Charles Thomas Tester, que tout le monde appelle plus fréquemment Tommy, sauf son père pour qui il est Charles, a une vingtaine d'années. Il vit à Harlem dans l'appartement minable qu'il partage avec ce paternel vieillissant et malade. Et, pour gagner sa vie, il alterne entre quelques blues chantés ici ou là en grattant une vieille guitare et quelques arnaques sans envergure.
Il lui arrive aussi de rendre service (contre rémunération), comme ce matin-là, où il doit aller livrer un paquet dans le Queen's, un quartier où sa présence se remarque nettement plus qu'à Harlem : un homme noir, dans ces rues, c'est loin d'être courant. Et cela nécessite donc de faire la meilleure impression possible, pour éviter les ennuis.
D'où le costume et l'étui à guitare, dont il ne se sépare presque jamais... Cette fois, l'étui ne contient pas d'instrument, mais un livre, un livre étrange. Il ne le sort que pour le donner à Ma Att, qui attend sa visite. Il n'a pas regardé le drôle de bouquin, lui dit-il. Un arnaqueur n'est pas curieux... Mais, Tommy n'est pas un arnaqueur comme les autres, et Tommy a bien jeté un oeil à l'objet.
Au point de prendre l'argent qui lui est dû et de retourner illico à Harlem, avec la ferme intention de ne jamais revenir dans les rues proches de la maison de Ma Att... Alors, le lendemain, s'est à Brooklyn qu'il traîne ses guêtres. Il compte y ramasser quelques dollars en jouant quelques blues sur sa vieille guimbarde...
Ce n'est pas un mot à lui, ça... "Guimbarde", c'est un drôle de bonhomme, un blanc, qui a employé le mot pour désigner son instrument. Robert Suydam, c'est ainsi qu'il s'est présenté, et Tommy s'est dit qu'il ferait un parfait client pour une petite arnaque. Mais pas la peine : non seulement le gars lui file quelques billets en guise d'avance, mais il l'invite à venir jouer chez lui, contre un paquet d'argent !
Une aubaine inespérée pour le jeune homme, mais qui précède de peu quelques soucis. Sous la forme de deux hommes : un flic, Malone, et un privé qui se fait appeler M. Howard. Ils semblent en avoir après le nouveau bienfaiteur de Tommy et le jeune homme sent soudainement planer au-dessus de sa tête une vraie menace.
Mais rien de comparable avec ce qu'il va découvrir en se rendant chez Suydam pour y jouer quelques morceaux de blues. Non, rien de comparable... Tommy n'en a pas encore conscience, mais dès son escapade dans le Queen's, il a mis le doigt dans un terrible engrenage, qui pourraient rapidement avoir d'horribles conséquences, pour toute la ville de New York...
Pour bien faire, il aurait fallu que je prenne le temps, avant d'attaquer ce billet, de lire "Horreur à Red Hook", le texte de Lovecraft dont s'est inspiré Victor LaValle pour écrire "La Ballade de Black Tom". Je plaide coupable, mais je vais faire avec quelques éléments simples de contexte, et parler avant tout du travail effectué sur cette novella récompensée à plusieurs reprises.
Au départ, il y a donc "Horreur à Red Hook", un texte paru en 1927, mais écrit par Lovecraft deux ans plus tôt, peu après son installation à New York. Un texte unanimement critiqué, y compris par son auteur lui-même, pour sa médiocrité. Mais, surtout, et cela frappe encore plus avec notre regard actuel, c'est un texte marqué par une vision très raciste de la société américaine...
Nous n'allons pas ouvrir ici le débat sur le racisme de Lovecraft, dans son oeuvre comme dans sa pensée quotidienne, il semble que cela soit désormais acquis. On évoque son antisémitisme, mais ici, c'est l'idée même d'une société multiculturelle qui est dans son collimateur. La vie cosmopolite à New York paraît le mettre littéralement en rage...
Difficile de ne pas faire un parallèle entre l'époque de Lovecraft et ce que nous vivons près d'un siècle plus tard. Les symptômes évoqués vont concerner l'Amérique, mais il serait fort mal avisé de nier que cela ne touche pas aussi désormais le Vieux Continent. Le racisme se décomplexe, comme on dit, la parole se libère et les tensions raciales en Amériques sont reparties à la hausse depuis quelques années.
Et la situation des populations noires est devenue très délicate. Récemment, Don Winslow en fait un élément de contexte très fort de son roman "Corruption" et les violences, qu'elles émanent de policiers ou de civils, défraient régulièrement la chronique... On danse sur une poudrière, à laquelle une simple étincelle pourrait bientôt mettre le feu...
Ce n'est donc pas un hasard si Victor LaValle a choisi précisément ce texte pour poursuivre ce mouvement qui s'empare de l'imaginaire foisonnant de Lovecraft afin de lui redonner un peu de lustre. Le replacer dans un contexte politique contemporain où le racisme est devenu inacceptable, en tout cas pour beaucoup, et certainement pas une base de la société.
Il reprend donc le contexte, les années 1920 à New York (Red Hook est un quartier de Brooklyn), deux des personnages centraux du texte original, Malone, le flic, et Robert Suydam, l'excentrique et riche gentleman, mais il change le point de vue : son personnage central est un jeune homme noir, qui cherche à s'en sortir comme il peut et essaye de rester à l'écart des embrouilles que sa couleur de peau pourrait lui attirer.
Au-delà du personnage de Tommy, c'est d'ailleurs à celui de son père qu'il faudrait s'intéresser. Un homme usé, vieilli avant l'âge, qui a avancé dans la vie en courbant l'échine, en travaillant sans relâche pour des clopinettes, une main d'oeuvre bon marché que sa peau noire expose à tous les mauvais coups et les abus...
A Tommy, il transmet sa passion du blues, autre élément important de "La Ballade de Black Tom" (jusque dans son titre, d'ailleurs), mais surtout, à force de voir ce père dépérir, Tommy refuse le destin qui lui est assigné et n'accepte pas l'idée d'être à son tour un esclave et de vivre libre. Libre et fier, même lorsqu'il s'aventure dans des quartiers où sa simple présence dérange.
La citation placée en titre de ce billet (choisie après pas mal d'hésitation) possède, à mes yeux, une incroyable force. Parce qu'il y a ce mot terrible : monstre. Terrible, parce que Tommy n'est monstrueux au regard de certains, que parce qu'il est noir... J'ai moi-même du mal à écrire ces mots, qui sont pour moi la véritable preuve de monstruosité, mais c'est bien cela...
"La Ballade de Black Tom", c'est l'histoire de la revanche d'un garçon né du mauvais côté des barrières raciales, dans un monde qui les érige en murs infranchissables, en frontières imperméables... Et ce que je décris là, pour évoquer l'Amérique des années 1920, ressemble fort à ce que nous vivons une nouvelle fois en cette première partie de XXIe siècle.
Le rejet de la société multiculturelle est partout, pas seulement en Amérique, même si la dernière élection présidentielle est une preuve flagrante de cette folie ambiante. En Europe, la montée des nationalismes est constante, la Hongrie a aussi dressé son mur, son nouveau rideau de fer barbelé et les boucs émissaires sont de plus en plus facilement montrés du doigt...
Mais, le parallèle entre les deux époques à travers les textes de Lovecraft et de LaValle va plus loin : les années 1920 sont marquées par un important mouvement culturel et politique, la Harlem Renaissance (évoquée dans ce billet, consacrée à "Madame St-Clair, reine de Harlem", de Raphaël Confiant), qui vise clairement une émancipation réelle de la communauté noire.
Aujourd'hui, on pourrait attendre de retrouver un tel mouvement, menée par des figures politiques, artistiques, mais aussi sportives (on pense à des figures déjà emblématiques comme Colin Kaepernick ou Lebron James), et il y a quelque chose de tout cela dans "La Ballade de Black Tom", même si Tommy va utiliser pour se libérer des carcans des méthodes qu'on ne conseille pas...
Mais reste cette idée force de renverser les rapports de force au sein de la société américaine, y compris par la force (on retrouve là encore d'autres mouvements de l'histoire de l'Amérique noire, celle de Malcolm X et des Panthers). Pour Tommy, cela passe par une alliance avec des forces incontrôlables, mauvaises, dangereuses...
Il le dit toutefois lui-même : quitte à être vu comme un monstre, autant donner raison aux racistes en devenant leur pire cauchemar. En devenant le pire des monstres, pour ne pas faire les choses à moitié, et en suscitant une peur irrépressible, mais avec des causes, si ce n'est rationnelles, du moins clairement identifiables. Vous avez vu le mal en moi, vous n'avez encore rien vu, leur lance-t-il.
Victor LaValle frappe fort, puisque son personnage n'a rien d'un héros. C'est même quasiment tout le contraire, lorsqu'on le rencontre. Un gentil loser qui vivote en jouant et chantant mal du blues, en piquant quelques dollars dans des arnaques de bas étage, qui vit au jour le jour et n'ambitionne pas grand-chose...
Et c'est à travers lui que LaValle renverse la thématique de la haine : Tommy n'est pas un être motivé par la haine, sa soif de revanche est saine, juste, il aspire simplement à être considéré avec respect et la peur est un bon outil pour cela, faute de pouvoir convaincre qu'un individu n'est pas défini par la couleur de sa peau et qu'il ne s'agit pas d'une frontière entre humains.
Du texte raciste d'origine, Victor LaValle fait un texte militant dénonçant le racisme. Il le retourne comme un gant et la pensée nauséabonde de Lovecraft avec. Et pour cela, il n'en fait pas une simple relecture, le terme est trop restrictif. Il repeint tout du sol au plafond, modifie la structure du texte et le rôle des personnages.
Il va même un peu plus loin que Lovecraft lui-même, puisqu'il introduit dans sa réécriture du texte original, qui n'est pas considéré comme appartenant au cycle des Mythes de Cthulhu, la présence des Grands Anciens. Ce n'est pas aussi explicite que cela, mais difficile de ne pas reconnaître ce que l'on aperçoit, même brièvement, à moins d'être totalement étranger à l'univers lovecraftien.
Il conserve donc évidemment la dimension horrifique, ce serait dommage de se passer de ce qui, justement, est incontestable chez HPL (auquel il fait d'ailleurs un clin d'oeil appuyé et ironique à travers le personnage du détective privé), cette profonde noirceur et cette violence qui peut se déchaîner à tout instant. Cette folie, ce mal à l'état pur que l'on ne peut supporter de regarder en face.
Mais le plus important, c'est que LaValle change le point de vue : la narration est à la troisième personne, il ne va pas jusqu'à faire raconter l'histoire par Tommy, mais c'est bien lui qui est le moteur du récit, tout en laissant parfois affleurer les situations d'origine, avant d'en reprendre la main. L'exercice de style est impeccable et remarquablement écrit.
Difficile pour moi d'aller plus loin, je ne suis pas un assez grand connaisseur de l'oeuvre de Lovecraft pour cela (j'ai déjà presque l'impression d'avoir joué un rôle, moi aussi, dans ce billet), mais je vais vous laisser entre de bonnes mains, avec ce billet bien plus riche et complet que le mien, signé Apophis : https://lecultedapophis.com/2018/04/19/la-ballade-de-black-tom-victor-lavalle/
Et comme un bon billet se termine souvent en musique (il y en a d'ailleurs aussi chez Apophis, eh oui), je vous propose de finir avec du blues. Pas n'importe quel morceau, puisqu'il apparaît dans "La Ballade de Black Tom" et parce qu'il y tient une place particulière, vous le verrez. Mais peut-être aussi et surtout parce que son texte résume parfaitement la philosophie inculquée à Tommy par son père...