Si vous ne l'avez pas encore compris, il va être question d'une femme, dans ce billet. Une femme dont le nom, comme tant d'autres avant et après elle, dans tant de domaines, est tombé dans l'oubli, alors que celui de l'homme avec qui elle travaillait, lui, est encore aujourd'hui une référence. Il aura fallu attendre 70 ans après sa mort pour qu'une découverte faite par hasard permette de lui redonner la place qu'elle mérite, sans pour autant que son nom arrive jusqu'à toutes les oreilles. Dans "Regarder", qui vient de paraître aux éditions Sabine Wespieser, Serge Mestre dresse le portrait de Gerda Taro, morte à 27 ans, elle a assisté à la montée des fascismes en Europe, en Allemagne, d'abord, puis en Espagne. Antifasciste, personnalité libre et engagée, elle va trouver une arme puissante pour lutter contre ce mal rampant : la photographie. Et devenir une des premières femmes photoreporters aux côtés de celui qui deviendra vite un des grands noms du métier : Robert Capa.
Au début de l'année 1933, Adolf Hitler devient chancelier en Allemagne et les nazis s'emparent du pouvoir par les urnes. Moins d'un mois après cet avènement, l'incendie du Reichstag est un prétexte idéal (et sans doute bien préparé) pour entamer la répression envers toutes les formes d'opposition au nouveau gouvernement.
Mais, ce brusque durcissement politique entraîne aussitôt des résistances. A Leipzig, Oskar et Karl Pohorylle, deux frères issus d'une famille juive originaire de Galicie, en Pologne, mais installée en Allemagne, réussissent un coup d'éclat en jetant du haut des bâtiments d'un grand magasin de la ville des tracts dénonçant la dictature qui s'installe.
Rapidement, la répression s'organise et la police frappe chez les Pohorylle. Mais, les deux frères ont déjà pris la fuite. Alors, c'est leur jeune soeur, Gerta, âgée de 23 ans, qu'on emmène pour interrogatoire. Elle va rester enfermée dix-sept jours, soumise à des interrogatoires réguliers et à des conditions de vie très dure. Sans jamais craquer.
Au contraire, elle va faire preuve, au cours de ces journées, d'une impressionnante bonne humeur et d'une gentillesse qui va lui gagner l'estime des autres détenues du quartier des femmes. Ce qui lui permettra d'être un peu protégée, non seulement face aux nazis, qui n'ont pas encore déployé toute leur férocité, mais aussi face à ses codétenues.
Dix-sept jour, c'est suffisant pour lui faire comprendre que la vie en Allemagne risque vite de devenir dangereuse pour quelqu'un comme elle. Alors, comme ses frères, elle décide de prendre le chemin de l'exil. Direction Paris, où elle découvre une espèce de vie de bohème auprès de l'importante communauté allemande qui a pris ses quartiers dans la capitale française.
Comme tous ses nouveaux amis, qui estiment que cette vie-là, aussi misérable soit-elle, vaut mieux que celle qu'ils auraient eu au même moment en Allemagne, Gerta gagne sa vie de petit boulot en petit boulot et dépense ses maigres gains dans les cafés du Quartier latin, de Saint-Germain-des-Prés ou de Montparnasse, tout en rêvant à des lendemains qui chantent.
Un jour de septembre 1934, un jeune homme rejoint le groupe. Il est originaire de Budapest, il a tout juste vingt ans et comme eux, il a dû fuir son pays. Il leur explique que, depuis deux ans déjà, il travaille comme reporter, quand on veut bien l'engager. Et vu son allure, le boulot se fait rare, et les cachets sont minces...
Bientôt, Gerta et André vont se rapprocher, s'installer ensemble et André va faire découvrir à Gerta les rudiments de la photographie. D'abord, la technique, le reste viendra avec l'expérience. Le reste, c'est le point de vue, l'oeil, ce qui permet de faire une photo qui ait du sens et qui marque les esprits. Et Gerta va se révéler très douée en la matière.
Mais, cela ne suffit pas à accroître leurs maigres revenus. Alors, Gerta a une idée : André Friedmann et Gerta Pohorylle n'arrivent pas à vendre leurs clichés de manière satisfaisante. En revanche, les photographes américains, eux, sont très demandés. Pourquoi ne pas se faire passer pour l'un d'entre eux, afin d'imposer leur signature ?
Ainsi, dans une chambre d'hôtel parisienne, naît Robert Capa, dont André et Gerta sont les secrétaires, les représentants. Et pour ne pas être en reste, Gerta devient Gerda Taro. Des noms de guerre, de guerre contre le fascisme, ennemi désigné, que Gerda entend combattre toujours et partout jusqu'à ce qu'il crève.
Ensemble, ils vont former un tandem prolifique et couvrir le nouveau foyer qui vient d'apparaître au sud de l'Europe : l'Espagne, où le général Franco entend renverser la République. Ils vont raconter ce conflit en images, du côté des troupes républicaines, témoins des dissensions et de la désorganisation qui minent ceux qui devraient s'unir contre les fascistes, et se placer au plus près des combats...
"Regarder" n'est pas une biographie romanesque, mais le portrait de cette femme exceptionnelle, libre et déterminée, engagée et luttant contre le fascisme jusqu'à y laisser sa vie. Ce n'est pas non plus à proprement parler un roman historique, car l'auteur intervient à plusieurs reprises dans le cours de récit pour donner des précisions sur les personnages, qui concernent les périodes ultérieures.
Car nombreux sont les personnages côtoyés par Gerda qui auront un destin, une carrière, une notoriété, même. Elle est membre d'une génération montante, d'une jeunesse qui ne veut pas se laisser étouffer par les dictatures en train de dévorer l'Europe, mais qui devront pour la plupart, attendre l'après-guerre pour pouvoir s'imposer.
En fait, on pourrait dire que ce livre, ce sont des instantanés. Des épisodes qui, mis bout à bout, racontent le destin fulgurant d'une jeune femme que rien ne semblait destiner à cela. Sans les événements de Leipzig, qui sait ce qu'aurait fait Gerta Pohorylle. Aurait-elle même eu le temps de fuir l'Allemagne ?
En choisissant l'exil, sans jamais se résigner ni renoncer à se battre, elle va modifier radicalement le cours de son existence et faire la rencontre décisive, celle d'André, que le monde va connaitre sous le nom de Robert Capa. Une relation mouvementée, avec des moments très forts, des disputes et même des ruptures, une collaboration professionnelle qui aurait sans doute elle aussi fini par diverger.
Car la rencontre avec Capa est sans doute autant le moment décisif de la vie de Gerda que sa malédiction... En inventant Robert Capa, elle ne réalise pas tout de suite qu'elle se condamne à l'ombre quand la lumière se concentrera sur lui. Deux photographes, mais une unique signature, celle de l'homme. Et Gerda devient seulement la Capa's girl (surnom que va lui donner Hemingway).
Mais, comme elle le dit si bien avant même de quitter l'Allemagne, quelques jours après être sortie des prisons nazies, elle n'a pas l'intention de rejoindre une structure, ici un parti politique, car ce sont des partis d'hommes. Elle se veut libre, indépendante en tout domaine, dans sa vie professionnelle, comme dans sa vie sentimentale et amoureuse.
Personne ne la contraint, personne ne l'entrave, personne ne l'empêche de vivre et d'être. Pas plus Robert Capa que les autres... Lorsqu'elle meut, en 1937, il y a de l'eau dans le gaz entre Capa et elle. Il n'est d'ailleurs pas en Espagne à ce moment-là. Et l'on peut encore se demander ce qu'elle serait devenue si elle avait vécu. La signature "Photo Taro" se serait-elle imposée avec la même puissance que "Photo Capa" ?
Au lieu de cela, elle a disparu. Physiquement, mais aussi professionnellement... Et Serge Mestre dresse alors un portrait fort ambigu de Robert Capa : un amoureux transi, qui ne se remettra jamais de la mort de Gerda, lit-on partout, mais qui ne rendra jamais à César / Gerda ce qui lui appartenait. Pire, les photos de Gerda vont disparaître pendant 70 ans et les voir réapparaître relève du miracle.
A ce point, je sors un peu du cadre strict du roman pour évoquer ce que l'on appelle "la valise mexicaine". En 1939, deux ans après la mort de Gerda, Capa fuit Paris en catastrophe devant la déferlante nazie. Juif et communiste, il sait que s'il reste là, il subira ce que tant d'autres vont subir de la part de ces barbares.
Il abandonne derrière lui une valise, remplie de clichés. On parle de 3000 à 4000 photographies, prises pendant la Guerre d'Espagne. Certaines ont été prises par lui, les autres par Gerda Taro et par leur ami commun, David Seymour, qui signait alors sous le pseudonyme de Chim. La suite, c'est une histoire qui mériterait qu'on en fasse un roman.
Car ces photos ne vont pas être détruites, elles vont voyager, et voyager pendant longtemps. En fait, elles vont réapparaître au Mexique, à la fin de l'année 2007. Evidemment, des personnes connaissaient leur existence auparavant, mais sans la rendre publique. Elles sont alors remises à Cornell, le frère de Robert Capa, lui aussi photographe. Cela se passe quelques mois avant sa mort.
En 1974, Cornell avait fondé à New York, où il s'était installé, l'International Center of Photography, une fondation qui regroupe un musée dédié à la photo, une école et un centre de recherches. C'est donc naturellement à cette institution qu'il a confié la fameuse valise et son précieux contenu, afin de le répertorier et de valoriser son contenu. Pour jeter un oeil à ces photos, cliquez !
Refermons la parenthèse, revenons à "Regarder", ce roman au titre si fort. Car il s'agit bien de cela : regarder pour fixer sur la pellicule les moments les plus marquants, les plus forts, regarder pour transmettre, pour informer, regarder pour combattre, promouvoir la liberté. Regarder les événements au plus près pour les donner à voir à ceux qui sont loin.
"Gerda a senti dès le premier jour (...)que rien n'était plus subjectif qu'une photographie, que l'objectivité ne faisait pas partie du monde du photographe, que bien photographier c'était prendre parti, c'était dire son opinion, et que la photo était une opinion", écrit Serge Mestre. La photo comme engagement politique, pour Gerda, c'était une évidence, dans ce contexte si particulier des années 1930.
Serge Mestre, d'ailleurs fils de républicains espagnols venus s'installer en France pour échapper au franquisme, ce qui explique sans doute son intérêt pour Gerda Taro et pour son engagement de tous les instants, dresse un portrait flamboyant d'une jeune femme que rien ne semblait pouvoir arrêter, pleine de vie et de joie, mais aussi de colère et de rage.
Une femme libre, je l'ai déjà écrit, bouillonnante, sans cesse en mouvement, redoutant par-dessus tout l'ennui, qui la gagnait très vite. Et cela valait aussi pour les hommes qui lui plaisaient, Capa compris. Un personnage formidable, à l'énergie contagieuse, qui a parfaitement retenu la leçon de celui qui l'a formée et affiché clairement son ambition d'être au plus près des événements...
Son fort caractère a marqué les esprits de tous ceux qui l'ont croisée et que l'on rencontre, brièvement, dans le cours du roman. J'ai déjà cité Hemingway, on peut y ajouter Saint-Exupéry, qui ne partageait pas les mêmes idées politiques, mais la salua respectueusement, Aragon, qui l'embaucha, ou encore José Bergamin, Rafael Alberti et son épouse Maria Teresa Leon...
De la même manière, elle marque les esprits du lecteur qui, comme ça a été mon cas, la découvre. Serge Mestre, il faut d'ailleurs le signaler, n'est pas le premier à évoquer Gerda Taro. François Maspero, dès 2006, avant la découverte de la valise espagnole, lui consacre un portrait, et à l'automne dernier, les éditions Actes Sud ont publié "la Fille au Leica", d'Helena Janeczek.
Figure marquante de son époque, elle fascine donc encore de nos jours des personnalités très différentes, aux horizons variés. Et désormais, son talent est universellement reconnu, son travail est salué par tous pour sa qualité et ce qu'elle permet de découvrir de la Guerre d'Espagne. A travers elle, ce sont aussi ces anonymes qui revivent, ces visages, ces regards, ces gestes. Ces sourires, aussi, avant le pire...
On remarquera d'ailleurs que l'optimisme domine largement : tout cela ne peut pas durer, force reviendra nécessairement à la raison et les fascismes tomberont. Oui, mais à quel prix... Et même si les champs de bataille sont un formidable terrains d'expression pour ces reporters qui sont de vraies têtes brûlées (Capa lui-même sautera sur une mine en Indochine), ils espèrent une paix de plus en plus hypothétique.
L'autre aspect, c'est la photographie, qui entre dans une nouvelle ère à cette période : les appareils sont de moins en moins encombrants et le temps d'exposition a sérieusement diminué. ces progrès permettent aux photoreporters de travailler et d'être au plus près, on y revient encore et toujours, des événements. Le Leica III, apparu en 1933, va d'ailleurs vite équiper ceux qui vont faire émerger cette profession.
Et le choix du Leica est tout aussi logique, par les avancées qu'offre cette société allemande, que symbolique, puisque Ernst Leitz II, à la tête de l'entreprise au début des années 1930, et sa fille sauveront des centaines de juifs, des employés et leurs familles. Quand on vous dit que la photo était une arme contre les fascismes...
Et puis, le dernier mot concerne un élément qui m'a amusé dans "Regarder" : le recours récurrent aux onomatopées, le fameux "clic ziiip" que faisait justement ces appareils, lorsqu'on appuyait sur le déclencheur et que la pellicule avançait. Oh que tout cela doit sonner de manière délicieusement désuète à celles et ceux qui ne jurent désormais que par le numérique...
Serge Mestre, qui utilise ce petit truc avec parcimonie, je vous rassure, ne donne donc pas seulement à voir (on croise certaines descriptions de photos qui ont marqué les mémoire, d'autres qui étaient dans la valise mexicaine), mais aussi à entendre, parce que ce simple bruit est incroyablement évocateur, une espèce de madeleine de Proust auditive.
Et parce que ce bruit apparemment anodin est celui qui vient s'opposer aux armes lourdes qui se déchaînent...
Au début de l'année 1933, Adolf Hitler devient chancelier en Allemagne et les nazis s'emparent du pouvoir par les urnes. Moins d'un mois après cet avènement, l'incendie du Reichstag est un prétexte idéal (et sans doute bien préparé) pour entamer la répression envers toutes les formes d'opposition au nouveau gouvernement.
Mais, ce brusque durcissement politique entraîne aussitôt des résistances. A Leipzig, Oskar et Karl Pohorylle, deux frères issus d'une famille juive originaire de Galicie, en Pologne, mais installée en Allemagne, réussissent un coup d'éclat en jetant du haut des bâtiments d'un grand magasin de la ville des tracts dénonçant la dictature qui s'installe.
Rapidement, la répression s'organise et la police frappe chez les Pohorylle. Mais, les deux frères ont déjà pris la fuite. Alors, c'est leur jeune soeur, Gerta, âgée de 23 ans, qu'on emmène pour interrogatoire. Elle va rester enfermée dix-sept jours, soumise à des interrogatoires réguliers et à des conditions de vie très dure. Sans jamais craquer.
Au contraire, elle va faire preuve, au cours de ces journées, d'une impressionnante bonne humeur et d'une gentillesse qui va lui gagner l'estime des autres détenues du quartier des femmes. Ce qui lui permettra d'être un peu protégée, non seulement face aux nazis, qui n'ont pas encore déployé toute leur férocité, mais aussi face à ses codétenues.
Dix-sept jour, c'est suffisant pour lui faire comprendre que la vie en Allemagne risque vite de devenir dangereuse pour quelqu'un comme elle. Alors, comme ses frères, elle décide de prendre le chemin de l'exil. Direction Paris, où elle découvre une espèce de vie de bohème auprès de l'importante communauté allemande qui a pris ses quartiers dans la capitale française.
Comme tous ses nouveaux amis, qui estiment que cette vie-là, aussi misérable soit-elle, vaut mieux que celle qu'ils auraient eu au même moment en Allemagne, Gerta gagne sa vie de petit boulot en petit boulot et dépense ses maigres gains dans les cafés du Quartier latin, de Saint-Germain-des-Prés ou de Montparnasse, tout en rêvant à des lendemains qui chantent.
Un jour de septembre 1934, un jeune homme rejoint le groupe. Il est originaire de Budapest, il a tout juste vingt ans et comme eux, il a dû fuir son pays. Il leur explique que, depuis deux ans déjà, il travaille comme reporter, quand on veut bien l'engager. Et vu son allure, le boulot se fait rare, et les cachets sont minces...
Bientôt, Gerta et André vont se rapprocher, s'installer ensemble et André va faire découvrir à Gerta les rudiments de la photographie. D'abord, la technique, le reste viendra avec l'expérience. Le reste, c'est le point de vue, l'oeil, ce qui permet de faire une photo qui ait du sens et qui marque les esprits. Et Gerta va se révéler très douée en la matière.
Mais, cela ne suffit pas à accroître leurs maigres revenus. Alors, Gerta a une idée : André Friedmann et Gerta Pohorylle n'arrivent pas à vendre leurs clichés de manière satisfaisante. En revanche, les photographes américains, eux, sont très demandés. Pourquoi ne pas se faire passer pour l'un d'entre eux, afin d'imposer leur signature ?
Ainsi, dans une chambre d'hôtel parisienne, naît Robert Capa, dont André et Gerta sont les secrétaires, les représentants. Et pour ne pas être en reste, Gerta devient Gerda Taro. Des noms de guerre, de guerre contre le fascisme, ennemi désigné, que Gerda entend combattre toujours et partout jusqu'à ce qu'il crève.
Ensemble, ils vont former un tandem prolifique et couvrir le nouveau foyer qui vient d'apparaître au sud de l'Europe : l'Espagne, où le général Franco entend renverser la République. Ils vont raconter ce conflit en images, du côté des troupes républicaines, témoins des dissensions et de la désorganisation qui minent ceux qui devraient s'unir contre les fascistes, et se placer au plus près des combats...
"Regarder" n'est pas une biographie romanesque, mais le portrait de cette femme exceptionnelle, libre et déterminée, engagée et luttant contre le fascisme jusqu'à y laisser sa vie. Ce n'est pas non plus à proprement parler un roman historique, car l'auteur intervient à plusieurs reprises dans le cours de récit pour donner des précisions sur les personnages, qui concernent les périodes ultérieures.
Car nombreux sont les personnages côtoyés par Gerda qui auront un destin, une carrière, une notoriété, même. Elle est membre d'une génération montante, d'une jeunesse qui ne veut pas se laisser étouffer par les dictatures en train de dévorer l'Europe, mais qui devront pour la plupart, attendre l'après-guerre pour pouvoir s'imposer.
En fait, on pourrait dire que ce livre, ce sont des instantanés. Des épisodes qui, mis bout à bout, racontent le destin fulgurant d'une jeune femme que rien ne semblait destiner à cela. Sans les événements de Leipzig, qui sait ce qu'aurait fait Gerta Pohorylle. Aurait-elle même eu le temps de fuir l'Allemagne ?
En choisissant l'exil, sans jamais se résigner ni renoncer à se battre, elle va modifier radicalement le cours de son existence et faire la rencontre décisive, celle d'André, que le monde va connaitre sous le nom de Robert Capa. Une relation mouvementée, avec des moments très forts, des disputes et même des ruptures, une collaboration professionnelle qui aurait sans doute elle aussi fini par diverger.
Car la rencontre avec Capa est sans doute autant le moment décisif de la vie de Gerda que sa malédiction... En inventant Robert Capa, elle ne réalise pas tout de suite qu'elle se condamne à l'ombre quand la lumière se concentrera sur lui. Deux photographes, mais une unique signature, celle de l'homme. Et Gerda devient seulement la Capa's girl (surnom que va lui donner Hemingway).
Mais, comme elle le dit si bien avant même de quitter l'Allemagne, quelques jours après être sortie des prisons nazies, elle n'a pas l'intention de rejoindre une structure, ici un parti politique, car ce sont des partis d'hommes. Elle se veut libre, indépendante en tout domaine, dans sa vie professionnelle, comme dans sa vie sentimentale et amoureuse.
Personne ne la contraint, personne ne l'entrave, personne ne l'empêche de vivre et d'être. Pas plus Robert Capa que les autres... Lorsqu'elle meut, en 1937, il y a de l'eau dans le gaz entre Capa et elle. Il n'est d'ailleurs pas en Espagne à ce moment-là. Et l'on peut encore se demander ce qu'elle serait devenue si elle avait vécu. La signature "Photo Taro" se serait-elle imposée avec la même puissance que "Photo Capa" ?
Au lieu de cela, elle a disparu. Physiquement, mais aussi professionnellement... Et Serge Mestre dresse alors un portrait fort ambigu de Robert Capa : un amoureux transi, qui ne se remettra jamais de la mort de Gerda, lit-on partout, mais qui ne rendra jamais à César / Gerda ce qui lui appartenait. Pire, les photos de Gerda vont disparaître pendant 70 ans et les voir réapparaître relève du miracle.
A ce point, je sors un peu du cadre strict du roman pour évoquer ce que l'on appelle "la valise mexicaine". En 1939, deux ans après la mort de Gerda, Capa fuit Paris en catastrophe devant la déferlante nazie. Juif et communiste, il sait que s'il reste là, il subira ce que tant d'autres vont subir de la part de ces barbares.
Il abandonne derrière lui une valise, remplie de clichés. On parle de 3000 à 4000 photographies, prises pendant la Guerre d'Espagne. Certaines ont été prises par lui, les autres par Gerda Taro et par leur ami commun, David Seymour, qui signait alors sous le pseudonyme de Chim. La suite, c'est une histoire qui mériterait qu'on en fasse un roman.
Car ces photos ne vont pas être détruites, elles vont voyager, et voyager pendant longtemps. En fait, elles vont réapparaître au Mexique, à la fin de l'année 2007. Evidemment, des personnes connaissaient leur existence auparavant, mais sans la rendre publique. Elles sont alors remises à Cornell, le frère de Robert Capa, lui aussi photographe. Cela se passe quelques mois avant sa mort.
En 1974, Cornell avait fondé à New York, où il s'était installé, l'International Center of Photography, une fondation qui regroupe un musée dédié à la photo, une école et un centre de recherches. C'est donc naturellement à cette institution qu'il a confié la fameuse valise et son précieux contenu, afin de le répertorier et de valoriser son contenu. Pour jeter un oeil à ces photos, cliquez !
Refermons la parenthèse, revenons à "Regarder", ce roman au titre si fort. Car il s'agit bien de cela : regarder pour fixer sur la pellicule les moments les plus marquants, les plus forts, regarder pour transmettre, pour informer, regarder pour combattre, promouvoir la liberté. Regarder les événements au plus près pour les donner à voir à ceux qui sont loin.
"Gerda a senti dès le premier jour (...)que rien n'était plus subjectif qu'une photographie, que l'objectivité ne faisait pas partie du monde du photographe, que bien photographier c'était prendre parti, c'était dire son opinion, et que la photo était une opinion", écrit Serge Mestre. La photo comme engagement politique, pour Gerda, c'était une évidence, dans ce contexte si particulier des années 1930.
Serge Mestre, d'ailleurs fils de républicains espagnols venus s'installer en France pour échapper au franquisme, ce qui explique sans doute son intérêt pour Gerda Taro et pour son engagement de tous les instants, dresse un portrait flamboyant d'une jeune femme que rien ne semblait pouvoir arrêter, pleine de vie et de joie, mais aussi de colère et de rage.
Une femme libre, je l'ai déjà écrit, bouillonnante, sans cesse en mouvement, redoutant par-dessus tout l'ennui, qui la gagnait très vite. Et cela valait aussi pour les hommes qui lui plaisaient, Capa compris. Un personnage formidable, à l'énergie contagieuse, qui a parfaitement retenu la leçon de celui qui l'a formée et affiché clairement son ambition d'être au plus près des événements...
Son fort caractère a marqué les esprits de tous ceux qui l'ont croisée et que l'on rencontre, brièvement, dans le cours du roman. J'ai déjà cité Hemingway, on peut y ajouter Saint-Exupéry, qui ne partageait pas les mêmes idées politiques, mais la salua respectueusement, Aragon, qui l'embaucha, ou encore José Bergamin, Rafael Alberti et son épouse Maria Teresa Leon...
De la même manière, elle marque les esprits du lecteur qui, comme ça a été mon cas, la découvre. Serge Mestre, il faut d'ailleurs le signaler, n'est pas le premier à évoquer Gerda Taro. François Maspero, dès 2006, avant la découverte de la valise espagnole, lui consacre un portrait, et à l'automne dernier, les éditions Actes Sud ont publié "la Fille au Leica", d'Helena Janeczek.
Figure marquante de son époque, elle fascine donc encore de nos jours des personnalités très différentes, aux horizons variés. Et désormais, son talent est universellement reconnu, son travail est salué par tous pour sa qualité et ce qu'elle permet de découvrir de la Guerre d'Espagne. A travers elle, ce sont aussi ces anonymes qui revivent, ces visages, ces regards, ces gestes. Ces sourires, aussi, avant le pire...
Gerda Taro.
Je pourrais en finir avec cette photo, mais je voudrais avant de conclure évoquer un ou deux aspects de "Regarder" qui ne concernent pas seulement le personnage de Gerda. D'abord, la plongée dans l'époque, et en particulier ces années 1930, qui ne cessent d'osciller entre espoirs et désillusions, entre aspirations à la paix et montée des violences.On remarquera d'ailleurs que l'optimisme domine largement : tout cela ne peut pas durer, force reviendra nécessairement à la raison et les fascismes tomberont. Oui, mais à quel prix... Et même si les champs de bataille sont un formidable terrains d'expression pour ces reporters qui sont de vraies têtes brûlées (Capa lui-même sautera sur une mine en Indochine), ils espèrent une paix de plus en plus hypothétique.
L'autre aspect, c'est la photographie, qui entre dans une nouvelle ère à cette période : les appareils sont de moins en moins encombrants et le temps d'exposition a sérieusement diminué. ces progrès permettent aux photoreporters de travailler et d'être au plus près, on y revient encore et toujours, des événements. Le Leica III, apparu en 1933, va d'ailleurs vite équiper ceux qui vont faire émerger cette profession.
Et le choix du Leica est tout aussi logique, par les avancées qu'offre cette société allemande, que symbolique, puisque Ernst Leitz II, à la tête de l'entreprise au début des années 1930, et sa fille sauveront des centaines de juifs, des employés et leurs familles. Quand on vous dit que la photo était une arme contre les fascismes...
Et puis, le dernier mot concerne un élément qui m'a amusé dans "Regarder" : le recours récurrent aux onomatopées, le fameux "clic ziiip" que faisait justement ces appareils, lorsqu'on appuyait sur le déclencheur et que la pellicule avançait. Oh que tout cela doit sonner de manière délicieusement désuète à celles et ceux qui ne jurent désormais que par le numérique...
Serge Mestre, qui utilise ce petit truc avec parcimonie, je vous rassure, ne donne donc pas seulement à voir (on croise certaines descriptions de photos qui ont marqué les mémoire, d'autres qui étaient dans la valise mexicaine), mais aussi à entendre, parce que ce simple bruit est incroyablement évocateur, une espèce de madeleine de Proust auditive.
Et parce que ce bruit apparemment anodin est celui qui vient s'opposer aux armes lourdes qui se déchaînent...