Max veut retrouver son père, qu’il n’a jamais connu. Sa seule piste, ce sont deux vieilles photos prises dans un camp forestier au Brésil quand il était tout petit. Plutôt maigre, il faut bien le reconnaître. Mais cela a suffi pour pousser le jeune homme à tout plaquer du jour au lendemain. Le voilà au beau milieu de l’Amazonie, sans trop savoir où chercher. Heureusement, il n’est pas tout seul dans sa quête puisqu’il peut compter sur un joyeux trio de Françaises peu farouches et sur une Brésilienne muette qui connaît la jungle comme sa poche. Elles lui servent de guides dans cet environnement plutôt hostile. C’est le point de départ de la saga « Un putain de salopard », une nouvelle aventure menée tambour battant par Régis Loisel, qui n’a rien perdu de son talent de conteur, et Olivier Pont, le dessinateur de la série « Où le regard ne porte pas ». Les deux hommes sont manifestement ravis de travailler ensemble. Ils étaient en tout cas de très bonne humeur au moment de venir présenter leur album à Bruxelles, il y a quelques jours.
Vous vous connaissez depuis longtemps? Comment est-ce que vous en êtes arrivés à travailler ensemble?
Olivier Pont: On se connaît effectivement depuis longtemps, parce que mon premier éditeur était Vents d’Ouest, chez qui Régis faisait « Peter Pan ». Avec le temps, on est devenus copains. On a notamment passé des vacances ensemble en Guyane au début des années 2000. C’est là qu’on avait commencé à évoquer un début d’histoire ensemble, parce qu’on s’ennuyait sur les pirogues le long des fleuves. On avait visité aussi les bagnes de Cayenne, qui sont des endroits très inspirants. Malheureusement, comme Régis avait ses projets de son côté alors que moi, j’ai arrêté la bande dessinée pendant quelques années, ce projet est ensuite resté lettre morte. Quand je me suis remis à la BD il y a quelques années, cette idée m’est revenue en tête. J’ai donc pris mon téléphone pour appeler Régis, avec qui on s’était un peu perdus de vue, pour lui reparler de notre projet. Entretemps, lui était au Canada. Il m’a répondu qu’il avait perdu ses notes sur ce scénario et surtout qu’il le trouvait un peu trop sombre et prévisible. Mais il m’a dit qu’il avait un autre truc dans ses cartons, qui était dans la même ambiance. Et il a commencé à me raconter l’histoire de Max.
Vous êtes tous les deux dessinateur et scénariste. Comment se passe votre collaboration sur cette série?
Régis Loisel: On s’est clairement réparti les rôles. Moi, j’ai la casquette du scénariste. J’apporte donc la matière première. Là-dessus, il y a des remarques d’Olivier, qui m’amènent de temps en temps à corriger certaines choses. Quand elles sont pertinentes, bien sûr…
Olivier Pont: Mais elles sont toujours pertinentes! (rires) De la même façon, comme Régis est quand même un dessinateur vaguement émérite, il voit parfois que quelque chose ne fonctionne pas dans mon dessin ou dans ma mise en scène. Du coup, il lui arrive de pointer des incohérences. Evidemment, dans ces cas-là, je me fie à son avis.
Régis Loisel: C’est clair que parfois, ça nous embête de devoir changer certaines choses, mais cela fait partie du jeu. On est là pour servir un propos le mieux possible et pour ça, il faut mettre son ego au vestiaire.
Est-ce qu’on peut dire qu’Olivier Pont est un peu votre nouveau Jean-Louis Tripp, votre comparse de « Magasin Général »?
Régis Loisel: Ah non, pas du tout! Avec Jean-Louis, on travaillait côte à côte et tout était vraiment fait à quatre mains. On écrivait et on dessinait tout à deux.
Olivier Pont: Sur ce projet-ci, par contre, c’est différent, parce que Régis est globalement le scénariste et je suis globalement le dessinateur, même si on intervient sur le travail de l’autre de temps en temps.
Avec cette nouvelle série, vous êtes partis sur combien de tomes?
Olivier Pont: Trois.
Régis Loisel: Peut-être quatre.
Vous n’êtes donc pas tout à fait d’accord là-dessus. Olivier, vous avez peur que Régis finisse par faire beaucoup plus de tomes que prévu, comme il l’avait fait pour « Magasin Général »?
Régis Loisel: Moi aussi, j’ai peur de ça, parce que j’ai autre chose à foutre que de travailler avec lui! (rires)
Olivier Pont: Disons que normalement, il s’agira d’un triptyque. L’idée n’est pas de s’embarquer sur une collaboration qui va durer dix ans. Mais comme Régis est du genre bavard, il lui arrive parfois de déborder un peu. Ce ne sera pas le cas pour le tome 2, qui est écrit et que j’ai déjà commencé à dessiner mais par contre, il est vrai que le tome 3 n’est pas encore écrit. Du coup, c’est là que ça devient dangereux. On sait à peu près ce qui va se passer et où nos personnages vont aboutir à la fin, mais il est possible que Régis emprunte encore quelques chemins de traverse avant de revenir à la route principale.
Régis Loisel: Un scénario, ça bouge toujours.
Pourquoi avoir choisi de situer votre récit dans les années 70?
Régis Loisel: Tout bêtement parce que c’est une période où il n’y avait pas de smartphones. Aujourd’hui, quand quelqu’un est perdu, on le retrouve tout de suite grâce à son téléphone.
Olivier Pont: C’est vrai qu’on aurait pu imaginer que Max perde son téléphone dans la jungle, mais avec les GPS et tous les autres moyens technologiques qui existent actuellement, il y avait plein de choses qui risquaient de nous embêter dans notre récit. On a donc préféré se placer dans les années 70.
Régis Loisel: En plus, on aimait bien le côté cool de cette période. A l’époque, il y avait une jeunesse un peu insouciante, très « peace and love » et amour libre. C’est cet amour libre qui déclenche la chaude-pisse dont est victime Max, qui est un élément dont on avait besoin dans notre récit. Tout doit être lié pour pouvoir entraîner le lecteur et pour ne pas perdre le fil dans le tourbillon de notre histoire.
Olivier Pont: Ca a l’air d’un détail, mais si l’histoire se passait de nos jours, Max mettrait un préservatif dans 99% des cas lorsqu’il passe la nuit avec Corinne. Normalement, il ne ferait pas l’amour sans se protéger avec une inconnue qu’il vient de rencontrer dans un petit village au Brésil.
Régis, le fait de situer l’histoire dans les années 70 était-il une manière aussi d’insérer des éléments plus autobiographiques?
Olivier Pont: Oui, la chaude-pisse! (rires)
Régis Loisel: Effectivement, j’ai eu plusieurs chaudes-pisses. J’ai grandi dans une époque où on butinait sans capote, c’est sûr. Je peux vous dire que la chaude-pisse, c’est quelque chose qui démarre très rapidement. Et si on ne la soigne pas, ça dégénère très vite.
Olivier Pont: C’est ça qui fait tout le sel de notre histoire. Comme Max ne peut pas sortir de la jungle parce qu’il est poursuivi, il ne peut pas se soigner convenablement. C’est une situation qui m’a bien fait rigoler quand Régis me l’a racontée.
« Un putain de salopard », c’est une saga féministe? Dans votre BD, les plus beaux rôles sont pour les femmes, non?
Régis Loisel: On ne l’a pas pensé comme ça, mais j’imagine que ça doit être le cas, parce qu’il y a déjà plusieurs personnes qui nous ont fait cette remarque.
Olivier Pont: Moi-même, en lisant le scénario, je me suis fait cette réflexion, même si chez Régis ce genre de truc se fait toujours de manière inconsciente. II raconte une histoire, il développe des personnages, puis au bout d’un moment, tu te rends compte effectivement que dans cet album, l’humanité vient des femmes.
Régis Loisel: Cela dit, Max est aussi très intéressant. C’est un personnage en devenir. Dans la suite de l’histoire, il va prendre de l’épaisseur, ne fût-ce que parce qu’il en prend plein la gueule. Au bout d’un moment, quand tu prends des coups, tu te méfies.
Dans votre histoire, quand on voit ces deux infirmières qui débarquent dans ce dispensaire perdu en pleine jungle, on se dit qu’elles ont quand même un sacré courage…
Olivier Pont: Oui, c’est vrai que le milieu dans lequel elles se retrouvent est assez hostile et macho. Mais les femmes qui sont plongées là-dedans, comme Margarida ou Corinne par exemple, sont obligées d’être en réaction. Elles ne peuvent pas subir systématiquement. Il y a de la force et de la solidarité chez ces femmes-là.
Olivier, quand on pense à « DesSeins », qui est l’une de vos BD précédentes, on se dit que vous êtes un auteur féministe, non?
Olivier Pont: « DesSeins » était dans un tout autre style, mais il est vrai que cette BD-là aussi rendait hommage aux femmes. On m’avait d’ailleurs dit à l’époque que c’était une bande dessinée féministe parce que c’était un livre fait par un garçon, mais en adoptant le point de vue des filles. En lisant le scénario de Régis, c’est donc forcément quelque chose qui m’a vachement intéressé.
Quelles ont été vos principales influences pour cette série?
Régis Loisel: Je n’ai pas vraiment eu d’influences, vu que ça fait 25 ans que j’ai eu cette idée pour la première fois. En général, quand j’ai une idée, je la note parce qu’on ne sait jamais si ça peut déboucher un jour sur quelque chose d’intéressant.
Olivier Pont: Ce qui est certain, c’est que le décor de la jungle nous tenait à cœur l’un et l’autre. Il y a donc sans doute eu chez nous des envies inconscientes de mettre en scène ce décor, mais sans qu’on puisse vraiment l’expliquer.
Régis Loisel: Il y a certainement aussi des choses qui viennent du cinéma. Il y a du « Indiana Jones » et du « A la poursuite du diamant vert » dans notre histoire. Il y a du Tintin aussi. Franchement, si c’est moi qui avais dessiné cet album, j’aurais pris un réel plaisir. J’adore dessiner les arbres, cela vous offre une liberté totale.
Régis, vous avez d’autres projets comme celui-ci qui traînent dans vos cartons?
Régis Loisel: Oui, j’en ai un que je vais faire tout seul. Pour celui-là, je ne vais pas opter pour une collaboration avec un autre auteur, parce que je n’ai plus le temps de traîner. Je crois que les gens m’attendent davantage comme dessinateur que comme scénariste. Le dernier truc que j’ai dessiné moi-même, c’était « Mickey ». Il est donc temps que j’y remette.
Vous pouvez déjà dire un mot sur ce projet?
Régis Loisel: Ce sera un truc onirique et intemporel, c’est tout ce que je peux dire pour le moment.
Olivier Pont: Il y aura un peu de cul, j’imagine?
Régis Loisel: Non, pas sur celui-là. Par contre, parallèlement à ça, j’ai effectivement un projet de bande dessinée pornographique. J’ai écrit toute l’histoire et il ne me reste plus qu’à la dessiner.
Olivier, dans vos remerciements vous vous excusez auprès de votre maman pour le titre de l’album. Elle a vraiment tiqué là-dessus?
Olivier Pont: Oui, ce n’était pas pour déconner. (rires) Quand je lui ai dit que la BD allait s’appeler « Un putain de salopard », elle m’a répondu du tac au tac « non mais tu plaisantes? ». Dans les faits, je dois bien constater aussi qu’elle parle peu de cet album à ses amies, alors que d’habitude elle est dithyrambique sur tout ce que fait son fils. Du coup, je lui ai dit qu’il y aurait trois tomes et qu’il allait quand même falloir qu’elle s’habitue. Je pense qu’elle s’est faite à l’idée maintenant mais ça n’a pas été évident pour elle, parce qu’elle est d’une génération où on ne parlait pas comme ça. En plus, elle était institutrice. Le fait que son fils mette son nom sur un album sur lequel il est écrit en gros « Un putain de salopard » n’a pas dû être facile à digérer.
C’est un titre que vous avez eu du mal aussi à imposer à votre éditeur?
Régis Loisel: Non pas vraiment, mais c’est vrai qu’il y a eu des discussions à ce sujet.
Olivier Pont: A un moment donné, on s’est demandé si on n’allait pas se couper d’un public en choisissant ce titre…
Régis Loisel: …surtout que je voulais ajouter « chaude-pisse » en sous-titre! (rires)
Olivier Pont: Si tu avais fait ça, je perdais définitivement ma mère! Cela dit, on n’a pas hésité tant que ça. Quand Régis m’a proposé ce titre, j’ai vraiment trouvé que ça claquait. Et puis surtout, j’ai trouvé que ça collait très bien avec l’histoire.
Régis Loisel: Oui, c’est ça qui est important. Ce n’est pas un titre pour faire joli. Il raconte vraiment quelque chose. Ce n’est pas un choix gratuit.
Olivier Pont: Lorsqu’on voit ce titre, on se dit que ce « putain de salopard » a certainement des choses à cacher. En tant que lecteur, on a vraiment envie de savoir lesquelles. En tout cas, moi j’ai envie de savoir.
Régis Loisel: Moi aussi! (rires)