La chute allait me laisser des marques. Je sentais déjà mes poignets râler sous le traitement qu’ils venaient de subir. Comme si j’avais besoin d’une visite infernale aujourd’hui. J’avais eu suffisamment de problèmes ces derniers temps pour être obligée d’exterminer du démon. À moins que l’enfer n’ait décidé de se déchaîner aujourd’hui après deux siècles de silence.
Je m’accroupis et scrutai les alentours. Si démon il y avait, il était particulièrement retors. Je ne sentais ni sa présence ni son aura et le silence ne m’aidait pas vraiment à me concentrer. J’étais tellement habituée au bruit de l’eau que cela me perturbait. Je fermai les yeux et fis le vide en moi. J’avais deux options : soit je courrais me mettre à l’abri de mes boucliers, quitte à passer pour la plus grande des lâches une fois le démon de retour en enfer, soit j’attendais bien sagement qu’il se montre enfin et qu’il me dise ce qu’il me voulait. Son attitude discrète me montrait que je pouvais avoir affaire à deux types de personnages : l’abruti qui veut me faire une mauvaise blague ou celui qui est prudent parce qu’il sait à qui il a affaire. Secrètement, j’espérais que ce soit un spécimen de la seconde catégorie. Bien qu’il puisse s’agir un démon entraîné, potentiellement capable de me faire mordre la poussière, cela m’épargnait la chasse au jeune blanc-bec.
Après une inspection supplémentaire, je me redressai doucement. C’est à ce moment qu’il se trahit. Il amassait de l’énergie pour une nouvelle attaque, qui risquait de faire bien plus mal que la première. Je repérai sa position, il se camouflait à droite du bosquet de tamaris en fleurs. Astucieux. Il se servait du parfum des fleurs pour cacher son odeur, mais cela n’expliquait pas son absence d’aura. Toujours était-il que c’était le moment pour moi d’agir avant que la porte ne se referme. Je me servais de la connaissance du terrain pour le prendre à revers. Je remontai doucement le long de l’amas de roseaux, j’aurais aimé profiter de leur chant pour camoufler ma course, mais malheureusement, je ne pouvais compter que sur mon agilité et ma rapidité. Il ne me restait que quelques mètres à parcourir et je débridai mon pouvoir de façon brutale. Il se retourna pour me faire face trop tard, une première décharge d’énergie percuta sa poitrine et rompit par la même occasion la pression qu’il maintenait sur l’environnement. Les bruits de la nature reprirent leurs cours et avec eux, l’aura du démon me frappa.
— Drac, le saluai-je, quel bon vent t’amènes aussi loin de chez toi ?
Le démon grimaça et essuya le liquide sombre qui coulait le long de sa bouche.
— Votre Altesse.
Son ton puait le mépris. Il ne m’aimait pas ? Ça tombait bien, moi non plus. Cela ne m’empêchait pas d’être polie, et de ne pas attaquer les gens chez eux. Drac était un démon puissant, certes, mais certainement pas assez pour posséder son propre territoire ou de posséder des légions. C’était un bon exécutant, au service des puissants. Il ne restait plus qu’à savoir qui l’avait envoyé me chercher.
— Je suis venu vous ramener en enfer.
— Dis-moi quelque chose dont je ne suis pas déjà au courant, ça nous évitera à tous les deux de perdre notre temps. Oh, je préfère te prévenir, je n’ai nullement l’intention de partir d’ici.
— J’ai des ordres princesse, je dois vous ramener, peu importe votre état.
Ben voyons.
— Je ne suis pas sûre d’être utile à qui que ce soit en étant morte.
— Certes, mais vous pourriez faire des heureux.
Si j’avais reçu un écu à chaque fois que j’avais entendu cette phrase, j’en connais une qui serait riche à l’heure qu’il est. Mais, là n’était pas la question. J’avais tendance à ne pas supporter que l’on me manque de respect. D’autant plus sur mon propre territoire. Or, c’était exactement ce que ce petit frimeur venait de faire.
— Avant que je ne perde définitivement patience : Drac, qui t’envoie ?
— Le Seigneur de la Caïna.
Méphistophélès. Voilà deux fois que j’entendais son nom dans la journée, c’était, à mon sens, deux fois de trop.
— Tu joues les baby-sitters maintenant ? Je t’ai vu exécuter des tâches plus nobles, ricanai-je.
Oui, je sais, ce n’est pas une bonne idée d’insulter un démon ni de le provoquer. Mais en l’occurrence, la mention de l’archidémon avait tendance à me mettre les nerfs en pelote. On m’a toujours appris que la meilleure défense, c’est l’attaque. Je l’avouais aussi aisément, jouer au plus malin était l’une de mes spécialités. Sans me vanter, j’avais même élevé cette discipline au rang d’art.
— Le Seigneur m’a offert une place de choix, je suis commandant de ses légions, répliqua-t-il avec ferveur.
— Une place de choix qui te permet de ramener des otages. Quelle fonction gratifiante !
— Il savait que vous ne seriez pas facile à amadouer.
Il me connaissait bien. J’étais flattée qu’il envoie quelqu’un qu’il estimait de toute évidence. Mais agacée qu’il ne vienne pas lui-même. Après tout, s’il voulait à ce point que je rentre, il n’avait qu’à me le dire. Ce n’était pas compliqué : « Rentre, s’il te plait, Alexyn », cinq mots. Même pour le Prince de la Discorde, c’était quelque chose de réalisable.
Je me déplaçai enfin et me retrouvai face à un jeune homme. N’importe qui lui aurait donné une vingtaine d’années, mais ses yeux rougeâtres étaient millénaires. Il n’était qu’une vieille âme coincée à jamais dans une enveloppe qui ne serait jamais à la hauteur de ce qu’il a été. Ses cheveux bruns étaient coupés plus courts que la dernière fois que j’avais croisé sa route, mais il avait toujours les traits d’un enfant à peine sortit de la puberté, le visage encore poupin, et un corps maigrelet malgré les années d’entraînement intensif. La vie était injuste parfois.
— Éclaire ma lanterne, tu veux ? Après tout ce temps, pourquoi est-ce si important que je rentre maintenant ?
— J’imagine que vous ne vous contenterez pas d’un : parce qu’il est temps ?
— Tu imagines bien.
Il sembla réfléchir à ce qu’il était en droit ou non de me dire. Étonnamment, je me doutais que l’état du royaume de son maître faisait partie des interdits. Pourtant, s’il y avait bien quelque chose qui aurait pu me faire rentrer, c’était bien cela. L’archidémon était bien trop orgueilleux pour demander de l’aide.
— Le Conseil craint qu’une guerre ne soit proche. Aux dernières nouvelles, Michel préparerait les légions célestes, Belzebuth serait à la recherche d’une arme capable de terrasser Lucifer, et des contrats ont été placés sur votre tête, princesse. Les membres estiment qu’il est préférable que vous rentriez pour votre… sécurité.
Je ne connaissais que quelques membres dudit Conseil qui se souciaient de ma sécurité et je pouvais à peine les compter sur les doigts d’une seule main. Les autres n’en avaient cure. Quant aux menaces de guerre, elles grondaient depuis bien trop longtemps pour que j’y prête vraiment attention. Ce n’étaient que des prétextes, et tant que je ne connaissais pas les véritables intentions de l’archidémon, je ne bougerais pas de chez moi. Je ne doutais pas du fait qu’il se souciait de ma sécurité, pourquoi cela changerait-il ? Il le faisait depuis que j’étais petite, et c’était bien le seul d’ailleurs. Compter sur mon père pour s’acquitter d’une telle tâche ? Non, il était bien trop occupé à montrer à Aedan comment devenir un démon parfait. Mais je refusais d’obéir aveuglément parce qu’il me sommait de rentrer en enfer. Après deux cents ans de silence ? Il ne fallait pas rêver.
Il était donc temps de renvoyer Drac à son seigneur, par la grande porte.
— Nous avons deux manières de régler ce différend : soit tu retournes bien sagement en Enfer en transmettant mes respects et mon refus à ton seigneur, soit je suis obligée de t’y renvoyer moi-même. Je préfère te prévenir de suite, je ne suis pas vraiment d’humeur à être magnanime ce soir.
À ces mots, je fis apparaître mon arme de prédilection : une épée runique liée à moi par un enchantement très puissant. Céleste était ce que l’on appelait une lame conjurée : une arme liée à son détenteur par un sortilège puissant lui permettant de la faire apparaître lorsque le besoin s’en faisait ressentir. Elle devenait une extension de son propriétaire, s’imprégnait de son énergie et était plus ou moins puissante, en fonction du pouvoir de la personne qui la manipulait. D’aussi longtemps que je me souvienne, elle faisait partie de moi, bien que je n’aie pas pris la peine de m’en servir depuis mon arrivée à la surface. Son utilisation demande une concentration de pouvoir que je ne pouvais me permettre aux risques de me faire repérer. Malheureusement, je ne pouvais plus faire preuve d’autant de prudence aujourd’hui. En espérant que je pourrais couvrir mes traces avec l’aide du Coven.
Je fis tournoyer ma lame d’un mouvement fluide et la pointait dans sa direction d’un geste théâtrale. Quoi que j’en dise, j’étais bel et bien née pour combattre et ne pas avoir ma dose d’action pour pimenter mes journées me manquait cruellement.
Sentant le vent tourner, Drac se prépara lui aussi au combat. Sa forme se flouta alors qu’il perdait le contrôle sur son enveloppe humaine. Son corps gagna quelques centimètres, se couvrit d’une fourrure couleur chocolat, il se fondait dans pénombre gagnante de ce début de soirée. La seule chose que je distinguais encore était ses deux yeux rougeâtres qui scintillaient comme deux rubis à la lueur d’une bougie.
— Je ne voulais pas en arriver jusque-là, princesse.
— Appelle-moi encore une fois « princesse » et je te fais manger tes poils.
Le dédain que je lisais sur son visage m’en apprit bien plus que toutes les paroles au monde. Il faisait partie de ceux qui considéraient que j’avais failli à ma tâche et renié les miens en partant des Enfers. Grand bien lui fasse. Un ignorant de plus ou de moins ne changerait pas la face du monde. J’étais las de devoir justifier mes choix, je ne l’avais pas fait face à ceux qui comptaient, pour moi, alors avec lui… Qu’il me taxe de traitresse si cela comblait un vide en lui, je ne m’étais jamais sentie aussi vivante qu’en étant ici.
— Les ordres sont les ordres.
Bon toutou à son archidémon.
Il lança la première offensive en se précipitant à pleine vitesse vers moi. Je l’observai approcher. Il se mouvait avec grâce et une certaine économie de mouvement qui n’était pas sans me rappeler l’archidémon. Méphistophélès devait placer de certains espoirs en lui pour l’avoir personnellement entraîné. Il était aussi possible qu’il ait eu quelques cours intensifs en prévision de cette petite mission. J’avais connu cela, les longues et pénibles heures à subir conseils et remontrances. C’était un entraîneur hors pair, exigeant et un guerrier sans pitié.
L’avantage de cette situation était que je connaissais la plupart des techniques qu’il avait pu lui enseigner et qu’il risquait d’utiliser ce soir. Et de cela, il n’avait aucune conscience. Il se battait peut-être avec la pression de la punition de son maître sur le dos, mais je me battais pour ma liberté et cela avait beaucoup plus d’importance à mes yeux que tous les archidémons de cette maudite planète. Et, bien que sa motivation à me cueillir ne fasse aucun doute, je ne laisserai pas m’avoir.
En aucun cas.
Il arriva comme une torpille, toutes griffes dehors, prêt à me trancher en deux. En appuis sur mes deux jambes, comme pour encaisser son attaque, je me décalai au dernier moment, le laissant finir sa course dans le bosquet derrière moi. Je fis volteface alors qu’il chargeait derechef. Je le laissai de nouveau approcher suffisamment pour qu’il soit cette fois à portée de lame. Céleste plongea dans la chair du démon comme un couteau dans du beurre et d’un mouvement de poignet calculé, je le délestai, dans ma grande générosité, d’une partie de son bras.
Il hurla de douleur. À peine eut-il touché le sol, son bras combat en poussière. Il faudrait plusieurs minutes au flot noirâtre pour se tarir et d’autant plus pour que son bras cicatrise. Je ne parlais même pas du temps de repousse dudit membre. Un laps de temps où il souffrirait le martyre et serait donc moins rapide et moins puissant. Cela me laissait un peu de répit, suffisamment pour imaginer une parade afin de le ramener d’où il venait sans me mettre en danger. Rien ne me venait. Quoiqu’il arrive, à moins que je ne le tue, je serai obligée de faire apparaître un portail. Mais le tuer revenait à déclarer ouvertement la guerre à Méphistophélès, et même si je n’agissais qu’en légitime défense, je ne voulais pas prendre un tel risque. Je ne sortirai pas indemne d’un tel combat. Je n’avais donc aucun choix. Si je voulais que Drac disparaisse de mon territoire, je devais l’y mettre à la porte moi-même.
Plongée dans mes plans, je ne remarquai pas la nouvelle charge du général. Je reçus en pleine poitrine une salve qui me fit tomber à genoux. Je me pliai en deux et lâchai ma lame qui, séparée du lien métaphysique, disparut instantanément. Le bras du démon semblait déjà avoir cicatrisé, il était donc bien plus puissant que prévu. Stupide erreur de débutant, une fois de plus. Ne jamais sous-estimer son adversaire.
Tout ceci ne m’arrangeait guère. Le combat serait long, et même si d’ordinaire, j’étais douée pour épuiser mon adversaire sur la longueur, mon état de fatigue ne me permettrait pas d’encaisser les coups bien longtemps. Ma spécialité risquait de me conduire à ma perte. Génial.
Je n’avais pas le temps de me relever et encore moins de faire de nouveau appel à ma lame. Je profitai de l’élan de Drac pour l’entraîner au sol et pour me relever. J’ignorais pourquoi, je ne pouvais me résoudre à lui faire du mal, à jouer le même jeu que lui. Pourtant, il n’avait pas l’air d’être atteint des mêmes états d’âme que moi. Princesse ou pas, il allait me remettre à son maître, peu importait mon état du moment que je sois vivante. J’atterris durement sur mon royal séant lorsqu’il me faucha les genoux d’un coup de pied circulaire. Il se retrouva au-dessus de moi et commença à me frapper. Je réussis à bloquer la plupart de ses coups, parant et contrattaquant les mouvements qui m’étaient familiers, mais cela n’était en rien suffisant. À la vitesse où les coups pleuvaient, je pouvais dire adieu à mon visage à tout instant.
En m’interdisant de me servir de mes pouvoirs de peur que l’on découvre qui j’étais et où je me terrais, je lui laissais le champ libre. Jamais je ne pourrais égaler la force brute d’un démon et j’en avais pleinement conscience. Cette situation m’agaçait donc au plus haut point.
La colère gagnait du terrain. Moi qui m’efforçais de garder la tête froide depuis le début de cette triste affaire, j’étais sur le point de me laisser aller à la plus sombre des émotions. À mesure qu’elle prenait de l’ampleur, mon pouvoir se mit à bouillonner, avide de se libérer de la prison dans lequel je l’avais soigneusement embrigadé.
M’étonnant moi-même, je me libérai d’un coup et l’onde de choc propulsa Drac hors de mon champ de vision. Je me relevai et rappelai Céleste. Ma vision se teintait de rouge, le jeu avait suffisamment duré. J’étais fatiguée, ma journée avait été éreintante et je n’avais pas de temps à perdre pour des bêtises. Ma colère attisa un pouvoir que j’aurai préféré ne pas voir se déclencher, mais le Feu Noir embrasa mon bras sans que ne m’en rende compte. Drac s’arrêta, surpris.
— C’est impossible, souffla-t-il.
— Tu pourras remercier ton maître pour ce petit cadeau, ricanai-je.
Le Feu Noir était la grande création de Méphistophélès, une des très rares choses qui pouvait tuer un être céleste comme démoniaque. L’arme parmi les armes. Cette capacité faisait sans doute de lui, le démon le plus puissant et le plus craint des Enfers. Allez savoir pourquoi, il avait décidé de me l’enseigner alors que j’étais encore qu’une « adolescente » revêche et bavarde. Depuis, je maîtrisais la technique avec une telle perfection que cela m’effrayait. Il me donnait un sentiment de toute-puissance qui pouvait s’avérer bien plus dangereux que tout le reste.
Le pouvoir hurlait autour de moi et je m’abandonnai totalement à lui. Lorsqu’il brûlait au creux de ma paume, le Feu me reliait dangereusement à l’archidémon, je pouvais presque le sentir à mes côtés. Quelque part, dans la cité de Cristal, Méphistophélès sentait que je me servais de son pouvoir et cela ne le laisserait pas indifférent. C’était d’ailleurs la raison principale pour laquelle je ne m’en étais pas servie depuis mon arrivée à la Surface.
J’étais encore loin d’être au maximum de mes capacités et n’avais même pas pris la peine de prendre ma forme originelle, mais je déployai suffisamment de puissance pour effrayer Drac et avertir par la même occasion tous les surnats de la région qu’il y avait un être très dangereux sur leurs terres. Je m’occuperai des détails techniques plus tard. Pour l’instant, la perspective de réduire Drac en poussière me paraissait bien plus alléchante. Le monstre sommeillant en moi réclamait le prix du sang.
Je laissai mon esprit occulter l’horreur que j’étais sur le point de commettre. Je n’avais qu’une idée en tête détruire avant que ce ne soit lui qui le fasse. Et cela justifiait absolument tous les actes que je pouvais commettre. Je passai cette fois-ci à l’attaque, ne lui laissant aucune chance de s’en sortir. Les coups de lames s’enchaînaient. Il ne pouvait se défendre à mains nues, même munies d’aussi grandes griffes, contre un tel déferlement de rage. J’utilisai conjointement le Feu afin de brûler ses chairs sans pour autant le laisser le dévorer entièrement. Cela me demandait bien plus d’efforts que de le tuer sans autre forme de procès.
Quand je fus assurée qu’il ne pourrait plus bouger, je m’arrêtai enfin pour reprendre mon souffle. D’une simple pression mentale, j’ouvris un portail qui, je le savais, arrivait directement dans la grande salle de la Cité de Cristal. C’était un risque idiot, mais j’étais tellement ivre de pouvoir que j’avais l’impression que plus rien ne pouvait m’atteindre. J’avais vaincu un démon redouté aujourd’hui, sans entraînement, non sans mal, mais je l’avais fait. J’avais prouvé que je n’avais pas besoin de retourner en enfer, pas besoin de protection.
Je me retournai vers ce qui restait vers Drac.
— Tu diras à ton seigneur que s’il veut vraiment que je rentre, il va devoir venir me chercher lui-même.
Je refermai le portail sur lui et rentrai chez moi. Je venais de provoquer Méphistophélès devant toute sa cour et c’était là l’une des pires idées que j’avais eues de toute ma vie. Pourtant, Satan sait que j’en ai faite des boulettes, mais celle-là, elle dépassait l’entendement.
Avant de me mettre à paniquer de la suite possible des événements, je cadenassai mon aura et appelai Nalla pour qu’elle envoie des nettoyeurs. Je lui expliquai succinctement que j’avais été attaquée, en oubliant bien évidemment de faire mention de Méphistophélès. Elle se douterait de quelque chose, et je n’avais pas la moindre envie de me justifier sur ce point. Chaque chose en son temps, et pour l’instant, je devais me préparer pour rejoindre la capitale où mon frère m’attendait.
***
L’après-midi était déjà bien entamée lorsque je garai ma voiture dans le parking de la rue de Seine. J’avais vécu de longues années dans un ancien atelier d’artiste, au premier étage de l’un des plus vieux bâtiments de la rue. En partant pour le sud, je m’étais dit que garder l’appartement me permettait de garder un pied à terre dans la capitale. Il me semble que les humains appellent cela se constituer un patrimoine. C’était un concept qui m’était totalement inconnu, mais j’avouais volontiers apprécier retourner dans ce lieu où j’ai passé de belles années. J’avais offert symboliquement le double des clefs à mon frère qui m’avait ri au nez en me rappelant qu’un portail était largement suffisant pour se rendre où il voulait. Inutile de préciser qu’il était hors de question que cet idiot ouvre une faille vers une de mes demeures. J’avais donc dû protéger l’immeuble en entier contre les intrusions démoniaques. Une tâche qui m’avait pris des heures.
Quelle ne fut pas ma surprise en découvrant, au comble de la fatigue et de l’agacement une tripotée de jeunes demoiselles à moitié nues se trémoussant au rythme de musique de mauvais goût en ouvrant la porte. Mon loft si chic venait de se transformer en maison de passe et en son centre, trônant tel un pacha, Aedan « prince des Enfers », aussi peu vêtus que ses invitées, regardant avidement les corps enchevêtrés dans des poses lascives qui s’offraient à lui.
Personne ne sembla remarquer ma présence et cela essouffla les dernières bribes de patience qu’il me restait.
— Tout le monde dehors, hurlai-je, sur-le-champ !
Ma colère s’enflamma aussi rapidement qu’une mèche de cheveux sous une bougie. Je ne supportais plus être constamment déçue par l’attitude puérile de mon frère. Il était logiquement censé prendre la suite de mon père s’il venait à mourir. J’en étais très sérieusement à me demander s’il ne valait mieux pas que Lucifer garde la main mise sur le trône infernal. Aedan n’était clairement pas prêt pour de telles responsabilités. Qu’il se contente de ce qu’il savait faire, la guerre. Le poste de Général des Armées infernales lui allait comme un gant, il pouvait tuer, se bagarrer et avoir le privilège des plus beaux spécimens à ses pieds.
Je regardai d’un œil mauvais les midinettes rassembler leurs vêtements et partir en courant par la porte grande ouverte. Fort heureusement pour elles, il n’y avait aucune démone. Le cas échéant, la pauvre n’aurait jamais passé ces portes, vivantes.
Je respirais un peu mieux lorsque je me retrouvai face aux yeux ébahis de mon portrait craché. J’étais déjà assez grande pour ma condition, mais Aedan devait culminer une demi-tête au-dessus de moi. Il possédait un corps athlétique et forgé par des années d’un entraînement intensif. Ses cheveux d’une singulière couleur grenat étaient coupés court et bouclaient dans tous les sens, ce qui me donnait toujours cette insidieuse envie de plonger mes mains dedans. Son visage était clairement masculin, une mâchoire carrée, des lèvres pulpeuses et un nez cassé en deux endroits qui ne gâchaient pourtant pas son harmonie. Le clou du spectacle était sans doute ses yeux d’un violet saisissant, aussi brillant que deux améthystes. J’étais sa version féminine, les traits plus fins et doux et les cheveux plus longs. Mais, nul doute quant au fait que nous étions jumeaux.
Une paire de fesses était encore imprimée sur le cuir de mon fauteuil préféré. Je ne pouvais même pas m’affaler sans risquer de choper une MST. Mon propre frère venait de souiller un de mes sanctuaires avec sa griffe toute démoniaque. Ma vie, mon univers, le cocon que je m’étais construit de mes propres mains, à la sueur de mon front venait de prendre l’ouragan infernal de plein fouet et comme toujours, c’était à moins de ramasser les pots cassés. Ma vie, en l’occurrence.
Durant les quarante minutes suivantes, je nettoyai mon appartement de fond en comble, sans adresser un mot à mon frère, avachi dans le salon. Il restait loin, guettant le visage faussement nonchalant le moindre de mes mouvements. Il avait raison de se méfier, s’il s’était approché de trop prêt, j’aurais été capable de lui injecter de la javel par les yeux, tout en l’écorchant et le brûlant à vif et sans en ressentir le moindre remord. Nous étions comme ça, nous les héritiers infernaux.
Une fois les risques hépatiques définitivement éradiqués, je m’installai confortablement, un thé à la main et la mine des mauvais jours.
— C’est bon, tu es calmée ?
Je haussai un sourcil et le fusillai du regard.
— Profil bas, Dan. Pas un mot ou je risque bien d’oublier de passer l’éponge et t’empêcher de remettre les pieds ici.
— Oh, Lexy, on sait aussi bien toi comme moi que tu ne serais jamais capable de faire une chose pareille.
— Ne me cherche pas, grondai-je. Je ne suis pas réputée pour ma bienveillance.
Il éclata de rire et étrangement, le fait qu’il soit mon frère ne fut plus un problème. L’étriper venait de passer en tête des idées les plus brillantes que je n’avais jamais eues.
— Essayerais-tu de m’intimider, petite sœur ?
— Non, de te rappeler que tu es ici chez moi, et que tu devrais faire preuve d’un minimum de respect. Et non, organiser des orgies dans ma maison n’est pas une façon de me montrer à quel point tu peux tenir à moi.
— Ce que tu peux être rabat-joie !
Je me passai une main fatiguée sur le visage. J’avais beau être dotée d’une jeunesse éternelle, chaque fois que Dan faisait son retour dans ma vie, des rides supplémentaires l’accompagnaient. Si je ne m’arrangeais pas pour qu’il retourne aux Enfers très rapidement, j’allais me retrouver avec la tête de centenaire.
— Quel est le programme ? demandai-je sans grande conviction.
— Il y a eu plusieurs carnages ces derniers mois qui sont passés inaperçus à cause de la frénésie des « attaques terroristes » humaines. Le Maître vampirique se laisse complètement aller, et refuse l’autorité des Hérauts. Il a de moins en moins de contrôle sur son clan et il prend plaisir à torturer et tuer d’innocentes adolescentes en fleur ou des femmes de pouvoir, devant assemblée. Le remplacer devient une véritable urgence si l’on veut protéger hommes et démons. Le petit nouveau est tout trouvé, manque plus qu’à faire disparaître le gêneur.
Je me rencognai dans mon siège. Dans ce cas de figure, il n’y avait pas mille manières de procéder et je sentais d’avance que cela ne me plairait pas. La nouvelle passion de mon frère était de passer sa frustration sur moi en m’obligeant à devenir le fantasme ambulant des hommes qu’il devait abattre. Je devais séduire ses messieurs et les ramener le plus discrètement possible à mon frère. Si les deux-trois premières fois m’avaient beaucoup fait rire, je commençai à trouver ce jeu humiliant. Je n’avais déjà pas une image très glorifiante de ma personne, ajouter la prostitution, qu’elle soit de luxe ou non, à mon palmarès ne m’enchantait guère. Je me rassurai en me disant que cela me permettait de passer un peu de temps avec mon ingrat de frère. Et, je savais que, même s’il faire tomber la cible était sa priorité, au moindre geste qu’il jugerait déplacé, il bondirait dans l’arène pour sauver les poussières d’honneur qu’il me restait. Nous étions comme cela, emplis de contradictions et affreusement attachés l’un à l’autre.
— On dit qu’outre son penchant sadique, Édouard est un charmeur et un amateur de belles femmes.
Qu’est-ce que je disais ?
— Tu es partie il y a plus de vingt ans, et combien même, vous n’évoluiez pas dans les mêmes cercles. Il y a donc de fortes chances pour qu’il ne sache pas qui tu es.
— Il est vrai que mes caractéristiques physiques passent tellement inaperçues…
— Ce que je veux t’expliquer, petite sœur, c’est qu’il s’intéresse bien trop à sa petite personne et à la rigueur à son maigre clan pour se renseigner sur ses supérieurs hiérarchiques qu’il a dû voir au grand dam, deux fois au cours de son existence, lors de sa renaissance et de son investiture. Pour la plupart des surnats, nous ne sommes que des noms, des légendes, rien ne leur affirme que nous existions réellement, ce qui est un avantage conséquent, tu ne peux le nier.
— N’essaie pas de m’apprendre les lois surnats s’il te plaît, tu étais encore à t’amuser avec des épées en bois que je les connaissais déjà toutes par cœur. Permets-moi juste de te rappeler que le clan vampirique de Paris est le plus grand d’Europe et qu’il regroupe non seulement la capitale, mais aussi de nombreuses autres villes du nord de la France. Je doute que l’on puisse s’approcher de ton Édouard aussi facilement.
Officiellement, chaque communauté surnaturelle possédait une hiérarchie interne, selon la puissance des membres, les lignées et des espèces. Cette hiérarchie était elle-même chapeautée par un référent démoniaque censé régulier les moindres faits et gestes des têtes d’affiche, appelé Héraut. Enfin ça, c’était uniquement sur le papier. Dans les faits, la plupart des référents laissaient leurs ouailles faire ce qu’ils voulaient du moment qu’ils n’attiraient pas trop l’attention sur leurs petites affaires. Tant qu’ils restaient discrets, ils pouvaient faire ce qu’ils souhaitaient. Si par malheur, comme ce cher Édouard, le mauvais sort s’abattait sur eux, ils pouvaient tout bonnement dire adieu à la vie. Cela valait pour les chefs, mais aussi pour les éléments perturbateurs. Le rôle des Enfers était de faire s’abattre la justice céleste, il fallait toujours que quelqu’un paye pour les fautes commises, et le châtiment était toujours proportionnel à la faute commise. Et le rôle de mon frère et moi était de faire régner cette justice.
Pour être totalement honnête, ce n’était devenu notre rôle que depuis que j’avais quitté les Enfers. Je soupçonnais Lucifer de vouloir garder la main mise sur moi et de demander à mon frère faire son rapport chaque fois qu’il le pouvait. Avant cela, un démon étant capable de résister à la fureur sanguinaire faisait parfaitement l’affaire. Aedan trouvait cette tâche particulièrement humiliante et je ne pouvais lui en vouloir. Ce n’était pas le travail d’un prince de s’occuper des basses besognes. Mais, comme tout autre démon, tout néphilim était-il, il ne pouvait désobéir à la sacro-sainte parole luciferesque.
C’était moi le vilain petit canard de la famille, l’élément perturbateur, celle qui n’écoutait pas et n’en faisait qu’à sa tête, pas mon frère. Il se soumettait, toujours, et je le subodorais m’envier ma capacité à résister aux ordres de l’Étoile du Matin. Mais c’était là ma plus grande force, peut-être même ma seule. Alors que la partie angélique de mon frère avait chu faisant de lui un être moitié démon, moitié dieu, j’étais restée un ange, et n’avait ainsi, aucunement à m’incliner devant mon père ou devant Jéhovah.
J’étais forte, libre et dotée de mon propre libre arbitre.
— C’est pour cela que je compte sur ta classe et ta beauté. Ce soir, une représentation du Sacre du Printemps est donnée à l’Opéra Garnier. Édouard est un grand amateur. Il y sera certainement et nous aussi.
— Tu es au courant que je n’ai rien à me mettre pour aller à l’Opéra.
Il me fit un clin d’œil.
— Je me suis occupée de tout, Lexy. Sois prête vers 19 h 30, le spectacle commence à 21 h. Je viendrai te chercher dans une belle voiture. Tu vas adorer.
Il se leva et me prit dans ses bras. Je me laissai aller et m’enroulai dans sa chaleur. Mon frère avait beau m’insupporter la plupart du temps par son comportement puéril, il restait mon jumeau, ma moitié, la partie de mon tout et je l’aimais plus que tout au monde.
— Tu m’as manqué petite sœur, souffla-t-il, en m’embrassant sur le front. Désolé pour la petite fête, je ne savais pas que ça avait autant d’importance pour toi, ça n’arrivera plus, je te le promets.
Je le serrai plus fort contre moi. Il ramenait avec lui cette petite dose de la maison dont tout expatrié avait besoin. Je n’avais pas quitté les Enfers de gaieté de cœur, une partie de moi regrettait toujours de ne plus pouvoir y mettre les pieds. Même si je n’y avais pas réellement ma place, j’avais trouvé un certain réconfort dans mes tâches quotidiennes, alors qu’elles m’exemptaient de ma liberté. Qu’est-ce que je disais : bourrée de contradictions.
— Soit éblouissante, on aura au moins besoin de cela pour réussir notre mission de ce soir. Après tu pourras retourner à ta petite vie humaine et ennuyante.
Je lui assénai un coup de coude dans le ventre. On ne se moquait pas de ma vie aussi impunément. Surtout lorsque l’on ne vivait que pour la haine, la guerre et la luxure.
Il partit vaquer à ses occupations peu de temps après. Probablement que quelques-unes des filles de cette après-midi devaient l’attendre quelque part. Grand bien lui fasse, il sera peut-être plus détendu après cela. Tant que ça ne se passait pas dans mon lit, je n’avais rien à y redire.
Je pris une douche amplement méritée et entrai dans ma chambre pour une petite sieste réparatrice. Quelle ne fut pas ma surprise en découvrant sur le lit, deux grandes boîtes carrées, griffées d’une marque hors de prix. Sur la plus large, une petite carte était prise dans le ruban de taffetas : « Pour que tu sois la plus belle ce soir ».
Je me mis à sourire bêtement, il avait pensé à tout, bien évidemment. J’ouvris délicatement le premier paquet pour découvrir une somptueuse robe de soirée rouge sang, de celles dont j’avais toujours rêvé en regardant les défilés de haute couture. D’une apparence très simple, elle était dotée d’une encolure large au décolleté glamour avec des bretelles retombant sur les épaules. Tout le haut de la robe était en dentelle fine et s’arrêtait au niveau de la taille ceinturée. Le dos était entièrement nu. Le bas tombait en un drapé large et souple devant probablement me permettre de courir si besoin était.
Je reposai délicatement la robe et ouvris le second paquet contenant une paire d’escarpins au talon vertigineux de la même teinte que la robe. Je ne pouvais nier que mon frère avait du goût en matière de mode féminine. Avec toutes les femmes qu’il avait dû déshabiller…
Après cette journée, je n’avais plus qu’une idée en tête : je m’affalai telle une otarie dans mon lit aux draps propres. Je rejoins les bras accueillants de Morphée à peine ma tête posée sur l’oreiller.
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