Une citation extraite du poème de Kipling "The Explorer", qu'on retrouve dans notre roman du jour (ainsi qu'un autre passage du même texte, d'ailleurs) et qui, vous comprendrez vite pourquoi, semble avoir été écrite pour l'histoire qui va nous intéresser. Dans "Femmes d'argile et d'osier" (paru en grand format aux Moutons Eléctriques), Robert Darvel part de faits réels, d'une véritable expédition, et quelle expédition !, mais se l'approprie pour en faire un roman de fantasy, dans lequel il convoque une autre figure littéraire britannique : Lewis Carroll. En respectant les faits, jusqu'au moment où ils vont dérailler pour se diriger vers un merveilleux assez menaçant, mais presque aussi vers l'uchronie, le romancier nous entraîne dans le Pérou du début du XXe siècle, à la recherche d'une cité mythique, dont certains doutaient même de l'existence : Machu Picchu...
Après une premier voyage au Pérou en 1909, au cours duquel il s'est pris de passion pour la culture inca, Harry Bingham, un dandy diplômé de Yale et de Harvard, historien et archéologue, a organisé une nouvelle expédition. Baptisée expédition Yale-Pérou, elle comprend plusieurs scientifiques, spécialistes de différentes disciplines, géologue, topographe ou naturaliste.
Mais, la tête pensante et le leader du projet, c'est vraiment Hiram Bingham : en 1909, il a visité les ruines de la cité inca de Choqquequirau (je reprends l'orthographe du roman), considérée alors comme l'ultime forteresse où s'est replié Manco Inca avant la chute de son empire. Mais, Bingham a des doutes. Ce qu'il a lu sur le sujet ne le convainc pas.
Il veut en avoir le coeur net et c'est l'objet de cette expédition, dont il a, cette fois, réglé tous les détails, et qui débute à l'été 1911. En ce mois de juillet, Bingham et son équipe quittent la ville de Cuzco en direction de l'altiplano. La plus récente expédition, organisé par le recteur de l'université de Cuzco, a remonté le fleuve Urubamba jusqu'à Mandor Pampa avant de rebrousser chemin.
La faute à la pluie, qui a empêché d'aller plus loin, alors qu'un paysan vivant sur place a évoqué un lieu digne d'intérêt sur l'autre rive du fleuve. C'est cet endroit que Bingham souhaiterait découvrir, et il espère qu'une fois le fleuve traversé, quelqu'un saura l'aider pour atteindre cet endroit, situé dans les montages, entre le Huana Picchu et le Machu Picchu...
Bingham n'a pas vraiment d'idée de ce qui l'attend, du trajet que cela représente, ni même de l'intérêt réel de cet hypothétique endroit, mais peu importe, il veut découvrir quelque chose qui lui assure une certaine renommée et montrer qu'on s'est trompé jusque-là. Alors, il emmène sa petite troupe sur des routes, puis des chemins qui sont de moins en moins carrossables...
Le jeu en vaut-il d'ailleurs la chandelle ? Lorsqu'une mule s'effondre et tombe dans un ravin, l'inquiétude gagne du terrain. Même Bingham semble douter, jusqu'à envisager de ne pas aller plus loin ("No sense in going further", pense-t-il, en citant déjà Kipling). Pourtant, il va choisir de persévérer, quitte à agir en solitaire.
Et l'un des éléments qui va inciter l'explorateur à poursuivre sa route, c'est l'apparition d'une femme, une femme mystérieuse qu'il semble d'ailleurs le seul capable de voir... Une femme très légèrement vêtue de cuir rouge. Une femme ? Cette créature en a l'air, mais en réalité, sa chair est d'argile et son squelette d'osier...
Que fait donc cet étrange et fascinant personnage dans ce coin de jungle et de montagne ? Pour Bingham, cette découverte-là devient plus importante que toutes les ruines de toutes les cités incas de la région, y compris celle qui dort sous la végétation, sur le flanc de cette montagne qu'on appelle le Machu Picchu...
Moins d'une semaine après avoir quitté Cuzco, Hiram Bingham a trouvé ce qu'il est venu cherché au Pérou. Et pourtant, soudainement, ses projets son chamboulés, son ambition aussi : le plus important, c'est de venir en aide à la femme d'argile et d'osier, perdue dans un monde qui n'est pas le sien, incapable de retrouver "l'oeil", cette porte qu'elle a franchie entre son monde et le nôtre...
Avec ce résumé, j'ai à la fois l'impression d'en dire beaucoup et très peu... Curieuse sensation, mais c'est aussi à cela que la suite de ce billet va servir : évoquer quelques aspects importants laissés de côté jusqu'ici, mais sans vous emmener trop loin dans cette histoire. Une histoire qui, brusquement, va quitter le cadre du roman historique pour plonger dans la fantasy.
Car, pour ceux qui en douteraient, Hiram Bingham a bel et bien existé, il a en fait redécouvert Machu Picchu, que d'autres, quelques années avant lui, avaient atteint, sans que cela connaisse de véritable retentissement. Lui va en faire un événement qui va largement dépasser les frontières du continent américain et faire de la cité oubliée un lieu majeur sur le plan archéologique.
Robert Darvel raconte donc la véritable expédition Yale-Pérou, jusqu'à un certain point, où les événements vont diverger. Voilà pourquoi je parlais en introduction d'une espèce d'uchronie, puisque le roman va laisser la réalité sur le côté pour prendre une direction différente... Que je vous laisserai découvrir par vous-mêmes.
Bingham est un personnage assez fascinant. On dit d'ailleurs que c'est en pensant à lui que George Lucas a imaginé le personnage d'Indiana Jones. Personnage fantasque au caractère bien trempé, il privilégiait d'ailleurs son rôle d'explorateur, préféré à toutes ses autres casquettes, professeur à Harvard puis à Princeton, officier basé en France pendant la Ie Guerre mondiale et plus tard, gouverneur du Connecticut...
Il avait d'ailleurs fait de sa grande maison, d'ailleurs située dans cet Etat, un véritable musée rassemblant nombre d'objets ramenés de ses nombreux voyages. Une maison où il finit par écrire son ouvrage de référence, "Lost City of the Incas", où il retrace cette expédition si particulière qui l'a mené jusqu'à Machu Picchu.
Voilà pour la parenthèse biographique, mais ce n'est pas tout à fait pour rien que j'ai quitté quelques instants le strict cadre du roman de Robert Darvel. Parce que, en lisant son livre, en évoquant Bingham, on songe aussi à un autre explorateur, un contemporain de Bingham qui s'est intéressé à une autre région d'Amérique du sud, entre Brésil et Bolivie, Percy Fawcett,
Ce même Percy Fawcett disparu sans laisser de trace vers 1925 alors qu'il était à la recherche, lui aussi, d'une cité perdue, quelque part dans la forêt amazonienne... Ses expéditions ont inspiré Conan Doyle, qui s'en est servi pour créer le décor de son "Monde perdu", mais son nom reste surtout attaché au récit de David Grann, "The lost city of Z", récemment adapté au cinéma...
Difficile de savoir si Bingham songeait à Fawcett quand, près d'un quart de siècle après la disparition de ce dernier, il a donné à son livre un titre quasi identique... Mais l'autre point commun entre les deux, c'est "The Explorer", ce poème publié en 1898 par Rudyard Kipling et qui semble avoir été une sorte d'inspiration pour ces deux hommes extraordinaires...
Revenons au roman de Robert Darvel, avant de s'égarer nous aussi complètement (même si j'espère qu'on pourra nous retrouver au coeur de la jungle numérique...). Tout commence donc comme un véritable roman historique, avec cette expédition le long de l'Urubamba qui a en fait duré, chose étonnante, moins d'une semaine, en réalité.
Partie le 19 juillet de Cuzco, l'expédition Yale-Pérou est arrivé à Machu Picchu le 24, avec un regard forcément différent du nôtre, puisque nous connaissons l'image actuelle de cette forteresse à flanc de montagne, qui était enfouie sous une épaisse végétation lorsqu'ils l'ont découverte. Il ne faudrait pas oublier que Bingham n'était pas seul dans cette aventure.
Et cela nous amène à évoquer les autres personnages de ce roman. A la fois ceux qui entourent l'explorateur, et qui semblent bien moins à l'aise que leur leader dans ces paysages majestueux mais assez hostiles. Autant Bingham prend son destin en main et agit comme il l'entend, même lorsque la situation prend un tour tout à fait inattendu, autant les autres vont vite être dépassés et vont subir les événements.
Mais, plus que les occidentaux, ce sont les autochtones qui sont absolument passionnant. Et en particulier un drôle de bonhomme : Ambrocio... Là encore, il s'agit d'un personnage qui a bel et bien existé, un véritable personnage de roman, un "ambulante", comme on dit, au sujet duquel courent de nombreuses légendes qui arrivent aux oreilles de Bingham.
Sacré bonhomme que cet Ambrocio, ermite vivant de rien ou presque avec sa femme et ses enfants, chassant pour se nourrir, vivant nu, d'une saleté repoussante, entiché d'un étrange objet récupéré sans doute d'une précédente expédition : un scaphandre, dont il ne maîtrise pas du tout le mode d'emploi. Un personnage extravagant, comique, même, mais fascinant, qui pourrait parfaitement être le héros de sa propre histoire.
Il n'est pas le seul personnage que Bingham va rencontrer en chemin, car si la région est peu densément peuplée, avec quelques villages, et même plus souvent des hameaux, on vit là, dans des conditions plus que spartiates, au milieu des pierres qui, des siècles plus tôt, furent sans doute des bâtiments de prospères cités incas... Le décor lui-même, avec ses côtés post-apocalyptique, est déroutant.
Et puis, il y a cette mystérieuse femme vêtue de cuir rouge... Le lecteur est un spectateur privilégié, puisqu'il est capable de la voir et même de la suivre, ce qui n'est pas le cas de la plupart des personnages du roman. En fait, ils sont très peu nombreux à le pouvoir. En particulier Anacleto, paysan pour qui ce type de rencontre n'est plus tout à fait une surprise. Et donc, Bignham...
Qui est-elle exactement ? C'est bien sûr ce que l'on se demande, à l'instar de l'explorateur, qui va en perdre le sens commun (à moins que...) et en faire l'objet de sa quête, au détriment de la recherche archéologique. Evidemment, ce n'est pas dans ce billet que l'on va vous expliquer cela, pour tout savoir, lisez "Femmes d'argile et d'osier".
Il n'empêche qu'elle est le premier signe qui va faire basculer le roman. En fait, ce n'est pas tout à fait vrai. Il y a un détail en tout début de roman, qui prendra tout son sens ensuite, ainsi qu'un épisode apparemment anodin lors du voyage... Mais ça, on ne peut pas le comprendre tout de suite, c'est vraiment l'apparition de cette femme aux allures de poupée qui amorce le changement.
La suite, c'est une expédition bien différente, extravagante, fascinante et dangereuse, dans laquelle Bignham va se lancer à corps et à cris. Et donner à ce roman qui aurait pu être très sérieux, qui aurait pu opter pour la stricte voie historique, un tour surprenant : on va se retrouver dans un univers digne des histoires de Lewis Carroll.
Alors, oui, on songe au monde que découvre Alice, mais il ne faudrait pas oublier de préciser que cet univers-là se nourrit surtout des contes, des traditions et du folklore local, très riches. Robert Darvel s'inspire de la culture profondément enracinée au Pérou et qui tisse un lien, presque inconscient, avec la civilisation qui vécut ici et fut extrêmement puissante, jusqu'à ce que les colons décident de l'éradiquer...
Une plongée dans un monde sens dessus dessous, burlesque et déjanté, onirique et plus dépaysant encore que les jungles péruviennes. Interviennent alors de nouveaux éléments romanesques : le merveilleux, bien évidemment, mais aussi de l'action, du suspense, un peu de violence, aussi, et l'imaginaire débridé de Robert Darvel, qui vaut le coup d'oeil.
En quatrième de couverture, on découvre une espèce d'inventaire à la Prévert qui donne (peut-être un peu trop d'ailleurs) un avant-goût de tout cela. De ce monde fou, fou, fou dans lequel Bingham va mettre un pied, puis tout le reste, sans plus du tout penser aux motifs premiers de son voyage. Aspiré dans cet univers bizarre, foutraque, il va trouver une cause bien plus noble que celle qui a justifié son expédition.
Robert Darvel réussit à donner à son histoire une impression très vivace et colorée, à l'image d'ailleurs de la couverture imaginée, comme d'hab avec les Moutons Electriques, par Melchior Ascaride, mais également sombre, oppressante, menaçante. Comme pour Lewis Carroll, ce monde des merveilles est bien moins joyeux et bienveillant qu'on pourrait le penser initialement.
Du roman historique, avec sa dimension aventurière, on bascule dans un univers de fantasy où tout, absolument tout peut se produire, jusqu'à une conclusion pour le moins inattendue et déroutante. Et l'on se laisse entraîner dans cette folle sarabande avec un vrai plaisir de lecteur. A la fois parce qu'on découvre (en ce qui me concerne) l'histoire de la (re)découverte du Machu Picchu, et parce que son imaginaire est rassasié d'images et de situations plus folles les unes que les autres...
Chacun en tirera une lecture personnelle, en particulier concernant le moment précis où tout dérape, mais aussi quant à sa conclusion. Pour cela, mais aussi pour le contexte très original dans lequel se déroule cette histoire, "Femmes d'argile et d'osier" procure de belles émotions de lecture et le travail de Robert Darvel doit être salué.