Vie animale · Le chant des revenants
Vie animale · Le chant des revenants
Vie animale de Justin Torres et Le chant des revenants de Jesmyn Ward laisseront une empreinte marquante dans ma vie de lectrice. Un de ces chocs comme on en reçoit un toutes les deux ou trois saisons littéraires. Alors, deux chocs coup sur coup? Je me sens privilégiée. Quelques points communs relient le roman de Torres et celui de Ward: un style fort et aventureux, la présence d’un couple mixte et d’enfants métis, une famille bringuebalante. Mais surtout, deux sublimes romans, d’une beauté déchirante.
VIE ANIMALE – JUSTIN TORRESLe roman de Justin Torres m’était passé sous le nez lors de sa parution. C’est de le voir ici et là sur Instagram et dans le programme de lecture d’Electra qui m’a poussée à mettre la main dessus. Ils se sont rencontrés à l’adolescence. Avec un bébé en route, ils se sont mariés en quatrième vitesse, devenant du coup Paps et Ma. Deux autres bébés ont vite suivi. Cette petite meute vit dans le Nord de l’État de New York, dans les années 1980. Ma passe ses nuits à l’usine d’embouteillage de bière. Cette vie à l’envers du temps, en constant décalage horaire, lui embrouille l’esprit. Paps s’envole souvent du nid. Parfois pour chercher du travail, parfois juste pour prendre l’air, ailleurs. Du père d’origine portoricaine, les trois garçons ont hérité de sa force et de sa dureté, de sa spontanéité, aussi. De leur mère, ils ont hérité de la débrouillardise. Ensemble, le trio garde le regard aiguisé sur l’imprévisibilité des grands: sur leurs coups, leurs caresses, leurs pas de danse, leurs chatouilles sur le tapis du salon. Leur complicité est inébranlable. Ils sont des durs. Leur armure les protège du venin du dehors. À la maison, les cris se transforment en chants, les bousculades laissent place aux chuchotements. Ils se pelotent les uns contre les autres pour se réchauffer le corps et l’âme. Pas d’argent dans les poches, pas de bouffe dans le frigo, quelques taloches en arrière de la tête, une main caressante dans la crinière. C’est leur vie. Comment pourraient-ils être malheureux, eux qui ne connaissent rien d’autre? Le temps s’égraine jusqu’à l’éclatement... Cet éclatement qui poussera la famille à rejeter le petit hors du nid.Les dix-neuf tableaux de Vie animale sont racontés par Jonah, le petit dernier de sept ans. J’ai eu l’impression de tourner les pages d’un album de famille, de jouer à saute-mouton d’un chapitre à l’autre. Si certaines scènes saisissent par leur dureté, d’autres émeuvent par leur tendresse infinie. Le style de Justin Torres est vif, saccadé, gorgé de poésie. La langue est malaxée comme de la pâte à modeler. La traduction de Laetitia Devaux est exemplaire, un véritable tour de force.Un premier roman (trop) court, un coup de maître. Un roman empreint de malheur radieux et de misère joyeuse.Un coup de coeur pour Electra et Jérôme.Vie animale, Justin Torres, trad. Laetitia Devaux, Points Seuil, 144 pages, 2013 [2011].★★★★★J’ai lu ce roman dans le cadre de mon challenge: 50 États en 50 romans (État de New York).· · · · · · · · ·LE CHANT DES REVENANTS – JESMYN WARDIl y a eu l’extraordinaire Bois sauvage. Suite à cette lecture, j’ai voulu lire l’oeuvre entière de Jesmyn Ward. J’ai enchaîné peu de temps après avec le bouleversant Les moissons funèbres. Je garde sous le coude Ligne de facture, que je compte sortir de ma pal lors d’une panne de lecture. Le chant des revenants est le roman de cette rentrée que j’attendais le plus. Je ne comptais donc pas le laisser dormir sur les tablettes. Aussitôt reçu, aussitôt lu.Jojo, treize ans, vit à Bois Sauvage, une petite ville côtière fictive du Mississippi. Il habite avec sa petite soeur Kayla chez ses grands-parents maternels, Papy (River) et Mamie. Un cocon protecteur sûr, où les besognes quotidiennes se font en écoutant les histoires de Papy. Mais voilà que le cocon s’effrite: Mamie, rongée par le cancer, ne quitte plus son lit. Grands-parents et enfants sont rivés les uns aux autres, comme des bouées de sauvetage. Une chance qu’ils sont. Parce que Leonie, la mère des enfants, n’est pas fiable. Michael, l’homme de sa vie et le père des enfants, est à l’ombre depuis trois ans, à la ferme pénitentiaire de Parchman. Sa peine étant purgée, il va sortir de là. Leonie embarque ses enfants et va chercher son homme, avec Misty, une amie. Deux jours à sillonner les routes du sud au nord. Entre les arrêts aux stations-service, chez le vendeur de drogue, chez l’avocat véreux, Kayla vomit et Jojo a faim. Les retrouvailles avec Michael n’arrangent rien. Kayla continue à vomir et Jojo a encore faim. La Léonie défoncée est hantée par le fantôme de son frère Given. Jojo, lui, est hanté par le fantôme de Richie, un gamin emprisonné avec River il y a plusieurs décennies. Chacun de leur côté, Leonie et Jojo communiquent avec l’esprit torturé de ces garçons. Mais jusqu’à quel point la vie et la mort peuvent-elles faire bon ménage?Construit sous forme de roman choral, Le chants des revenant donne tour à tour la parole à Jojo, Leona et Richie. Jasmyn Ward fait preuve d’un talent remarquable pour doter chacun de ses personnages d’une personnalité bien définie et, surtout, d’une voix forte, percutante.Les voix des vivants se mêlent à celles des morts en toute normalité. Ça peut surprendre, dérouter, et pourtant non.La mort, omniprésente, traverse le roman. Dès la première scène, Jojo regarde son grand-père égorger une chèvre. Les dernières pages sont hantées par une boucherie d’un tout autre genre. Les nombreux passages qui décrivent l’affection entre Jojo et Kayla, la bienveillance du grand frère protecteur pour sa petite soeur, sont particulièrement émouvants. Tout aussi émouvante est la relation entre River et son petit-fils. L’amour qui n’ose se dire, qui se manifeste par un geste, un regard. Jesmyn Ward livre un roman magistral sur l’amour, la maladie, l’instinct maternel défaillant, la culpabilité et le racisme. Une histoire à la fois sublime et terrible, d’une violence dont les excès sont tempérés par une affection poignante. Un roman coup de poing servi par une langue sculptée à l’essentiel, sans le moindre mot en trop.C’est bouleversant, raconté avec une profonde sensibilité.Le chant des revenants, Jesmyn Ward, trad. Charles Recoursé, Belfond, 272 pages, 2019 [2017].★★★★★J’ai lu ce roman dans le cadre de mon challenge: 50 États en 50 romans (État du Mississippi).