"Malgré tous les pays qu'il relie, le Danube est le fleuve-frontière par excellence. (...) il fallait donc, un jour, que j'effectue ce voyage et que j'en ramène un livre".

Il y a des noms qui font rêver, et le Danube en fait partie pour moi. Le plus majestueux fleuve d'Europe coule d'est en ouest, de la Forêt-Noire jusqu'à la mer... Noire, un comble pour un beau Danube... bleu, et traverse une dizaine de pays. Mais plus que cela, c'est aussi un fleuve qui traverse des siècles d'histoire du Vieux Continent, des siècles de culture, également, mais aussi de politique mouvementée, douloureuse, depuis l'Antiquité jusqu'à notre époque, des limes de l'Empire romain jusqu'aux barbelés posés à la frontière hongroise... Voici l'exceptionnel terrain de jeu choisi par Emmanuel Ruben pour son nouveau roman "Sur la route du Danube" (en grand format aux éditions Rivages), un terrain de jeu qu'il a choisi de couvrir de manière, si ce n'est originale, du moins très courageuse, puisque c'est un périple à vélo qui nous est raconté là. Entre récit, carnet de voyage, reportage, une lecture qui nous emmène au coeur d'une Europe en effervescence et nous fait mesurer le décalage qui existe entre la source du fleuve et son estuaire. Entre l'Occident et les portes de l'Orient...
Samuel et Vlad ont noué une solide amitié depuis quelques années autour d'une passion commune : le vélo. Le premier est Parisien, le second originaire de Kiev, mais ensemble, ils vont pendant ces années multiplier les trajets ensemble, des plus pépères, autour de l'hippodrome de Longchamp, jusqu'à d'autres demandant nettement plus d'efforts.
Chacun avec son style sur le vélo : l'espèce de hargne permanente qui habite Vlad face au pédalage plus coulé de Samuel. Deux personnalités différentes, deux manières d'envisager le vélo différentes, deux sources de motivations différentes, mais peu importe, même s'ils ne roulent pas toujours au même rythme, leur amitié a adopté un grand braquet.
Au point, un jour, d'envisager, puis de mettre en place un projet complètement fou : voyager le long du cours du Danube, un parcours qui avoisine les 4000km en selle à travers une dizaine de pays différents, dont certains plus délicats à traverser que d'autres. Il faudra bien un été pour couvrir cette distance, et l'itinéraire conçu par les deux hommes réservera sans doute bien des imprévus.
Mais ils ont décidé de se lancer dans cette étonnante aventure. Avec une particularité : il ne partiront pas de la source, située en Allemagne, en pleine Forêt-Noire, mais en remontant le fleuve depuis son estuaire... Une idée qui ne vient pas de nulle part : à l'inverse de la plupart des fleuves, le point zéro du Danube n'est pas situé à sa source, mais bien là où il se jette dans une mer.
C'est donc un peu comme s'ils allaient remonter de la mort à la naissance du fleuve, un voyage qu'on pourrait juger non naturel, contre le courant, mais peu importe, puisqu'ils ne voyageront pas sur le fleuve, mais le long de son cours. Alors, direction l'Ukraine, et Odessa, sur la mer Noire, ville située en vis-à-vis d'Istanbul, donc aux confins de l'Europe.
Odessa et ses immenses escaliers, immortalisés par Eisenstein dans "le Cuirassé Potemkine", qui n'est pas le véritable point de départ du voyage des deux cyclistes. Car c'est en fait à Sulina, qu'a été placé le point zéro du Danube, au coeur de son immense delta. Et il n'est pas question de ne pas se rendre au plus près de ce point invisible, près d'un phare désaffecté.
D'étape en étape, on suit donc ces deux forçats de la route. L'expression chère à Albert Londres peut sembler galvaudée, mais il faut reconnaître qu'en choisissant de s'élancer depuis l'Ukraine, Samuel et Vlad vont affronter la partie la plus difficile de leur voyage d'emblée : des routes en piteux état, loin d'être prévues pour des cyclistes, mais aussi certains des décors les plus monotones du parcours.
Pourtant, c'est une mise en action riche d'enseignements : c'est une Europe très différente de celle dans laquelle nous vivons que Samuel découvre. Loin de la prospérité des nations occidentales, loin de sa modernité, également. C'est quasiment un monde différent dans lequel évolue le cycliste, comme oublié...
Dans leur remontée vers la source du Danube, c'est aussi un voyage dans le temps qu'ils semblent effectuer, d'une Europe démunie, parfois misérable, en tout cas hors des sentiers battus et des circuits touristiques en vogue (ce qui n'est d'ailleurs pas sans poser quelques problèmes logistiques aux deux hommes). Mais aussi une Europe qui se sent bien éloignée de l'Europe, justement...
Il serait fastidieux de vous raconter ce voyage en accéléré, il faut le découvrir en se laissant porter, comme si l'on s'asseyait sur le porte-bagage des deux cyclistes, et plus particulièrement celui de Samuel, narrateur du livre. Se laisser entraîner au rythme de leur pédalage, au long de routes parfois interminables et d'autres traversant des lieux exceptionnels.
On pourrait, bien sûr, se limiter à cette lecture touristique, depuis les Portes de Fer et l'extraordinaire forteresse de Golubac, par exemple, jusqu'aux innombrables châteaux en Autriche et en Allemagne. Oui, il y a de quoi rassasier les esprits les plus curieux et donner envie de faire chauffer les moteurs de recherche, et pourquoi pas d'envisager un tel voyage à son tour (à vélo ou pas).
Mais, ce serait une lecture très restrictive, parce qu'à travers le côté souvent superficiel du tourisme, se révèle une phénoménale dimension culturelle, à la fois historique, artistique, architecturale et évidemment politique. Et que se dessine sa vocation de frontière naturelle, qu'il conserve encore de nos jours, même avec la construction européenne.
La vie sur les rives du Danube remonte à une lointaine antiquité, même si pour nous, on aurait tendance à la faire débuter avec l'extension de l'Empire romain vers l'est. Les fameuses limes... Entre archéologie et mythologie, parfois, comme avec ces mystérieux Khazars, dont on ne sait presque plus rien, jusqu'aux places fortes construites avant que les Romains ne s'aventurent par-là...
Et déjà, le début des luttes pour ce territoire... Entre rois, persuadés d'être les monarques les plus puissants du monde, entre empires constitués à coup de conquêtes militaires... Et puis, évidemment, les interminables guerres qui opposèrent des siècles durant les puissances européennes à l'ambitieux Empire ottoman. Des conflits dont la trace demeure encore très présente.
D'abord par le nombre de forteresse que l'on croise, clairement orientées vers l'est, mais aussi par des monuments ou des champs de bataille que l'on découvre régulièrement. La manière dont ils sont présentés aujourd'hui est d'ailleurs assez révélatrice de l'état d'esprit des régions et des pays dans lesquels ils se trouvent...
Ce qui nous amènent doucement aux questions politiques. L'arrivée en Hongrie, avec cette frontière matérialisée par des frises de fil de fer barbelé pour montrer l'opposition de ce pays aux migrations venues de Syrie, en particulier. Un symbole d'autant plus fort que ces défenses sont érigées là où se dressait le Rideau de Fer, il y a encore une trentaine d'années...
La politique, ce sont les questions linguistiques, les découpages approximatifs des frontières après la Ie Guerre mondiale, les territoires qu'on se dispute, Bessarabie, Moldavie ou Transnistrie, sans oublier l'absurde Liberland, fondé par un étrange milliardaire sur un territoire oublié par la Serbie et la Croatie...
L'histoire récente de la région, avec l'explosion de l'ancienne Union Soviétique, plus largement de l'ancien bloc de l'Est, puis de la Yougoslavie, semble étrangement épouser le cours du Danube. Souvent, lorsqu'on le traverse, par un pont ou par un bac, on change de pays... Si loin, si proche, la largeur de ce fleuve étant par endroits très impressionnante...
Mais, puisque l'on évoque la politique, c'est aussi pour constater avec inquiétude la nouvelle montée évidente des nationalismes dans le coeur du continent européen. Orban, en Hongrie, n'est pas le seul à prospérer sur ces idées, sur la volonté de repli, sur le rejet de l'autre... Et si la récente élection de Zuzana Caputova en Slovaquie donne de l'espoir, le phénomène est loin d'être enrayé (au-delà, d'ailleurs des régions traversées par le fleuve)...
Frontière... J'utilise le mot souvent depuis le début de ce billet, jusque dans son titre. Il apparaît plus de 150 fois dans le livre, et c'est sans doute le thème central du livre. Rien de surprenant à cela : c'est un thème sur lequel travaille Emmanuel Ruben depuis plusieurs livres, déjà. Citons "la Ligne des glaces" ou "Sous les serpents du ciel", évoqué sur ce blog.
La frontière, c'est ce qui sépare, quand on voudrait rassembler... Le Danube, à l'inverse du Mur, qui était au coeur de "Sous les serpents du ciel", est une frontière naturelle... Une expression qui est presque un oxymore, car qui décide qu'un fleuve, une montagne doivent absolument être des frontières, si ce n'est l'humain lui-même ?
Sur leurs vélos, Samuel et Vlad aimeraient se jouer de ces frontières, mais ce n'est pas toujours simple. Et l'on voit même, dans certains endroits, apparaître une vraie méfiance à leur égard parce qu'ils viennent... de l'est... Troublant, effrayant, même, de voir ces mots, lâchés par des gens qui, pour beaucoup, n'ont rien de militants d'extrême droite, qui la combattent parfois, et qui pourtant, ont cette crainte de l'étranger ancrée en eux...
Combien de temps faudra-t-il avant que s'apaisent les antagonismes encore profondément installés dans ces régions ? Combien de temps avant une réconciliation entre voisins ? Difficile à dire, quand le nationalisme semble apparaître partout, jusque dans les monuments, comme je le faisais remarquer à l'occasion de la lecture du polar germano-serbe "Couleur pivoine".
C'est encore plus frappant lorsque Samuel et Vlad traversent la Serbie et la Croatie : en Serbie, le nationalisme est bien là, mais se réfèrent au passé, tandis qu'en Croatie, l'omniprésence du nom de Franjo Tudjman, dont le rôle est pourtant pour le moins ambigu dans le conflit des années 1990, rappelle que la Croatie se considère du côté des gagnants...
Dernier aspect, qui referme le trajet, le retour à la modernité flamboyante, au tourisme de masse, à une existence qui, d'un seul coup semble plus aseptisée, certes plus confortable, mais peut-être aussi plus fade. Jusqu'à la découverte d'Europa Park, qui semble tellement incongrue au bout de ce formidable voyage...
Il y aurait encore mille choses à dire, certainement, mais il nous faut évoquer une facette de "Sur la route du Danube" que j'ai volontairement laissée de côté jusque-là : la dimension littéraire. Car le cours du Danube est aussi une formidable terre d'écrivain, depuis Jean Bart, à Sulina (ne soyez pas surpris, ce n'est pas celui que vous croyez, jusqu'au prix Nobel Elias Canetti ou encore Musil...
Emmanuel Ruben nourrit son voyage de références littéraires et c'est passionnant, enrichissant, de découvrir des écrivains ou des livres qu'on connaît de nom ou qu'on découvre, des histoires nourries par ces cultures, ces paysages, ce fleuve-même... Oui, "Sur la route du Danube" est aussi un voyage littéraire, parce que tête et jambes ne devraient jamais être dissociées.
Mais le parcours des deux hommes est aussi marqué à ses deux extrémités par un des chefs d'oeuvre de la littérature européenne : "Le Rivage des Syrtes", de Julien Gracq. Sans être un fil conducteur, on retrouve plusieurs fois ce livre au cours du parcours, avec le sentiment que le Danube et son cours ont certainement été une source d'inspiration importante pour le romancier...
Un monde imaginaire qui répond à un autre : celui de Samuel, notre narrateur, qui entreprend aussi ce voyage avec, en tête, le souvenir du monde imaginaire qu'il s'était créé enfant, la Zyntarie... Et là encore, le choix de remonter le cours du Danube plutôt que le suivre s'explique : Samuel s'est fixé un objectif, qui se trouve au bout de ce ruban pas toujours si bleu...
Samuel... Samuel Vidouble, même, patronyme qui en dit si long : Samuel est Emmanuel, le narrateur est l'auteur. Et Emmanuel Ruben a d'ailleurs fait ce voyage le long du Danube à vélo, c'était en 2016. Alors que lit-on ? Un récit, une fiction, une auto-fiction ? En fait, cela importe peu, parce qu'il s'agit avant tout d'un fabuleux voyage dans le temps et l'espace, dans l'histoire et la culture européennes...
On découvre, on apprend mille choses, on passe de villages minuscules qu'on n'est pas certain de retrouver sur une carte à des villes remarquables, sans même parler des merveilleuses capitales que sont Budapest ou Vienne, par exemple. On rencontre également des femmes et des hommes accueillants, touchants, incarnant à leur façon les nombreuses questions que l'on peut tous légitimement se poser au sujet de l'Europe.
C'est aussi l'histoire d'une amitié entre deux hommes très différents, qui n'ont pas besoin de mots pour exprimer leur complicité ou leurs désaccords, parfois. Deux taiseux qui se séparent parfois pour mieux se retrouver, qui poursuivent chacun des objectifs personnels, mais s'unissent pour accomplir ce périple de concert. Une union, même imparfaite, qui fait la force. Et surtout l'endurance.
Terminons avec deux éléments annexes. Le premier, c'est le site personnel d'Emmanuel Ruben, sur lequel on trouve plein d'informations complémentaires sur le voyage raconté dans "Sur la route du Danube" et beaucoup d'autres choses qu'on peut grappiller, grignoter au gré de ses envies de sa curiosité : http://www.emmanuelruben.com/
Le second, c'est sans doute la plus célèbre valse du monde, difficile à éviter lorsqu'on évoque le Danube... Emmanuel Ruben l'évoque brièvement, relatant la genèse "daltonienne" de cette oeuvre, mais n'oublie pas que ce fleuve immense et majestueux est aussi celui des Nibelungen, de leur chant et de la tétralogie wagnérienne...