« Le dernier Atlas » est, à coup sûr, l’une des BD les plus passionnantes sorties au cours de cette année. Totalement inclassable, cette saga ambitieuse mélange histoire, politique, science-fiction et polar sans jamais perdre ses lecteurs en cours de route. A la lecture de cet album très dense de 200 pages, on ne voit tout simplement pas le temps passer, tant les auteurs parviennent à nous embarquer dans leur univers parallèle, peuplé de robots géants. A la barre de ce projet un peu fou, on retrouve notamment Fabien Vehlmann, le scénariste auquel on doit les séries « Seuls » et « Le Marquis d’Anaon », sans oublier bien sûr les dernières aventures de « Spirou et Fantasio ». Rencontre avec un auteur particulièrement heureux de l’accueil positif reçu par « Le dernier Atlas », un projet sur lequel il travaille depuis de longues années… et qui a bien failli ne jamais voir le jour.
Comment décrire « Le dernier Atlas » en quelques mots?
C’est une question piège! (rires) La série commence comme un thriller dans le milieu du banditisme nantais, avec une histoire de machines à sous trafiquées dans des petits bars. On suit les pas d’un homme qui travaille dans ce milieu, le lieutenant d’un mafieux local. C’est par le biais de cet anti-héros, qui s’appelle Ismaël Tayeb, qu’on va entrer dans l’histoire. A partir de là, le récit devient plus difficile à expliquer parce qu’il part dans plusieurs directions. En particulier, on se rend compte assez rapidement qu’il y a une menace à Tassili, dans le sud de l’Algérie. Une menace possiblement d’origine extra-terrestre, qui dépasse les connaissances scientifiques humaines classiques. On comprend également que cet univers qu’on décrit, qui ressemble a priori à la France de 2019, présente quand même quelques petites différences par rapport à notre monde réel. On découvre notamment que des robots géants ont existé, qu’on appelle les Atlas. Supposément, ceux-ci auraient été créés par De Gaulle dans les années 40-50. Ils auraient ensuite fonctionné jusque dans les années 70 avant d’être démantelés suite à un accident nucléaire en Algérie.
C’est quoi exactement cet accident? Dans le tome 1, il est évoqué à plusieurs reprises, mais jamais de manière totalement explicite…
La raison pour laquelle on n’en parle pas plus en détail dans le tome 1, c’est parce que notre histoire est conçue comme un récit-fleuve. Avec mon co-scénariste Gwen de Bonneval, on a vraiment cherché à utiliser les ficelles des séries qu’on aime, à savoir des récits à mystères dans lesquels on joue un peu avec les nerfs des lecteurs et des lectrices, tout en leur en donnant quand même pour leur argent.
Dans « Le dernier Atlas », on retrouve à la fois du thriller, du politique, de la science-fiction et du fantastique. Pourquoi ce mélange des genres?
Ca s’est construit presque malgré nous. Au tout début de ce projet, j’avais en tête une image d’un robot géant en train de rouiller dans une décharge. C’était à peu près tout ce que j’avais, mais ça donnait déjà une ambiance assez nostalgique. On sentait que c’était un robot qui avait été important et qui ne l’était plus. En 2010, quand on a commencé à réfléchir à ce projet avec Gwen de Bonneval, on a accolé cette image à une autre de mes idées, qui tournait autour d’une possible menace extra-terrestre. La dernière pièce du puzzle est venue d’une envie récurrente et assez ancienne de parler de la guerre d’Algérie. Celle-ci fait partie de ma mythologie familiale, parce que mon père était militaire et qu’il a participé à cette guerre en tant que pilote. Jusqu’à présent, je n’avais jamais trouvé la manière d’aborder ce sujet dans un de mes albums. Paradoxalement, le fait que ce soit dans un récit fantastique a été le déclencheur pour moi puisqu’il m’a permis de traiter ce sujet en faisant un pas de côté. Sans ça, cela aurait sans doute été trop douloureux.
Est-ce pour cette raison que vous avez choisi de travailler avec un co-scénariste?
En tout cas, je sentais que c’était vital pour le récit. A la fois pour que je ne m’y perde pas et pour que je ne me laisse pas entraîner par la charge émotionnelle que ce sujet pouvait contenir. Le fait que Gwen soit là en soutien a créé un équilibre qui permet à la guerre d’Algérie d’être présente en filigrane dans le récit, mais sans en être l’élément central. La raison pour laquelle Gwen et moi avions envie de raconter une histoire aussi complexe, sans pour autant négliger son côté haletant, c’est parce que nous estimions que cette complexité était un gage de crédibilité. Nous n’avions pas envie d’aller vers une histoire de robots géants qui verse dans la surcaricature, comme « Pacific Rim » par exemple. Bien sûr, il est difficile de mener de front une histoire de robots et une trame géopolitique, mais nous voulions à tout prix éviter de prendre les lecteurs pour des cons. Pour prendre un exemple tout bête, j’ai vraiment du mal avec un film comme « Independance Day », dans lequel le président des Etats-Unis monte à bord d’un avion de chasse pour aller combattre des aliens. A un moment donné, je trouve ça insultant pour l’intellect des spectateurs. Et je n’avais pas envie de ça! Avec Gwen, on a vraiment cherché à rester à un niveau de compréhension qui est celui d’un être humain normal, en évitant le héros qui se trouve partout tout le temps et qui sauve le monde à lui tout seul. Une grosse partie de notre écriture a donc été d’élaborer notre quinzaine de personnages, ce qui est beaucoup, et ensuite de choisir où les positionner.
Est-ce que vous êtes partis dès le départ sur cette idée d’une série-fleuve?
En réalité, le dessinateur Hervé Tanquerelle, Gwen de Bonneval et moi avons travaillé ensemble sur un magazine numérique qui s’appelait « Professeur Cyclope ». Celui-ci se voulait être un champ d’expérimentation de BD réellement pensées pour le digital. Dans ce cadre, on avait envie d’un rendez-vous mensuel avec les lecteurs. A l’époque, on manquait en effet d’un rendez-vous affectif qui devait donner envie de retrouver le magazine à chaque nouvelle édition. « Le dernier Atlas » se voulait une réponse à ce manque. Le problème est qu’on n’a pas été capables de mener de front la gestion de la rédaction et des auteurs de « Professeur Cyclope » et la réalisation de cette BD, qui devait avoir un côté à la fois fleuve, choral et numérique. Soyons clairs: on s’est plantés. On n’a pas réussi à coordonner le tout et l’expérience s’est révélée assez douloureuse pour tous ceux qui ont travaillé dessus à l’époque. A l’issue de la faillite de « Professeur Cyclope » vers 2014-2015, Gwen m’a suggéré de revenir vers « Le dernier Atlas », mais en optant cette fois pour un format papier.
Dans votre projet, il y a deux scénaristes mais aussi deux dessinateurs. Pourquoi ce choix?
Une fois qu’on a décidé de relancer « Le dernier Atlas », on a dû déterminer qui allait dessiner l’album. Hervé Tanquerelle nous semblait être la personne plus indiquée, mais lui ne se voyait pas faire 200 pages par an à lui tout seul. C’est pour cette raison qu’on a fait appel à Fred Blanchard, qui est en quelque sorte notre quatrième mousquetaire. Ensuite, il y a même une cinquième mousquetaire qui est venue se greffer à notre équipe, puisque c’est Laurence Croix qui s’occupe des couleurs, avec tout le talent qu’on lui connaît.
Est-ce que vous avez eu du mal à convaincre un éditeur de vous suivre dans cette aventure?
En effet, ça n’a pas été évident, avant tout parce qu’on tenait vraiment à ce que les lecteurs en aient pour leur argent et qu’on voulait donc leur offrir 200 pages d’un coup. On avait envie qu’ils puissent « bingewatcher » toute une saison d’une seule traite, comme le font les gens avec les séries d’aujourd’hui. Evidemment, il fallait qu’un éditeur comprenne ça et qu’il nous suive dans notre raisonnement. Sur les quatre éditeurs qu’on a vus au départ, le premier s’est retiré immédiatement parce qu’il trouvait que c’était trop cher à lancer et le deuxième nous a demandé de ramener notre projet à des albums de 100 pages. Heureusement, le troisième et le quatrième se sont montrés intéressés. Selon moi, ce n’était pas tout à fait une coïncidence parce que les deux personnes en question avaient un lien avec l’Algérie. Elles comprenaient donc bien l’enjeu sous-jacent et l’aspect émotionnel de cette série. Finalement, c’est José-Louis Bocquet qui a emporté le morceau pour les éditions Dupuis. Non seulement il a accepté notre idée des 200 pages, mais il a été plus loin encore en proposant un lancement novateur, avec une première édition sous forme de fascicules donnés gratuitement à 1.000 personnes parmi les meilleurs clients de certains libraires choisis. Ca a très bien marché et ça a fortement contribué à lancer la série puisqu’on a eu d’excellents retours. Du coup, je me dis que nous sommes peut-être arrivés à toucher le graal de tout auteur de bande dessinée, à savoir le juste équilibre entre de la BD populaire de divertissement et de la BD dite d’auteur. On cherche tous un succès populaire mais exigeant: c’est ce qu’on a essayé de faire avec « Le dernier Atlas ».
Vous savez déjà quand sortira le tome 2?
On a mis environ un an et demi à finaliser le premier tome, mais maintenant qu’on est dans le bon rythme, l’idée est de sortir un nouvel épisode chaque année, sachant qu’il y en aura trois au total.
Et si les ventes sont bonnes, vous pourriez poursuivre l’aventure?
Si ça marche vraiment énormément, la question se posera peut-être, mais ce n’est pas pour autant que j’aurai une solution pour ajouter une suite à notre histoire. En l’état, je ne vois pas ce qu’on pourrait raconter en plus. Tout se tient dans « Le dernier Atlas », un peu comme un édifice. Ce qui est certain, c’est que Gwen et moi ne ferons pas de suite si on ne sent pas l’un et l’autre qu’il y a une vérité à le faire. Il faut qu’on reste honnêtes vis-à-vis de nous-mêmes: si on décidait de continuer juste parce que ça a fonctionné, ce serait évidemment une bonne raison financière mais ce ne serait pas forcément une bonne raison créative et artistique.
Dans « Le dernier Atlas », on sent clairement l’influence des séries. Quelles sont celles qui vous ont nourri?
Si on parle de séries, je dirais qu’il s’agit des séries au sens le plus large et le plus ancien du terme. Je crois pouvoir revendiquer une appartenance à une famille qui remonte au roman feuilletonnant français, comme « Rouletabille » ou « Les Mystères de Paris » par exemple, dans lesquels il y avait déjà un sens du « cliffhanger » et du suspense. Par contre, si on revient à quelque chose de plus contemporain, ce sont clairement les Américains et la télévision qui ont pris le dessus. La série que je préfère, c’est « The Wire » parce que j’y vois un équilibre assez parfait entre ce que ça nous apprend de la société américaine d’un côté, comme une sorte d’instantané sociologique assez sidérant, et un thriller très bien construit de l’autre côté, qui donne envie de regarder la suite. C’est assez pointu, mais ce n’est pas loin d’être une réussite absolue. La troisième grande influence, c’est le manga. Je pense notamment à Noaki Urasawa, l’auteur de « Monster » ou « 20th Century Boys ». Quand on a cherché d’illustres prédécesseurs, on s’est dit que c’était Urasawa qui s’était sans doute le plus rapproché de ce qu’on avait envie de faire.
Vous avez travaillé dans le cinéma à un moment donné. Pensez-vous que « Le dernier Atlas » pourrait être adapté au cinéma ou en série?
Oui, absolument. On trouve d’ailleurs que notre histoire s’y prête. Dans le même temps, cela pose évidemment un millier de questions pratiques. Ne fût-ce qu’au niveau du coût, parce que notre histoire se passe dans plein d’endroits différents du globe, avec potentiellement beaucoup d’effets spéciaux. Maintenant, si on prend l’exemple de « Game of Thrones », on constate que ses concepteurs ont pris le risque de lancer la série en se disant que si elle rapportait suffisamment d’argent, ils auraient ensuite les moyens pour ajouter les dragons dans les épisodes suivants. Et ils ont réussi! Je ne dis pas qu’on doit faire la même chose qu’eux, mais on pourrait démarrer la série en misant sur une apparition tardive ou très brève des robots géants Atlas. Dans un premier temps, on n’aurait donc pas besoin de tant d’effets spéciaux que ça. L’arrivée de nouveaux acteurs comme Netflix change également la donne.
Il y a donc un projet concret?
En tout cas, on y réfléchit. La grande question de fond qui se pose, c’est le temps que ça exigerait. Parce que si on veut le faire bien, il faut l’accompagner. Et ça, c’est un travail de malade. Donc on ne ferme pas la porte, je peux même dire qu’il y a déjà des gens intéressés, mais c’est encore un peu tôt pour dire si ça se fera.