C’est l’histoire d’une des plus grandes pollutions pétrolières de l’histoire: 30 fois la marée noire de l’Exxon Valdez en Alaska en 1986, 3.000 fois celle de l’Erika en Bretagne en 1999. Et pourtant, cette histoire, bien réelle, reste largement méconnue de ce côté-ci de la planète. Entre 1967 et 1993, la compagnie Texaco a exploité l’or noir en Amazonie équatorienne. Lorsqu’il a quitté le pays, le pétrolier américain – racheté entretemps par Chevron – a laissé derrière lui l’une des pires catastrophes écologiques et humaines au monde: 60 millions de litres de pétrole brut et 70 millions de litres de résidus toxiques abandonnés dans la nature. Certains parlent même du « Tchernobyl de l’Amazonie », avec à la clé des cancers, des fausses couches et des malformations pour les habitants de la région. Depuis 25 ans, les « afectados », comme ils s’appellent eux-mêmes, se battent en justice pour obtenir réparation et pour forcer Texaco à payer pour enfin dépolluer la zone. A leur tête, on retrouve l’avocat Pablo Fajardo, qui est une sorte de David moderne face à un Goliath qui refuse de payer l’amende de 9 milliards de dollars à laquelle il a pourtant été condamné en 2011. Dans la formidable BD documentaire « Texaco, et pourtant nous vaincrons » (éditions Les Arènes), la journaliste Sophie Tardy-Joubert et le dessinateur Damien Roudeau racontent son combat. Nous avons rencontré Sophie Tardy-Joubert et Pablo Fajardo à Bruxelles pour parler de leur livre-choc.
Comment est né ce projet?
Sophie Tardy-Joubert: C’est un peu un concours de circonstances. J’ai rencontré Pablo il y a quatre ans pour un portrait pour la revue XXI. Je me suis rendue sur place à Quito et en Amazonie, où Pablo m’a montré toute la zone contaminée. Sur place, il m’a fait rencontrer des gens, qui m’ont raconté leur histoire, la manière dont ils avaient été affectés et les maladies dont ils souffraient. C’était un reportage très fort. En rentrant, j’étais bien sûr contente d’avoir rencontré Pablo et d’avoir eu l’occasion d’écrire son portrait, mais j’étais persuadée qu’il y avait encore beaucoup d’autres choses à dire. Je voulais aller plus loin. Comme il se trouve que mon compagnon Damien Roudeau est dessinateur, je lui en ai parlé et il m’a suggéré d’en faire un scénario de bande dessinée. L’éditeur s’est dit la même chose après avoir lu mon portrait de Pablo dans la revue XXI. Le projet est parti comme ça.
Une fois la décision prise d’en faire une bande dessinée, vous êtes retournée sur place?
Sophie Tardy-Joubert: Oui, Damien et moi sommes retournés là-bas en janvier 2017. Lui a pu aller dans les communautés et dessiner sur le vif un certain nombre de choses. De mon côté, j’ai entamé un gros travail d’enquête. Au-delà du reportage sur place, qui m’a amenée à rencontrer énormément de gens, j’ai surtout voulu retracer tout le processus juridique. J’ai donc lu beaucoup de documents et j’ai appelé Pablo un nombre incalculable de fois.
Journaliste et scénariste de BD, ce sont deux métiers assez différents. Comment avez-vous fait pour transformer toute cette matière première en un scénario de bande dessinée?
Sophie Tardy-Joubert: C’est clair que ce n’était pas facile. D’autant plus que je suis une autodidacte dans le domaine de la bande dessinée. J’ai découvert le métier de scénariste un peu sur le tas. Heureusement, mon compagnon et moi sommes entourés de pas mal d’auteurs de BD. On a donc pu demander des conseils à certains d’entre eux et notamment à un ami qu’on cite dans les remerciements. Durant ces quatre dernières années, j’ai lu beaucoup de bandes dessinées, afin d’essayer de comprendre ce qui marche et ce qui ne marche pas. Par ailleurs, si c’est vrai que journaliste et scénariste sont deux métiers différents, je faisais déjà un journalisme que l’on pourrait qualifier de narratif. Les articles publiés dans la revue XXI sont quasiment des nouvelles, tandis que j’ai travaillé également pour des formats longs en télévision. La mise en récit ne m’était donc pas complètement étrangère. Ce que je préfère dans le journalisme, c’est raconter des histoires. J’ai appliqué cette même méthode pour l’écriture de cette bande dessinée.
Comment expliquez-vous qu’une telle catastrophe écologique ne soit pas plus connue et plus médiatisée en Europe?
Pablo Fajardo: Selon moi, c’est notamment lié au fait que cette catastrophe a eu lieu dans la forêt amazonienne, où les peuples indigènes ont peu accès aux médias et aux moyens de communication. Et puis, il faut bien admettre que peu de gens ont envie de les écouter.
Quel est l’objectif de cette BD? Qu’espérez-vous atteindre avec ce livre?
Pablo Fajardo: En tant que victimes, on espère avant tout qu’il n’y aura pas de répétition de ce genre de crimes dans d’autres régions du monde. Si les gens connaissent notre histoire, cela leur permettra de se battre pour que ça ne se répète pas ailleurs. On veut également montrer que certaines entreprises sont responsables de ces crimes, mais refusent de les assumer. On veut faire réfléchir la société, et plus particulièrement les jeunes, parce que nous vivons sur une planète qui est sérieusement menacée d’un point de vue environnemental. Ce genre de bande dessinée doit nous ouvrir les yeux sur ce qu’on est en train de faire à notre planète.
Est-ce que vous pensez que le contexte actuel, avec les marches climatiques lancées par les jeunes en Europe, est plus favorable pour faire entendre votre message?
Pablo Fajardo: Je pense que oui. C’est peut-être un peu tard au vu des dégâts environnementaux qui ont déjà été occasionnés, mais je crois qu’on est encore à temps pour inverser la tendance. Cela dit, il va falloir se bouger rapidement si on veut obtenir des résultats.
Qui est-ce que vous espérez toucher avec cette bande dessinée? Est-ce qu’elle va sortir aussi en espagnol et en anglais, par exemple?
Sophie Tardy-Joubert: Ces questions sont toujours en cours. On espère évidemment toucher le plus large public possible. Avec cette BD, notre objectif est de rendre plus accessible une histoire qui est très compliquée. Effectivement, il est prévu que le livre soit traduit en espagnol et qu’il sorte en Espagne et probablement dans quelques pays d’Amérique latine. Il est aussi question que la BD sorte aux Etats-Unis, mais je ne sais pas exactement où ça en est de ce côté-là.
Comment allez-vous faire vivre cette BD?
Sophie Tardy-Joubert: On va faire tout notre possible pour la faire connaître, que ce soit dans des médias ou dans des librairies. On a déjà fait un partenariat avec Amnesty International, par exemple, qui va mettre la BD en avant dans plusieurs festivals cet été. On a aussi des liens avec une ONG qui s’appelle les Amis de la Terre, qui a organisé une soirée avec Pablo pour le lancement de la BD. On va vraiment faire tout ce qu’on peut pour que les gens s’y intéressent.
Avez-vous eu des réactions de Texaco/Chevron par rapport à votre projet?
Sophie Tardy-Joubert: Non, pas pour le moment. J’ai plusieurs fois demandé à rencontrer des responsables de Chevron, mais ils n’ont jamais voulu me voir. Par contre, ils m’ont envoyé un argumentaire par mail sur lequel j’ai pu travailler. Ils ont aussi un site web sur lequel ils publient tous leurs documents.
Ils n’ont donc pas tiqué sur le titre de votre BD?
Sophie Tardy-Joubert: A priori, non. Pour être honnête, on s’est posé la question de savoir si on pouvait appeler notre album « Texaco ». Mais l’éditeur, qui s’est renseigné auprès de son service juridique, nous a répondu que ça ne posait pas de problèmes.
Où en est la situation aujourd’hui?
Pablo Fajardo: Plus de 50 ans après, le problème est toujours le même. Rien n’a été réparé et le désastre environnemental reste bien réel. Il continue à y avoir des morts à cause du cancer. D’un point de vue juridique, la condamnation prononcée contre Texaco/Chevron en Equateur est aujourd’hui définitive, même si malheureusement le gouvernement équatorien essaye d’interférer, en allant à l’encontre de toutes les lois. Nous cherchons également à faire valider la condamnation dans d’autres pays, car Chevron a retiré tous les actifs et tout l’argent qu’il avait en Equateur. Nous devons donc intenter des actions dans des pays où Chevron a des actifs, afin d’essayer de les faire saisir. On attend notamment une décision imminente de la Cour suprême du Canada. Si celle-ci se déclare incompétente, nous devrons chercher d’autres pays pour faire valider la condamnation de Chevron. Notre objectif principal reste d’obtenir réparation pour l’Amazonie.
Est-ce encore possible de réparer les dégâts occasionnés à la nature?
Pablo Fajardo: Oui, c’est possible de réparer une bonne partie. Mais bien sûr, certains dégâts sont irréparables. Il y a déjà deux cultures indigènes qui se sont éteintes et on estime qu’il y a eu 2.000 victimes de cancers au cours des 15 dernières années. Ces vies humaines et ces cultures disparues, on ne pourra jamais les ramener.
Cette partie de l’Amazonie est-elle devenue une zone inhabitable?
Pablo Fajardo: Le problème est que les gens n’ont nulle part où aller. S’ils pouvaient, ils s’en iraient, mais c’est impossible. Particulièrement pour les peuples indigènes, pour qui il s’agit de leurs terres millénaires. C’est d’ailleurs pour ça qu’ils ont choisi de lutter pour que leurs terres soient réparées. Malgré tout, ils essaient quand même de s’éloigner de certaines zones affectées. Nous faisons tout également pour mettre en place des coopérations internationales afin d’au moins fournir un système d’eau propre aux habitants, car l’eau est l’élément le plus touché dans la région.
Selon vous, quelles sont les chances que vous obteniez un jour réparation?
Pablo Fajardo: Nous savions que ce serait difficile et nous savions que nous nous attaquions à une entreprise puissante, mais nous y croyons toujours. Ca fait 25 ans qu’on lutte et on continue à espérer une réparation en profondeur.
Quand on lit la BD, on a l’impression que vous êtes quasiment seul contre une armée d’avocats. Est-ce que vous avez suffisamment de soutien?
Pablo Fajardo: Je ne suis pas seul du tout, nous sommes 30.000 paysans et indigènes à mener ce combat. Nous essayons aussi de faire des alliances avec d’autres régions à travers le monde parce qu’il y a beaucoup de peuples victimes de crimes similaires. On essaye de faire des synergies avec les victimes de l’entreprise minière Vale au Brésil, par exemple, qui a été à la base de deux désastres environnementaux en seulement 3 ans. Il y a aussi le cas de Shell au Nigéria, ou de centrales hydroélectriques en Amérique Centrale, qui ont, elles aussi, causé beaucoup de dégâts. En réalité, il y a beaucoup d’affaires. Mais heureusement, il y a aussi beaucoup de David pour s’opposer aux Goliath.
L’un des épisodes les plus choquants dans la BD, c’est la mort de votre frère. Est-ce qu’on peut dire que son assassinat est lié à votre combat contre Texaco/Chevron?
Pablo Fajardo: Je ne veux pas l’affirmer de cette manière parce que je ne dispose pas de toutes les informations pour pouvoir le faire. Mais il est évident que ma famille et moi avons fait l’objet de beaucoup de persécutions et de menaces au cours de ces dernières années, que ce soit sur le plan physique, légal ou informatique. Il y a eu plusieurs procès en diffamation contre nous, tandis que Chevron a mis sur notre dos l’une des plus grandes entreprises d’espionnage au monde. A un moment donné, il y avait 150 espions qui travaillaient sur notre cas. Je ne peux pas dire avec certitude que tout cela a un rapport avec la mort de mon frère mais ce qui est sûr, par contre, c’est qu’il est mort le 9 août 2004 alors que le 18 août 2004, on rentrait dans le dur du jugement avec Chevron.
Sophie Tardy-Joubert: Par ailleurs, il faut préciser quand même que la police a dit explicitement à Pablo que la mort de son frère était sans doute liée à l’affaire et qu’il avait donc intérêt à faire attention à lui.
Au vu de toutes ces menaces, vous n’avez jamais pensé à abandonner?
Pablo Fajardo: Non, jamais. C’est vrai que j’ai vécu des moments difficiles au cours de ces dernières années, notamment parce que certaines personnes de ma famille m’ont dit que c’était à cause de moi si mon frère est mort. Cela m’a causé de grands problèmes familiaux. Mais je suis persuadé que ce n’était pas de ma faute. J’ai juste fait ce que je devais faire.