Après "Le Prince à la petite tasse", d'Emilie de Turckheim, voici une lecture très différente dans la fond et la forme, mais proche par leur thématique centrale, puisqu'il s'agit d'évoquer là aussi la douloureuse question des réfugiés fuyant leur pays d'origine et espérant trouver un endroit plus paisible où s'installer, coûte que coûte. Mais, l'auteur de notre roman du jour n'a pas choisi de traiter le sujet de manière réaliste, il s'y est intéressé en auteur d'imaginaire. Ainsi "L'Autre Côté", de Léo Henry (en grand format aux éditions Rivages), se déroule-t-il dans un monde fictif et propose un récit entre fantasy et conte philosophique. Le long et périlleux voyage entrepris par des parents pour sauver leur fille d'une maladie incurable... Et un changement de point de vue radical sur les choses, sur le monde tel qu'il va (mal) et sur le cynisme qui y préside. Parce que l'imaginaire est aussi un formidable moyen de parler du réel et des dysfonctionnements du monde...
Certains affirment que la cité-Etat de Kok Tepa est la plus vieille ville au monde. Peu importe que ce soit la vérité ou un mythe colporté de bouche à oreille depuis des siècles. Elle n'en demeure pas moins une cité puissante, à l'aura dépassant largement ses limites géographiques. Qu'il s'agisse de politique, d'économie ou de religion, Kok Tepa est un phare.
Un phare, peut-être, mais reposant sur une société à la hiérarchie nettement moins exemplaire : ses citoyens n'y sont guère libres de choisir leur destin. En effet, le pouvoir est détenu par les Moines, qui s'assurent également le contrôle des traditions qui régissent le fonctionnement de la cité-Etat, ainsi que son histoire, qu'on se chargera ensuite de répandre comme une bonne parole.
On dit même qu'ils posséderaient le secret de l'immortalité. Quelque chose qui est soigneusement réservé à cette classe-là. Aucun autre citoyen ne peut y aspirer, si tant est que cela existe réellement. Mais qui peut en avoir le coeur net, sans remettre en cause cet ordre établi ? Et qui voudrait même égratigner cet ordre établi, en fait ?
Au coeur de la ville, le Dilgûsha, le temple des temples, siège de ce pouvoir monacal et place forte de Kok Tepa. Autour, en cercles concentriques délimités par des murs, les autres quartiers, chacun étant réservé à l'une des castes de cette société strictement organisée : les Moines au-dessus, nettement séparés du reste de la société.
Et puis, il y a les Guerriers, les Commerçants et les Paysans. Le principe veut que ces trois castes soient à peu près égales, ce qui reste à démontrer. En revanche, ce qui est certain, c'est que, contrairement aux Moines, ces trois castes peuvent échanger entre elles et l'on peut passer de l'une à l'autre. Minces opportunités.
Tout pourrait, malgré ce système politique, fonctionner paisiblement et Kok Tepa prospérer sans autre entrave que celles imposées par les Moines. Mais une mystérieuse épidémie est apparue, se répandant rapidement. Et, pour éviter sa prolifération, Kok Tepa s'est résolue à l'autarcie. En vain. On meurt en nombre entre les remparts de la Cité-Etat.
Sauf les Moines, qui disposent d'un sérum les protégeant de toute contamination. Mais, là encore, il n'est pas dans leurs projets de partager avec les autres castes. Guerriers, Commerçants et Paysans, eux, n'ont d'autres solutions que d'espérer échapper miraculeusement au mal. Ceux qui sont touchés n'ont plus qu'un unique espoir : quitter Kok Tepa et gagner l'Outre-Mer, où l'on soigne tout le monde.
Mais on ne quitte pas Kok Tepa aussi facilement...
Rostam vit à Kok Tepa avec sa femme, Hadda, et leur jeune fille, Türabeg. Il n'appartient pas à la caste des moines, mais par son amitié avec Timur, avec lequel il a grandi, il fait partie des rares personnes à pouvoir côtoyer toutes les castes de la cité-Etat. Une position parfaite qui lui a permis d'embrasser une carrière particulière : celle de passeur.
Lorsqu'on veut quitter la ville, et les candidats sont plus nombreux que jamais depuis que l'épidémie fait des ravages, on prend contact avec lui. Rostam rassure les volontaires pour ce voyage vers l'inconnu, leur explique les modalités et son partenaire, Farhad, se charge de faire payer l'addition. Car c'est un service payant. Et forcément lucratif...
Une petite entreprise qui ne connaît pas la crise, jusqu'au jour où il découvre que sa fille, Türabeg, a été contaminée par la maladie. Elle n'en est encore qu'aux premiers symptômes, mais pour espérer qu'elle guérisse, il n'y a pas trente-six solutions : à son tour, il va devoir recourir au réseau de passeur dont il était jusque-là le premier maillon...
Avec "L'Autre Côté", Léo Henry met en scène un des plus vieux scénarios du monde : l'arroseur arrosé. Mais dans le cas présent, c'est une situation bien plus dramatique qu'une simple giclée d'eau dans le visage qui est au coeur du livre : celle des migrants, contraints de fuir leur pays pour simplement espérer survivre.
Rostam est le passeur qui devient migrant à son tour, parce qu'il veut sauver ce qu'il a de plus cher au monde : sa fille. Qui se retrouve dans l'obligation d'emprunter lui-même le parcours vers lequel il a orienté tant de gens avant que le destin frappe sa famille. Et découvrir dans quoi il a embarqué tous ces gens, sans se soucier d'eux plus que cela...
Il y a quelque chose de franchement antipathique chez Rostam, pas seulement parce qu'il est passeur et profite du malheur des gens, mais parce qu'il fait preuve d'un cynisme terrible. Il est la tête de pont de la filière, c'est lui qui joue les "agents de voyage", si je puis dire : il accueille, explique, répond aux questions, calme les inquiétudes, incite les pauvres gens qui se présente à lui à se lancer.
Il promet surtout ce dont il n'a aucune idée : "nous avons le réseau, nous connaissons tout le monde jusqu'à la frontière"... Un boniment, un vulgaire argument publicitaire, une démarche de vendeur de voiture ! Ce serait bénin si, effectivement, il s'agissait de fourguer un bien de consommation courante, mais là, c'est impardonnable.
Oh, on ne le sait pas au départ, et lui non plus, mais on va le découvrir au fil de son propre périple, semé de dangers et d'embûches, où chaque rencontre est une menace potentielle, où l'on est livré à soi-même et à la volonté de prédateur, où l'on est le bienvenu nulle part. Et où l'on devient la proie du découragement en constatant que l'objectif fixé, cet Outre-Mer, n'en finit pas de ne pas se rapprocher.
En fait, il y a bien peu de personnages sympathiques, dans "L'Autre Côté", mais Rostam possède la volonté de se rédimer. Pour Türabeg. Et parce qu'il va réaliser qu'il a beaucoup, beaucoup à se faire pardonner. A se pardonner à lui-même. Alors qu'autour de lui et de sa famille, évoluent les indifférents, les prédateurs, les cyniques, les profiteurs...
A travers l'histoire de Rostam, Hadda et Türabeg, Léo Henry aborde donc le sujet de ces femmes et de ces hommes prêts à tout pour fuir un pays natal devenu inhospitalier, dangereux. Et qui se retrouvent ensuite entraînés dans un voyage des plus incertains, à la merci de ceux pour qui le malheur possède une valeur, une valeur à la hausse. Simple loi de l'offre et de la demande...
Des êtres en état de faiblesse, à qui le désespoir fait perdre la lucidité nécessaire pour éviter les pièges. Fragiles aussi sur le plan matériel, n'ayant plus rien. Plus rien à perdre, donc. Si ce n'est la vie, une famille, l'amour, l'avenir... Mais cela importe-t-il à tous ceux qui, à chaque étape, croisent ces pauvres hères en se fichant bien de ce qui leur arrivera.
Le choix de cet univers imaginaire permet à l'auteur d'explorer les risques encourus sous bon nombre d'aspects. Rostam n'est pas érythréen, afghan, syrien ou malien, il est tout à la fois, et Kok Tepa est rassemble tous ces pays qui ne portent guère d'intérêt à leur peuple, qui les écrasent, pour des motifs idéologiques, religieux ou simplement par goût du pouvoir, qui sont déchirés par la guerre et la misère.
Mais ne nous y trompons pas : l'Outre-Mer, cet eldorado inaccessible, en tous cas pas sans avoir bravé bien des épreuves, n'est pas épargné par la critique. Son cynisme rejaillit également au fil de ce qu'apprend Rostam. Pas uniquement l'Outre-Mer, d'ailleurs, car les territoires traversés jusqu'à la fameuse frontière, et même au-delà, ne sont pas en reste.
Léo Henry ne bouscule sans doute pas le sujet, que la littérature commence à traiter avec intérêt, comme ce fut le cas, par exemple, avec le roman d'Hakan Günday, "Encore" (disponible au Livre de Poche, les éditions Galaade ayant fermé leurs portes), mais son court roman, on pourrait aussi parler de novella, d'ailleurs, possède une vraie force.
Son choix d'utiliser le biais de l'imaginaire, ce qui donne à son récit des airs de conte, rappelle ce que fait régulièrement un Philippe Claudel, depuis "La Petite Fille de Monsieur Linh" jusqu'à "L'Archipel du Chien", deux livres dont les sujets sont d'ailleurs assez proches de celui de "L'Autre Côté", puisque c'est avant tout le point de vue qui change.
Et l'on y retrouve également la même noirceur, le même pessimisme. En tout cas, c'est l'impression que j'ai eue en refermant "L'Autre Côté". Mais, il ne s'agit pas d'être affirmatif. D'abord parce que chaque lecteur a son ressenti, son regard sur un livre, et certains y verront peut-être une note d'espoir que je n'ai pas forcément perçue.
Ensuite, parce qu'il y a cette fin très ouverte (qui déplaira sans doute à certains, mais fallait-il obligatoirement une "happy end" en bonne et due forme pour terminer cette histoire ? Je ne le pense pas). Cette fin offre la possibilité à chacun d'envisager l'avenir, et cela me semble assez pertinent. Parce que ce moment final, quoi qu'il arrive, est une page qui se tourne. La suite, si on choisit de l'envisager, est une autre histoire...
Enfin, dernier élément qui peut pencher en faveur d'une vision plus positive, voire optimiste, de cette fin : le parallèle entre l'incipit et la dernière phrase du livre. Un élément de réflexion parmi d'autres pour qui voudra se lancer dans cette lecture. Et je ne vais pas plus loin, car mon but n'est pas de vous influencer, juste de proposer des sujets de discussion et d'échange.
J'ai lu "L'Autre Côté" d'une traite, son format (à peine 120 pages) le permet aisément, et si je n'y ai pas retrouvé autant de force et de puissance dans l'écriture que dans le formidable "Hildegarde", j'ai été touché par ce voyage, par ce personnage de Rostam, être en quête de rédemption qui devient un exemple de tous ceux qui, à travers le monde, entreprennent ces démarches folles par amour, par souhait d'une vie meilleure.
Et nous sommes les spectateurs de cela. La barrière de la fiction nous protège, mais elle ne doit pas pour autant nous isoler des réalités, à l'image des moines de Kok Tepa, au contraire, elle doit nous aider à combattre nos égoïsmes, exactement comme l'a fait Emilie de Turckheim avec une entreprise littéraire et humaine très différente, dans "le Prince à la petite tasse".