"Accueillir quelqu'un est un voyage joyeux. Être accueilli est une aventure sans repos".

Dans une société de plus en plus formatée, que l'on considère aussi comme de moins en moins portée sur l'humanité, la solidarité, il est agréable de tomber sur des gens qui sortent du lot. Et cela nous rend également un peu coupable de ne pas savoir aller au-delà de nos habitudes. Emilie de Turckheim n'est pas seulement une voix littéraire originale, elle est également une de ces personnes qui se fichent des apparences et font passer des valeurs fortes avant tout le reste. Dans "Le Prince à la petite tasse" (publié aux éditions Calmann-Lévy), la romancière raconte son expérience pas banale : l'accueil chez elle, dans son foyer, d'un jeune réfugié afghan chassé de son pays par la guerre qui n'en finit pas. Pendant neuf mois, Reza est devenu un membre de la famille, aux côtés d'Emilie, de son mari Fabrice, et de leurs deux enfants, Marius et Noé. Une rencontre loin d'être évidente, barrières culturelles et linguistiques obligent, mais pas uniquement. Mais un moment très fort où, malgré la violence que l'on ressent toujours en embuscade, les émotions et la poésie vont prendre le dessus...

Depuis plusieurs années maintenant, la question des migrants venus d'Afrique ou d'Asie principalement est entrée dans notre quotidien. Avec des conséquences souvent révélatrices des tensions de nos sociétés occidentales, dans lesquelles l'Etranger n'est que rarement le bienvenu. Une hostilité, parfois, une indifférence, souvent, dominent...
Et, pendant ce temps, à Calais ou à Paris, Porte de la Chapelle, ces êtres humains, hommes, femmes, enfants, qui ont fui leurs terres natales parce que la guerre ou la misère ou les deux font rage, se retrouvent à la rue, logés dans des conditions plus que précaires, abîmés par des voyages souvent périlleux, dans un climat de plus en plus lourd et un contexte bien loin de l'eldorado espéré...
Devant cette situation humanitaire et sanitaire déplorable, Emilie de Turckheim a un jour proposé aux siens d'accueillir un de ces réfugiés chez eux, le temps qu'il faudra. De lui offrir l'hospitalité que nous semblons incapables de fournir à ces exilés qui ignorent s'ils pourront un jour revoir leur pays, leur ville, leur maison...
Et cette idée, lancée à la cantonade, a reçu aussitôt l'adhésion de sa famille, Fabrice, le mari, Marius et Noé, les enfants (9 et 7 ans). Oui, à l'unanimité, de quoi faire rêver les partisans de tous les référendums du monde ! Et avec un enthousiasme qui est aussi un bon carburant, qui chasse le doute qui aurait pu s'installer. Les Turckheim accueilleront un réfugié, et il n'y a rien de plus naturel !
Oh, bien sûr, il faudra quelques ajustements avant de procéder, et chacun y va de son sujet de préoccupation : la nécessité d'installer un lit et la chambre qui va avec, pour Fabrice, l'importance d'apprendre la langue du réfugié pour pouvoir vite communiquer avec lui, pour Marius, l'aîné, et le fait qu'il apprenne à jouer aux cartes, pour Noé, le petit dernier, car on aime jouer aux cartes...
Bientôt, le projet se concrétise et Reza, jeune garçon originaire d'Afghanistan, rejoint l'appartement parisien de la famille Turckheim et s'y installe. Il va y rester neuf mois, une période à la fois longue mais aussi très courte à l'échelle de ces vies qui se rejoignent quand rien ne les y prédestinaient. Et ce livre revient sur cette période si enrichissante pour tous...
Il y a de l'appréhension, forcément. Saura-t-on s'entendre ? Se comprendre ? Un sentiment qui touche la famille française, mais on peut imaginer qu'il en va de même pour le jeune réfugié, qui plonge dans l'inconnu. Mais, ce livre est un récit, pas un roman, l'écrivaine ne s'immiscera donc pas dans l'état d'esprit de son invité, juste dans le sien.
Et commence l'histoire d'une rencontre, entre un jeune homme d'une vingtaine d'années qui a grandi bien trop vite, la faute à son existence chaotique, entre peur, violence, guerre, fuite, danger permanent, séparation des siens, déracinement, incertitudes quant à l'avenir, et une famille pleine de bonne volonté mais redoutant à chaque instant de faire un faux pas, de commettre une erreur.
Le décalage culturel, c'est depuis longtemps un classique littéraire (Voltaire ou Montesquieu, souvenez-vous) et plus récemment des comédies au cinéma. Ici, on entre pas franchement dans ces catégories-là, Emilie de Turckheim raconte simplement cette rencontre improbable, et le lien qui va se nouer entre ses proches et ce garçon dont on sait si peu de choses.
On retrouve dans ce récit assez court (un peu plus de 200 pages) la plume pleine de fantaisie et même de folie qui caractérise Emilie de Turckheim, mais avec moins d'ampleur que dans ses précédents livres. Il y a une retenue, une pudeur qui s'installent et des émotions à fleur de peau, qui ne sont jamais loin de déborder.
La si joyeuse Emilie, dont la folie douce n'écrase jamais les thèmes forts qu'elle aborde dans ses livres, est ici remplie de larmes, tristesse, colère, joie, empathie mêlées, émotions mixtes, positives et négatives ensemble, face à Reza, qui semble si solide, mais qui a déjà traversé tant de drames avant d'arriver là et doit désormais vivre cet état si particulier qu'est l'exil.
"C'est guerre dans mon pays. Chez vous, c'est guerre dans la tête", dit Reza, avec une lucidité bien supérieure à la nôtre. Quelques mots si justes, si puissants, qui font mouche, et c'est aussi ce qu'on retient de ce jeune homme, qui a quitté son pays natal alors qu'il n'avait que 12 ans, et qui s'est lancé dans une odyssée dont il ignore combien de temps elle durera. Si elle s'achèvera un jour.
Reza ne s'attarde pas sur cette adolescence brisée, confisquée. Il ne va pas se livrer, ou sans s'appesantir, sa pudeur autant que son courage force l'admiration. Il n'en est que plus touchant et livre, sans doute sans en avoir conscience, une formidable leçon de vie aux lecteurs gâtés que nous sommes, quelles que soient nos situations, et si prompts à nous plaindre.
J'évoquais le décalage culturel, il est ici flagrant : on ne vit pas de la même manière en France et en Afghanistan ; on ne parle pas la même langue et, entre les idiomes maternels des uns et de l'autre, il n'y a que bien peu de points communs. Les objets, c'est assez facile de trouver des correspondances, mais quand il s'agit de comprendre un état d'esprit, une situation plus abstraites, des concepts, souvent ça coince.
Alors, oui, il y a des quiproquos, des moments d'incompréhension, des malentendus, tout ce qui, dans un autre type de contexte, serait parfait pour élaborer des gags et faire rire. Dans le cas présent, on sourit, souvent, mais jamais sans que le coeur se serre, parce que chaque épisode, chaque micro-événement consigné par Emilie de Turckheim agit comme une flèche...
A travers ces moments d'un quotidien bouleversé, mais dans le bon sens du terme, c'est une immense tendresse, empreinte d'un respect tout aussi grand, qui s'installe. Et pendant que Reza devient un membre de la famille à part entière, et pas seulement un invité qu'on héberge, on voit cette relation progresser lentement. Mais sûrement.
Malgré la vie décalée qu'il mène (Reza a un emploi qui l'oblige à se lever très tôt et des activités auprès des autres réfugiés qui font qu'il rentre souvent le soir venu), tous profitent de chaque moment pour affermir la relation et épaissir le lien qui les unit. Et le lecteur, devant ces pages, ressent les mêmes émotions, comme s'il avait lui aussi fait connaissance avec Reza.
Il y a un mot qui qualifie parfaitement ce lien : la confiance. C'est sans doute ce qui m'a le plus frappé dans ce livre : la capacité d'Emilie et de sa famille, mais aussi celle de Reza, de faire abstraction de toute forme de crainte ou de méfiance pour s'accepter aussitôt. Tout ce qui semble devenu si compliqué, parce que l'autre symbolise trop vite tout ce que l'on craint, ce que l'on ne comprend pas, ce que l'on repousse...
On ne peut être qu'admiratif devant cette situation. Et honteux aussi, parce qu'on ne fait pas pareil... Envieux de cette complicité qui s'instaure et de ces échanges, parfois maladroits, mais sincères, afin d'aller à la rencontre de l'autre, de faire les pas nécessaires vers lui. L'hospitalité, c'est le mot, qu'on ne semble plus capables de prononcer ici, et encore moins de mettre en oeuvre...
Un mot va jouer un rôle aussi inattendu qu'important dans cette histoire : en français, poésie, et dans la langue de Reza un mot qu'il prononce "Shèèl'r" (tel qu'il est écrit dans le livre). Oui, c'est la poésie qui va contribuer à rapprocher un peu plus Emilie et Reza. Elle en écrit, il y est sensible. Et soudain, la poésie semble plus puissante que tous les drames, tous les dangers. Sans pour autant les effacer...
Et cette poésie va elle aussi s'installer dans le journal d'Emilie, glissant au milieu des moments qu'elle partage avec nous des textes qu'elle écrit, comme une façon de partager les émotions qui l'assaillent et qu'il est difficile d'exprimer avec les mots de tous les jours. Emilie "poésie et c'est très bien", pour paraphraser ce qui lui dit Reza.
La poésie qui va aussi permettre d'introduire un des éléments symboliques récurrents du "Prince à la petite tasse" : la cabane. Un "haut lieu poétique", écrit Emilie de Turckheim, mais aussi celui de l'accueil : "Pour vivre dans la cabane, il suffit d'être de bonne volonté", lit-on encore... "Il suffit"... Mais pour beaucoup, nous ne donnons pas le bon sens au mot "suffisance"...
Tout au long de ce livre, une question se pose : "Comment accueillir quelqu'un chez soi ?" Mais est-elle si importante que cela, cette question ? N'est-ce pas tant une question de coeur, avant tout, plutôt que de détails matériels qui apparaîtront vite superfétatoires ? Comment accueillir quelqu'un chez soi ? Mais tout simplement, en le considérant comme un membre de la famille !
"Un regard et tout est sûr et certain. Un regard, c'est tout", résume Emilie de Turckheim. Quelques mots qui en disent tant, à nous qui jouons souvent les aveugles, les sourds et les muets, mais en appliquant de travers les préceptes des singes de la sagesse. Si l'on détourne le regard, alors aucun lien ne peut se créer ; si l'on accepte ce regard, alors l'essentiel est déjà fait.
J'ai évoqué les émotions d'Emilie de Turckheim et ses larmes, qu'elle ne peut retenir à plusieurs reprises au cours de cette période. Mais, il ne faudrait pas terminer ce billet sans parler de la candeur rafraîchissante et tellement touchante de Marius et Noé. J'en ai donné un exemple bref dans le résumé, mais elle traverse tout le livre.
Candeur, ou innocence, parce qu'ils sont sans doute encore bien jeunes pour comprendre tous les tenants et les aboutissants de cette situation. Mais ils n'ont pas encore acquis (et qui sait, avec leur éducation, peut-être ne les acquerront-ils jamais ?) les filtres, les préjugés, les peurs qui font que les adultes ont oublié ou refoulé ce sentiment...
Puisque j'évoque les enfants, c'est l'occasion de rappeler que ce n'est pas la première fois que Emilie de Turckheim se fait diariste pour partager une période particulière de sa vie : elle avait déjà tenté l'expérience, avec "la Disparition du nombril", où elle retraçait sa grossesse, jusqu'à la naissance de son deuxième fils, Noé.
J'ai d'ailleurs retrouvé un état d'esprit assez proche de ce précédent récit. Sans doute parce que, dans les deux cas, le réel agit comme une ancre et ne permet pas à l'imagination fertile de la romancière de s'envoler vers les mondes fous, fous, fous qu'elle créent dans ses livres de fiction. Etat d'esprit proche, oui, mais émotions forcément différentes.
Neuf mois... Le temps d'une grossesse... Et le temps passé par Reza au sein de la famille d'Emilie. Avant, insubmersible, qu'il ne parte voguer sous d'autres cieux, sur d'autres mers qui, on l'espère, seront plus calmes que les précédentes. Mais neuf mois inoubliables, dont le lecteur ne goûtera certainement qu'un zeste, tant cette période a dû être riche et forte.
Beaucoup d'émotions et des larmes, on l'a dit, mais il ne faudrait pas imaginer qu'on a là un livre triste, c'est même tout le contraire ! Il flotte au-dessus de ce "Prince à la petite tasse" un optimisme féroce, une joie et une volonté de partage qui sont autant de valeurs que nos sociétés devraient (ré)apprendre à privilégier.
La conclusion de ce billet sera double : un dernier extrait, tiré du livre, et puis une vidéo, parce que celle qui parle le mieux de ce livre, c'est celle qui l'a écrit... Emilie de Turckheim va ajouter à ce billet des éléments bien plus pertinents que ce que j'ai pu dire ici, écoutez-là, mais avant de cliquer sur la vidéo, n'oubliez pas de réfléchir à ceci :
"Combien de preuves ?Combien de gages ?Combien de temps ?Avant d'accorder sa confiance à l'Etranger".