'on referme "le Monarque des ombres", on a l'impression que Javier Cercas est enfin prêt à assumer ce passé familial, et plus largement l'histoire de son pays dans laquelle il baigne jusqu'à risquer de s'y noyer depuis longtemps... Assumer, c'est aussi prendre sur soi la honte héritée du passé franquiste, cesser de cacher les choses, rejeter le secret. Et la justification de ce livre.
Bien sûr, c'est le ressenti du lecteur que je suis, ni une certitude. Je ne crois pas que Javier Cercas exprime de manière aussi évidente cette impression, peut-être n'en était-il même pas conscient au moment de mettre le point final à son livre. Mais sa réflexion se poursuit certainement, d'autres étapes ont peut-être été franchies et l'on verra dans ses livres à venir leur possible effet...
Aussi loin qu'il s'en souvienne, Javier Cercas a toujours vu chez sa mère, dans sa maison d'Ibahernando, village d'Estrémadure où il est né, une photographie d'un jeune homme en tenue militaire (reproduite dans le livre). Après la mort de sa mère, l'écrivain a rapatrié ce portrait à Barcelone, où il vit désormais, et a commencé à s'interroger au sujet du jeune homme ainsi immortalisé.
Son nom, il le connaît : Manuel Mena. il était l'oncle paternel de la mère de Javier Cercas. Un jeune homme mort à 19 ans, pendant la Guerre civile, mais qui a marqué si durablement la mémoire de cette femme qu'elle n'a jamais cessé de parler de lui. Pourtant, malgré cela, Javier Cercas ignore à peu près tout de l'histoire de ce garçon.
Plus troublant, sa mère semble la seule à avoir entretenu son souvenir, alors que ses six frères ont reçu le même portrait, sans jamais lui donner la place d'honneur qu'elle lui a réservée. Et lorsqu'il a essayé d'en savoir plus, ça s'est avéré impossible : non seulement internet est resté muet au sujet de Manuel Mena, mais tout ce qui le concerne semble avoir été détruit, sauf deux documents.
C'est comme si tout avait été fait pour effacer Manuel de la mémoire familiale, pour que, le temps et les générations passant, on l'oublie. Mais c'était sans compter cette nièce tenace qui, seule contre tous, a empêché ce projet d'être mené à bien et a sauvegardé le souvenir de ce jeune homme, sans pour autant répondre aux questions qui se posent.
Des questions qui ont commencé à tourner en boucle dans l'esprit de Javier Cercas, dont les précédents livres consacrés à la période de la Guerre civile ont bien montré le malaise qu'il ressentait face à l'histoire de son pays. Alors, se retrouvant confronté à l'histoire de sa propre famille, il se met à sérieusement cogiter...
Et il décide de mener sa petite enquête. Une enquête privée, dont il n'a d'abord aucunement envie de faire un livre. Ce qu'il pressent face à cette omerta réveille en lui une honte qu'il ne se sent pas de partager avec des lecteurs. S'il y a, derrière le portrait de Manuel Mena, des secrets, ils seront inavouables et il lui faudra les exorciser en secret.
Pour quelles raisons a-t-il changé d'avis, alors ? Pour quelles raisons est-il revenu sur son idée initiale et a-t-il fini par consacrer un livre à ce parent semble-t-il honni ? A travers son enquête, mais aussi à travers des discussions avec son ami intime, le cinéaste David Trueba, appelé à la rescousse, il explique cette décision.
Car son enquête, difficile, complexe, partant de très peu, se heurtant au silence, aux émotions héritées de cette période douloureuse, va profondément modifier sa vision des événements. Tant ceux qui touchent à la région d'Ibahernando, berceau de sa famille, qu'à ceux qui concernent Manuel Mena. Et même peut-être son regard sur toute cette période.
Après la lecture de "L'Imposteur", j'étais très curieux de lire "le Monarque des ombres". Il y a quelque chose d'un peu sadique dans cette démarche, je l'avoue, car le malaise que l'on ressent chez Javier Cercas lorsqu'il se penche sur la période de la Guerre civile, et donc sur le pouvoir franquiste, est palpable, quelque soit son approche du sujet.
Or, bien vite, il apparaît que Manuel Mena, cet oncle oublié, a été Phalangiste. Qu'il s'est engagé très tôt, dès le début de ce qui va aboutir à cette guerre civile sanglante, sous les couleurs franquistes, et donc contre la République. De quoi réveiller un peu plus la honte qui habite Javier Cercas, puisque ce qu'il redoutait devient évident : sa famille n'a pas été dans "le bon camp"...
Cela aurait pu suffire à refermer ce chapitre définitivement, à remiser ce portrait de Manuel Mena dans un carton, au fond d'un grenier, voire à le détruire, comme cela a apparemment été fait dans le reste de sa famille. Mais la curiosité de l'écrivain est plus grande encore. Et c'est une affaire personnelle, cette fois, il lui faut en avoir le coeur net.
Une obstination qui va payer, puisque petit à petit, il va faire réapparaître la figure de Manuel Mena et retracer son étonnant parcours. Oh, sur ses engagements, pas de doute, il a bien choisi la Phalange, mais doit-on envisager son histoire sous un angle strictement manichéen, comme on aurait tendance à le faire sans approfondir la réflexion ?
Il y a la honte et la volonté d'oublier Manuel qui semble dominer au sein de la famille, ainsi qu'à Ibahernando. A l'exception de la mère de Javier Cercas, qui a choisi un autre point de vue. Lequel ? C'est également cette différence qui intrigue et pousse l'écrivain à ne pas s'arrêter aux faits simples et aux apparences.
Or, celle-ci semblait considérer que Manuel Mena a eu ce que les Grecs de l'Antiquité appelaient "kalos thanatos", la belle mort. Autrement dit, une mort noble pour consacrer une vie noble... Pas vraiment ce que l'on dirait d'un milicien fasciste, s'il n'avait été que l'un des rouages de la sinistre machine qui a, par la suite, fait peser son joug pendant 40 ans sur l'Espagne...
Connaissant sa mère, Javier Cercas se dit qu'il y a donc eu quelque chose, même si ce n'est pas forcément clair dans sa mémoire (elle-même étant très jeune quand Manuel est mort), qui explique qu'elle ait considéré cet oncle pour un personnage noble et admirable... Suffisamment pour creuser la question et faire jouer en sa faveur quelque chose qui se rapproche de la présomption d'innocence.
Le personnage qui symbolise le concept de "kalos thanatos", c'est Achille, dans l'Odyssée. C'est d'ailleurs à lui que Javier Cercas fait directement référence en intitulant son livre "le Monarque des ombres". Achille, mort pendant la guerre de Troie, et qui disparaîtra sans connaître la conclusion de ce conflit, sans savoir si ses actes héroïques auront bien servi la cause pour laquelle il s'est engagé.
Javier Cercas va mener ses recherches tel un Ulysse moderne, espérant découvrir quel fut le destin de Manuel "Achille" Mena avant de rentrer auprès des siens vivre le reste de son âge. Une démarche guère teintée d'optimisme au début, et sans l'appui de David Trueba, on peut se demander s'il n'aurait pas choisi de renoncer, et qui va lui demander de plonger dans cette période si douloureuse pour lui.
Avec ces question lancinantes, brûlantes : Manuel a-t-il pu se comporter en toute noblesse et connaître une "kalos thanatos" alors qu'il avait rejoint les rangs franquistes ? Peut-on servir une cause ignoble et être perçu comme un personnage digne d'estime ? Un jeu de funambule, car de la réponse à ces questions dépendra certainement l'état d'esprit de l'écrivain, déjà fort tourmenté.
De son enquête, je ne vais rien dire ici, évidemment. A vous de découvrir, comme le fait Javier Cercas, pas après pas, indice après indice, souvenir arraché après souvenir arraché, le parcours de Manuel Mena. Mais ce qui est passionnant, c'est qu'à travers cet oncle omniprésent malgré son absence, l'écrivain va mettre en évidence des éléments historiques troublants.
A travers Manuel, c'est l'histoire d'Ibahernando, village d'Estrémadure, que Javier Cercas va reconstituer. Et le sentiment que rien n'est aussi simple qu'on peut le croire, du moins au début. Ainsi, comment ce paisible village a-t-il pu choisir de s'opposer à la République, alors qu'il ne s'agissait pas d'un bastion royaliste, bien au contraire ?
Tout commence par une situation difficile, dans une région excentrée, un village sans grande ressource où chacun vit modestement. Les progrès attendus n'arrivent pas, au contraire. Alors, on se sent oubliés, méprisés peut-être, on désespère et l'on devient plus sensible à des discours qui vont contre ceux qui vous imposent cette précarité.
On est loin d'un point de vue idéologique fort, d'un engagement puissamment étayé par des convictions ou un savoir théorique. A Ibahernando, les enjeux ne sont pas les mêmes qu'au niveau de l'Espagne et encore moins d'une Europe où les fascismes s'installent un peu partout. Et les villageois n'ont pas la vision globale que nous pouvons avoir.
Résultat, on se retourne d'abord contre ceux qui symbolisent le pouvoir localement, parce qu'on les juge responsables des difficultés, de la misère qui menace. Ajoutez-y une forme de naïveté dont profitent les messagers les plus mal intentionnés, et voilà comment un jeune homme, presque encore un gamin, se retrouve dans un camp très marqué idéologiquement...
Il y a, dans le travail que réalise Javier Cercas sur Ibahernando, le village où il est né, quelque chose d'une chronique qui pourrait, par certains côtés, rappeler la série "Un village français" : tout est question d'échelle, sauf que les conséquences, elles, sont catastrophiques. Et une fois le doigt dans l'engrenage, alors que la situation ne cesse de se dégrader, il devient impossible de faire marche arrière.
A ce point du billet, il faut évoquer la construction du "Monarque des ombres". Car il n'y a pas que le récit de l'enquête de Javier Cercas, qu'il raconte à la première personne. A intervalles réguliers, on découvre des chapitres dans lesquels le narrateur change. Ceux-ci sont écrits à la troisième personne et leur tonalité est clairement plus historique.
Il y a là comme la volonté de l'auteur de séparer distinctement le roman de l'histoire, les faits établis de l'extrapolation (car les éléments rassemblés par Javier Cercas sur Manuel Mena restent évidemment fragiles). Et l'on pourrait ajouter qu'il y a séparation entre l'Espagne et Javier Cercas, ses questionnements familiaux et existentiels.
Mais le coeur de ce livre, c'est bien cette démarche personnelle, je pourrais même dire intime. Javier Cercas le rappelle d'ailleurs plusieurs fois : il ne voulait pas originellement raconter cette histoire dans un livre. Et, dès lors qu'il a changé d'avis et pris la décision de nous livrer le fruit de son travail d'investigation, alors il lui faut être prudent.
Prudent, car en aucun cas, ses découvertes ne devraient permettre d'idéaliser un franquiste ou de permettre à ceux qui se reconnaissent encore dans cette idéologie délétère de le faire. "La vérité n'intéresse personne (...) les gens n'aiment pas la vérité ; ils aiment les mensonges", écrit Javier Cercas. Les mensonges ou... les légendes. Les mythes, comme celui d'Achille et de sa "belle mort".
Dans "L'Imposteur", Javier Cercas racontait en parallèle les vies d'Enric Marco, celle que celui-ci s'est imaginée et celle qu'on a pu reconstituer, et une réflexion sur le rôle de l'écrivain, qualifié lui aussi d'imposteur. Une association troublante et un travail fascinant sur lui-même, avec des angoisses profondes dans lesquelles il semblait s'enliser.
Je dois dire que l'une de mes attentes en attaquant la lecture du "Monarque des ombres" étaient de voir comment il allait cette fois aborder son rôle d'écrivain. D'autant plus quand j'ai compris que ce statut allait entrer en collision avec sa volonté initiale de garder ses découvertes pour lui. Et, effectivement, il y a un changement de position entre les deux livres.
Cette fois, Javier Cercas ne voit plus l'écrivain comme un imposteur, mais comme un affabulateur : "L'histoire est écrite par les vainqueurs. Le peuple tisse les légendes. Les littérateurs affabulent. Seule la mort est indéniable", écrit Javier Cercas, reprenant ici un passage d'une des nouvelles de Danilo Kis réunies dans "L'Encyclopédie des morts", dans laquelle le personnage principal pourrait rappeler Manuel Mena.
La nuance est subtile, mais pas anodine. Car elle marque le premier pas du changement qui semble s'être opéré en Javier Cercas au cours de ces années passées à mener des enquêtes sur fond de guerre civile. Et la sensation de ce changement va s'amplifier jusqu'à éclater dans les dernières pages du "Monarque des ombres".
Soudainement, on assiste à quelque chose que je vais qualifier de déclic : l'écriture de Javier Cercas change brusquement, les phrases s'allongent jusqu'à devenir interminable. Elles défilent comme si une digue avait cédé dans l'esprit de l'auteur et c'est comme s'ils s'adressaient à nous en apnée, emporté par une frénésie subite.
Les doutes semblent s'être envolés, peut-être provisoirement, mais en cet instant, c'est un tout autre Javier Cercas qui s'adresse à nous : soulagé, nimbé d'une espèce d'énergie presque lumineuse. A la fin de ce troisième livre consacré à la guerre d'Espagne et au régime franquiste, il semble qu'il ait enfin franchi cette limite qui paraissait inaccessible : celle de l'acceptation.
Oh, tout n'est sans doute pas résolu, il ne suffit pas de claquer des doigts, mais le poids qui pesait sur l'écrivain s'est considérablement allégé et le propulse vers une nouvelle étape. Ce final détonant donne l'impression qu'un cycle s'achève, que les démons sont exorcisés ou qu'ils sont au moins contenus suffisamment loin pour ne plus l'importuner.
Avant, il y avait la honte, la dissimulation. Le déni, devenu conscient, pour pouvoir continuer à avancer sans se confronter aux secrets de famille. Ce que l'on ne dit pas, ce que l'on ne transmet plus, ce qui a poussé à détruire des documents pour qu'un membre de la famille n'entache pas tous les autres...
Mais, lorsqu'on referme "le Monarque des ombres", on a l'impression que Javier Cercas est enfin prêt à assumer ce passé familial, et plus largement l'histoire de son pays dans laquelle il baigne jusqu'à risquer de s'y noyer depuis longtemps... Assumer, c'est aussi prendre sur soi la honte héritée du passé franquiste, cesser de cacher les choses, rejeter le secret. Et la justification de ce livre.
Bien sûr, c'est le ressenti du lecteur que je suis, ni une certitude. Je ne crois pas que Javier Cercas exprime de manière aussi évidente cette impression, peut-être n'en était-il même pas conscient au moment de mettre le point final à son livre. Mais sa réflexion se poursuit certainement, d'autres étapes ont peut-être été franchies et l'on verra dans ses livres à venir leur possible effet...