"Les Passageuses sont les garantes du repos des morts. Elles sont plus respectées que les vieux, ou même les baro. On les écoute et on les sert. On ne plaisante pas avec ça. Quand on a le pouvoir de faire traverser les morts, on est sacré".

On poursuit dans des histoires de fantômes, mais on change tout de même de registre, après l'exercice de style kingien de Delphine Bertholon. Car notre roman du jour, s'il est destiné à un public jeunesse (il est en lice pour le prix Imaginales des Lycéens), entre plutôt dans la catégorie fantasy urbaine. "Le Coq et l'enfant", d'Andoryss (en grand format aux éditions Lynks), est le premier volet d'une série intitulée "le Passageur" et ne manque pas d'intérêt. D'abord, par la situation incongrue qu'elle met en scène, on vous expliquera ça plus loin, puis par la personnalité du personnage principal, enfin parce qu'elle va nous entraîner à travers le temps et nous plonger dans une période historique qui n'est pas si souvent évoquée : la Commune. L'ambiance est pleine de mystère et d'étrange, avec un protagoniste qui se doit prendre la mesure de tout ce qui lui arrive sans prévenir, et pas mal de questions qui attendent des réponses...
Matéo Soler est un adolescent, un lycéen que rien ne distingue apparemment des autres. Pourtant, à Evry, où il vit avec sa famille dans le petit appartement d'une HLM, on le juge différent. Différent par ses origines : Matéo est Sinti, un mot qui ne veut rien dire pour ses "camarades" de classe qui voient en lui un Rom et le lui font payer.
Bon élève, garçon discret et bien élevé, Matéo subit les brimades et les coups de ceux qui le rejettent par bêtise, préjugés et méconnaissance... Au point de se rendre à l'école contraint et forcé, de songer de plus en plus à sécher les cours pour ne pas croiser les brutes qui, chaque jour, trouvent un prétexte pour lui pourrir la vie et le malmener.
A la maison, ce n'est guère mieux. Depuis la mort de sa mère et de sa soeur, l'ambiance est lourde, oppressante. Et la relation entre Matéo et son père s'est terriblement dégradée. Son père... Encore quelqu'un que le garçon doit éviter, sous peine de déclencher de terribles colères. Pour le veuf, Matéo semble être l'unique responsable de ces décès...
Heureusement, Matéo peut compter sur le soutien de son grand frère, Diego, et de sa petite soeur, Luisa. Ensemble, ils essayent de préserver leur famille, durement éprouvée et qui menace d'éclater. Diego a très vite cherché du travail pour faire bouillir la marmite ; Luisa est certainement la plus douée et la plus intelligente de la fratrie, et ses aînés font tout pour la protéger.
Ce matin-là, Matéo est loin d'être au meilleur de sa forme. Il a rêvé de sa mère et ce songe lui a brisé le coeur. Incapable de se rendormir, il est parti morose vers l'école. Et est tombé sur Karl et ses acolytes, qui lui veulent toujours du mal... Mais cette fois, la correction redoutée va prendre une tournure tout à fait inattendue.
Matéo a eu le temps d'apercevoir une fillette... Une présence incongrue, qui s'avère être un fantôme. Dit comme ça, on se dit que l'effroi doit s'être emparé de Matéo. Mais, le jeune garçon, s'il n'est pas super à l'aise, n'est pas non plus franchement surpris : chez les Soler, on sait que les fantômes existent, qu'ils sont là, autour de nous.
On le sait d'autant mieux que la mère de Matéo, de son vivant, était une Passageuse : autrement dit, la personne chargée d'aider l'esprit des défunts à quitter ce monde, dans lequel ces âmes sont enfermées pour les mener là où elles pourront enfin goûter au repos éternel. Une tâche très noble, mais loin d'être évidente. Une mission qu'on accomplit pas en claquant des doigts...
Si la fillette vient à la rencontre de Matéo, c'est parce qu'elle attend qu'il l'aide. Le garçon n'a aucun doute, une fois la surprise et la douleur passée : cette étonnante rencontre ne peut signifier qu'une seule chose, c'est que c'est lui, Matéo Soler, qui a été désigné pour succéder à sa mère et devenir à son tour un Passageur...
Mais il y a un hic...
Et même un sacré hic : les Passageuses sont toujours des femmes... Comme si ce n'était déjà pas assez compliqué comme ça, le garçon doit endosser un costume qui n'a pas été taillé pour lui. Matéo sait ce que sont les Passageuses, mais il n'a pas du tout été préparé, et pour cause, à le devenir et il ne sait absolument pas ce qu'il doit faire...
Au sein de la communauté Sinti, aucun soutien à attendre. On n'en démord pas : seule une femme peut être Passageuse et Matéo ne mérite que mépris pour ses affirmations, car il ne peut s'agir que d'un mensonge, d'une rodomontade... Pourtant, Matéo est certain de ne pas avoir halluciné : il a vu un fantôme, et cette rencontre fait écho au songe dans lequel sa mère lui a parlé...
Alors, prenant sur lui, Matéo décide de se consacrer, coûte que coûte, à cette nouvelle tâche. D'abord pour comprendre ce qui lui arrive. Ensuite, parce qu'il veut aider cette fillette qui lui a demandé son appui. Enfin, parce qu'il doit cela à sa mère et que de sa réussite dépend certainement sa relation avec sa propre communauté, lui qui se sent déjà rejeté de partout...
Il va donc essayer de comprendre qui est la fillette, mais aussi ce qu'elle attend exactement de lui. Il ne se doute pas encore que tout cela va l'entraîner bien loin d'Evry, des HLM, de l'école et des brutalités. La violence dont il va être témoin est d'une tout autre nature, et bien pire encore, puisqu'il va se retrouver au coeur du chaos, dans un Paris bien différent de celui qu'il connaît.
Le Paris de la Commune. Cette expérience politique éphémère, écrasé lors de la Semaine Sanglante par les troupes versaillaises, envoyées par Adolphe Thiers. Tout cela, pour Matéo, ça ne signifie pas grand-chose non plus. Et, avant de s'occuper de l'esprit qui attend de passer dans l'autre monde, il va lui falloir apprendre et s'adapter à une époque très différente de la sienne.
Ce qui retient d'emblée l'attention, c'est que nombre de lecteurs et de lectrices de ce roman sont certainement dans le même cas que Matéo. On ne peut pas dire que la Commune soit une période qu'on étudie de manière exhaustive. En tout cas, de mon temps, lointain, désormais, ce n'était pas le cas. Certains y voient des raisons idéologiques, c'est possible, mais c'est toute la période du Second Empire qui passait souvent à l'as.
Les programmes ont certainement beaucoup changé depuis les années 1980 (eh oui...), mais le constat est sans doute le même, à peu de choses près. La Commune, la Semaine Sanglante, Louise Michel ou Eugène Varlin (que Matéo va croiser au cours de son étrange périple) ne sont sans doute pas des termes très évocateurs.
Il y a donc dans ce roman une véritable dimension pédagogique, même s'il ne s'agit pas d'un pur roman historique. A l'image de ce que Silène Edgar et Paul Beorn ont pu faire avec "14-14", Andoryss met l'imaginaire au service de la découverte de l'histoire, de manière plus divertissante qu'un cours magistral.
En posant quelques jalons, en amenant le lecteur à s'interroger sur une période particulière, sur des événements historiques qu'on situe plus ou moins bien dans le temps, dont on connaît plus ou moins bien les enjeux et les conséquences, Andoryss propose bien plus qu'une simple lecture qui dépayse, transporte, intrigue et même, dans le cas présent, fait frissonner...
Car, si je parle de divertissement, ne nous y trompons pas, "Le Coq et l'enfant" est un roman fort sombre, violent aussi, par la force des choses, puisque Matéo côtoie la mort en permanence, sous la forme de spectres dans un premier temps, puis, lorsqu'il se retrouve dans le Paris massacré des Communards, de manière nettement plus concrète.
Roman lourd aussi par tout le contexte qui entoure le personnage principal : ces deuils qui ont frappé la famille Soler et ont rompu le lien entre Matéo et son père, sans véritable espoir de le voir renouer ; mais aussi le racisme et la violence quotidienne qui s'exerce sur l'adolescent parce qu'il n'a pas la bonne origine, la bonne réputation...
Là encore, Andoryss intègre à sa fiction des thèmes très forts qui dépassent largement le cadre d'un roman : les préjugés contre la tolérance, la violence en milieu scolaire, l'imbécillité de petites brutes qui ne savent exister que par les coups qu'ils distribuent, les souffre-douleur qu'ils se choisissent... Sensibiliser, encore et toujours, mais cette fois, c'est plus une leçon d'éducation civique.
Il y a d'ailleurs, dans le même ordre d'idée que celui évoqué avec la Commune, l'ambition d'interroger et d'éduquer le lecteur. Ainsi, le mot "Sinti" frappe l'esprit du lecteur : combien d'entre eux savent exactement ce qu'il signifie, ce qu'il représente ? D'ailleurs, Matéo lui-même enfonce le clou, en rappelant qu'on le traite abusivement de Rom, ce qu'il n'est pas, et que ça n'a rien d'un compliment...
Dans une époque où la question des Roms revient régulièrement à la une, et rarement pour en parler de manière positive ou constructive, il est important de nous rappeler que nous savons bien peu de chances sur ces peuples, leurs origines, leurs différences, leurs cultures, les raisons qui les poussent aussi à quitter leurs terres natales pour s'installer ailleurs...
Avec "Le Coq et l'enfant", Andoryss lance un défi relevé : proposer une histoire captivante, présenter un personnage touchant et amené à évoluer profondément, intéresser à des sujets de sociétés et même, oh là là, la gageure, à des thèmes historiques... Et franchement, on se prend au jeu romanesque, mais je pense qu'on sort aussi de cette lecture avec pas mal de questions en tête.
Il y a celles auxquelles on peut répondre rapidement et aisément en faisant chauffer son moteur de recherche. En savoir plus sur la Commune ou sur les Sinti, c'est finalement assez simple si on a la volonté de prolonger la lecture et d'en tirer de quoi s'enrichir, de quoi réfléchir. De quoi modifier son regard d'une part, et accroître sa culture générale d'autre part.
Et puis, il y a les questions qui vont nous enseigner la patience. Là, je reviens à la fiction pure, et en particulier aux questions qui entourent Matéo et sa famille. Parce qu'on sait bien peu de choses du passé, qu'on se dit que la mort de sa mère et de sa soeur ne sont sans doute pas anodines dans sa nouvelle situation, au-delà de la colère de son père.
Mais surtout : pourquoi est-ce Matéo qui hérite du rôle de Passageur, dédié exclusivement jusque-là à des femmes ? Avouez que ce n'est pas très politiquement correct ! Pourtant, il doit bien y avoir des raisons concrètes à cette situation, bien embarrassante pour l'adolescent, chronophage et dangereuse, alors qu'il est plutôt un adepte du profil bas.
C'est ce qui fait de ce premier tome une excellente introduction, car on a hâte de retrouver Matéo (ce sera pour le mois de mai, je crois), de voir vers quels horizons (géographiques, historiques, humains...) sa nouvelle fonction l'emmènera. De comprendre, comme lui le veut certainement, pourquoi c'est lui l'héritier d'une lignée exclusivement féminine.
Les premiers éléments de réponse apparaissent dans les derniers chapitres, mais ils sont encore incomplets. Il s'agit pour le moment d'asseoir le pouvoir de Matéo, de lui donner une légitimité que son sexe lui dénie. Mais je pense que la réponse à la question essentielle (Pourquoi lui ?) n'est pas encore donnée et ne se révélera qu'au fur et à mesure...
Avec Matéo, Andoryss propose un personnage qui a d'abord tout de l'antihéros, mais qui, peu à peu, va prendre de l'envergure et certainement gagner des galons de héros. Le gamin rejeté de partout que l'on rencontre au début du "Coq et l'Enfant" n'a pas fini de gagner en assurance. En courage, aussi, car il en faut non seulement pour endurer ce qu'il endure, mais aussi pour être Passageur.
Alors que le lecteur se trouve plongé dans des atmosphères lourdes, agressives, violentes, et même effrayantes (et pas forcément à cause des fantômes eux-mêmes, d'ailleurs), lui se forge le caractère, il le trempe, pour poursuivre la métaphore. Il s'épanouit, prend confiance en lui et il n'est certainement plus celui qui attend que les coups cessent, mais affronte les problèmes sans crainte.
Oui, voilà la clé de ce premier tome : Matéo devient imperméable à la peur, une peur qu'il expérimentait au quotidien, pas seulement pour lui, mais surtout pour ses proches. Pour Luisa, surtout, si fragile. Je n'ai pas encore employé le mot de métamorphose, mais c'est bien à cela qu'on assiste au fil de ce premier tome.
Une première étape vers un but qui reste encore à appréhender. Le projet final nous dépasse encore, y compris Matéo, mais il est bien lancé. Et le garçon est digne de cette tâche, impatient de la poursuivre. Comme le lecteur, lui, est impatient de voir son étrange destin s'accomplir. Et affronter, pour cela, de nouveaux dangers, dans les deux facettes que son existence comprend désormais.