Les héros de la frontière · Tenir jusqu'à l'aube

Les héros de la frontière · Tenir jusqu'à l'aube
Deux romans: un américain, un français. Leur unique point commun est de mettre en scène une mère célibataire. Il n’y a pas lieu de comparer ces deux romans, mais je ne peux m’empêcher de mettre côte à côte ces deux portraits de mère, pour le meilleur et pour le pire!


LES HÉROS DE LA FRONTIÈRE – DAVE EGGERSLes héros de la frontière · Tenir jusqu'à l'aubeMa première incursion dans l’œuvre de Dave Eggers se fait sur le tard. J’avais repéré Zeitoun, Le Grand Quoi et Le cercle, puis du temps est passé. Avec Les héros de la frontière et cette histoire de roadtrip en Alaska, je me suis dit que ce roman-là, je le lisais tout de go.À quarante ans, Josie est fatiguée de sa vie, de la vie. «Elle était fatiguée de l’odyssée d’une journée, des humeurs innombrables contenues dans n’importe quel intervalle de temps.» Cette dentiste, mère de Paul, huit ans, et d’Ana, cinq ans, s’empêtre dans un procès qu’une patiente lui a collé. Elle en avait assez du drame inutile de la vie. Si la théâtralité était nécessaire, d’accord. Si un être humain gravissait une montagne et qu’au cours de cette ascension tempêtes, avalanches et éclairs étaient lancés par des cieux en colère, alors elle pourrait accepter le drame, participer au drame. Mais le drame de banlieue pavillonnaire était tellement ennuyeux, tellement absurde à première vue, qu’elle ne pouvait plus supporter la compagnie de quiconque trouvait cela réel ou digne d’intérêt. Elle en avait terminé. Avec la ville. Avec son cabinet, avec les couronnes en céramique, avec les bouches de l’impossible. Elle en avait terminé, elle s’en était allée. Elle avait mené une vie confortable, or le confort est la mort de l’âme, qui est par nature interrogatrice, insistante, insatisfaite. Cette insatisfaction pousse l’âme à partir, à se fourvoyer, à se perdre, à lutter et à s’adapter. Et s’adapter, c’est grandir, et grandir c’est vivre. Un être humain choisit soit de voir du nouveau, des montagnes, des cascades, des orages mortels, des mers et des volcans, soit de voir les mêmes choses manufacturées perpétuellement remodelées.Josie décide de partir avec ses enfants en laissant tout en plan derrière elle. Direction l’Alaska, un endroit qui «n’avait occupé ses pensées que quelques semaines avant qu’elle ne se décide à quitter l’Ohio.» Elle part, sans aviser Carl, le père des gamins, qui vit maintenant en Floride avec sa nouvelle flamme. De toute façon, pour ce que ça pourrait lui faire… Avec 3000$ en poche, Josie atterrit en Alaska et loue un vieux camping-car brinquebalant, baptisé «Le Château». Mère et enfants sillonnent les routes sans destination précise, sans carte de crédit, ni téléphone portable. Dorénavant injoignables, inatteignables. Sur les terrains de camping, les airs de repos et les restaurants, à chaque tournant de la route, Josie et ses enfants font des rencontres souvent bonnes, rarement mauvaises. Même s’ils sont poursuivis par les feux de forêt et les orages, ils en prennent plein les yeux: les paysages sont grandioses, à couper le souffle. Arrivés sur le site d’une mine d’argent à l’abandon, ils s’installent quelques temps. C’est là qu’ils apprennent à compter sur leur propre instinct. C’est là que Josie réalise qu’elle ne fuit plus. Maintenant, elle va de l’avant. Elle ignore encore vers quoi, mais c’est par là, tout droit en avant. Se poser des questions est peut-être plus important que d’obtenir des réponses? Le trajet n’est-il pas plus important que la destination?

·  ·  ·Quel agréable moment j’ai passé en compagnie de Josie et de ses enfants… J’ai eu l’impression d’être à assise à bord du camping-car, de faire le chemin avec eux. L’aura qui se dégage de ce roman m’a fait un bien fou. Surtout pour les questions que le roman pose, dont la principale: vit-on la vie qu’on veut vivre?J’ai lu plusieurs billets où il était question de l’irresponsabilité de Josie, de sa témérité, de son inconséquence et de son léger penchant pour les verres de vin. Les jugements volaient haut. Moi, j’ai adoré Josie pour son authenticité. Cette femme doute, fait des erreurs, prend des risques (souvent très risqués), mais elle est humaine, terriblement humaine. Elle n’hésite pas à poser des gestes qui bousculent. Ce qu’elle apprend et fait vivre à ses enfants, aucun banc d’école ne pourra le leur apprendre à ce point: débrouillardise, autonomie, courage, patience et empathie. Une fois adulte, on peut gager qu’ils n’auront jamais oublié leur périple familial et ce qu’ils en auront retiré. Dave Eggers ne se gêne pas pour pointer du doigt la manière dont le monde évolue. La critique sociale est omniprésente. Dans un style vif etlimpide, ilvilipende avec beaucoup d’humour le conformisme étouffant. Il est remarquable qu’un auteur arrive à se glisser avec autant de justesse et se sensibilité dans la peau d’une femme.   Maintenant… Plusieurs petits points m’ont agacée. Certains personnages sont tracés à gros traits, comme Carl, le père des enfants, avec ses phases d’urination massive et son tempérament diarrhéique(Il passe sa vie aux toilettes. C’est drôle, mais on en revient.), son irresponsabilité et sa lâcheté, est insupportable. J’ai, par moment, trouvé les arrêts un peu longs, ayant hâte de regagner mon siège. Quand Josie rencontre une bande de musiciens et rêve de créer une comédie musicale, j’aurais pris le volant et poursuivi mon chemin! Un roman d’une légèreté profonde, inspirant, qui secoue et pousse à la réflexion, voire à la remise en question (pour qui y est sensible). Une grande bouffée d’air frais qui a le mérite d’ébranler nos jugements et certitudes.

Les héros de la frontière,

Dave Eggers, trad. Juliette Bourdin, Gallimard, 400 pages, 2018 [2016].
J’ai lu ce roman dans le cadre de mon challenge: 50 États en 50 romans (État de New York).·  ·  ·         ·  ·  ·         ·  ·  ·TENIR JUSQU’À L’AUBE – CAROLE FIVESLes héros de la frontière · Tenir jusqu'à l'aubeAprès Les héros de la frontière, j’ai décidé d’enchaîner avec Tenir jusqu’à l’aube de Carole Fives et d’aller à la rencontre d’une autre mère célibataire. Si j’ai ressenti une énorme empathie pour Josie, la mère du roman de Carole Fives m’a fait grafigner les murs.En gros, ça tourne autour du quotidien d’une jeune mère qui a un bambin de deux ans sur les bras. Graphiste freelance, elle tire le diable par la queue depuis que son compagnon s’est fait la malle. Mère et enfant attendent son retour. Histoire de prendre une bouffée d’air et de sortir de sa prison, la mère commence à s’éclipser, quelques minutes, puis quelques heures, la nuit.

Elle tenait la journée, elle tenait pour le petit. Mais quand la nuit s’annonçait, elle avait hâte de le voir endormi, de pouvoir enfin tout lâcher, les craintes, les colères retenues. Mais l’enfant n’en finissait pas de revenir, tantôt il a soif, ou peur, ou envie de faire pipi, tantôt il voulait juste qu’elle reste là, «à côté, à côté». Elle se recomposait aussi vite un visage de mère rassurante, donnait à sa voix des inflexions douces. Parfois, elle perdait patience, elle aurait voulu qu’il se taise, qu’il arrête de la solliciter, qu’il lui fiche enfin la paix. Elle était lasse, fatiguée de cette créature qu’elle avait créée de toutes pièces: la bonne mère. C’était sans doute dans ces moments-là que l’envie de fuir était la plus forte. Quand elle réalisait qu’elle ne supportait plus cet unique rôle où on la cantonnait désormais, dans un film dont elle avait manqué le début, et qu’elle traversait en figurante. C’était alors que les fugues s’imposaient, comme une respiration, un entêtement.


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J’ai lu Tenir jusqu’à l’aube d’une traite, en me disant: «Ça vas-tu finir par ben aller?» Eh non, jamais. Y’a toujours ben un maudit bout à ce que ça aille mal! Le tableau est noir, très très noir. Aucune lumière. Jamais. Les hommes ont tous le mauvais rôle: le gamin insupportable, le père de la femme intolérant, le médecin froid et expéditif, l’huissier sans pitié, le mari de la voisine qui finit par tuer sa femme, le père de l’enfant fantomatique. Ça ne se passe pas mieux du côté des femmes: la voisine, l’éducatrice de la crèche, les mères au parc, celles sur les forums de discussion, toutes manquent cruellement d’empathie. Aucune solidarité entre ces pages… La vision simplificatrice, manichéenne du monde en conforteront peut-être plusieurs dans leur position de féministes extrémistes. Je ne conteste pas que le fond repose sur des vérités. La critique sociale qui sous-tend le roman est fondée, l’inégalité entre hommes et femmes est un fait. Reste que tout est dans la façon de le dire. Et là, c’en était trop pour moi.Le fait que la mère et l’enfant n’aient pas de noms (c’est «elle», et c’est «l’enfant» ou «le petit») contribue sans doute à ajouter une couche de froideur à l’ensemble. Impossible pour moi d’éprouver la moindre once d’empathie pour les gens qui se posent en victimes. Ce que fait la narratrice du roman tout au long de ces pages. En passant, je suis une mère célibataire et j’aime les hommes. J’élève seule ma sauterelle, sans garde alternée, depuis que je me suis séparée du père, lorsqu’elle avait trois mois. Et je ne m’en plains pas, même si ce n’est pas tous les jours rose.

Tenir jusqu’à l’aube

, Carole Fives, L’arbalète/Gallimard, 192 pages, 2018.
Je fais sans doute cavalière seule sur ce coup! Eva et Mes échappées livresques ont été conquises. Krol un peu moins.Pour conclure, la fable des casseurs de pierres attribuée à Charles Peguy me semble à-propos!Un pèlerin en route vers Chartres voit un type fatigué, suant, qui casse des cailloux. Il sapproche de lui:- Que faites-vous, monsieur?- Vous voyez bien, je casse des cailloux, cest dur, jai mal au dos, jai soif, jai chaud. Je fais un sous-métier, je suis un sous-homme.Continuant, il voit plus loin un autre homme qui casse des cailloux, lui na pas lair mal:- Monsieur, que faites-vous?- Eh bien, je gagne ma vie. Je casse des cailloux, je nai pas trouvé dautre métier pour nourrir ma famille, je suis bien content davoir celui-là.Poursuivant son chemin, le pèlerin sapproche d'un troisième casseur de cailloux, souriant, radieux.- Moi, Monsieur, dit-il, je bâtis une cathédrale.