Enferme-moi si tu peux (Anne-Caroline Pandolfo – Terkel Risbjerg – Editions Casterman)
Augustin Lesage est un simple mineur, comme l’étaient son père et son grand-père avant lui. ll n’a aucune formation artistique et ne s’est jamais intéressé à la peinture. Mais un jour de 1911, il entend une voix dans la fosse qui lui dit: « Augustin, un jour tu seras artiste ». Sur le moment, tous ses compagnons se moquent de lui mais un peu plus tard, lors d’une séance de spiritisme, la voix s’adresse à nouveau à Augustin. Cette fois, elle lui donne carrément la liste des matériaux qu’il doit acheter: la dimension de la toile, les nuances de couleurs, la taille des pinceaux, les liants. Elle lui donne même le nom et l’adresse du fournisseur. Et voilà qu’Augustin, qui n’a jamais touché à un pinceau auparavant, se met à peindre d’incroyables miniatures sur une toile immense, en écoutant scrupuleusement les instructions de son esprit. L’histoire de Madge Gill est tout aussi étonnante. Née sans père dans un quartier très pauvre de Londres, elle enchaîne les malheurs tout au long de sa vie: l’un de ses trois fils meurt de la grippe espagnole, elle accouche d’une enfant mort-née, elle tombe gravement malade et perd un œil, puis est abandonnée par son mari… Cela fait beaucoup pour une seule personne! Mais un jour de mars 1920, Madge ressent subitement quelque chose qui naît au fond d’elle, comme ça avait été le cas pour Augustin. Tout à coup, elle se met à jouer du piano, à composer des morceaux, à écrire des poèmes, à broder, comme si tout lui était dicté par une voix qui la conduit et lui tient la main. Puis elle découvre la plume et l’encre. Alors, Madge ne s’arrête plus et commence à remplir de dessins miniatures d’immenses rouleaux de calicots, certains de plus de 11 mètres de long. Aujourd’hui, on peut admirer ses œuvres dans les musées du monde entier. Mais ça lui est bien égal. La seule chose que voulait Madge Gill, c’était se faire une petite place sur cette Terre…
Augustin Lesage et Madge Gill sont deux des six destins extraordinaires racontés par la scénariste Anne-Caroline Pandolfo et le dessinateur Terkel Risbjerg dans « Enferme-moi si tu peux ». Les quatre autres sont le Facteur Cheval, Aloïse, Marjan Gruzewski et Judith Scott. Tous ont pour point commun d’avoir été exclus par la société, soit parce qu’ils étaient pauvres, soit parce qu’ils étaient différents. Ou tout simplement parce que c’étaient des femmes. Forcément, de par leur milieu, ils n’avaient accès ni à la culture ni à la formation artistique. Et pourtant, chacun d’entre eux a été envahi un jour par un désir irrépressible de laisser libre cours à une forme de créativité virtuose. Tous sont devenus des artistes pour pouvoir sortir de leur enfermement. « Du fond de leur gouffre, ils ont été touchés par la grâce. Ils ont entendu une voix, celle d’un esprit, d’un fantôme ou d’un ancêtre. Ils ont su alors, qu’il y avait un ailleurs pour eux, et qu’il était intérieur », écrit Anne-Caroline Pandolfo dans l’introduction de l’album. Basée sur des faits réels, la bande dessinée « Enferme-moi si tu peux » est une plongée passionnante dans le monde de l’art brut, qu’on a également appelé « art des fous », « art singulier » ou « art outsider ». Le plus intéressant dans cette BD, c’est qu’elle choisit de ne pas intellectualiser cette forme d’art. Dans son scénario, Anne-Caroline Pandolfo s’intéresse avant tout à des trajectoires humaines plutôt qu’à des théories ou des interprétations. « Le plus grand défi consistait à ne pas remettre ces artistes en boîte », dit-elle. « La majorité de ces artistes ont eu une vie très dure et la création est pour eux une libération contre l’enfermement qu’ils subissent. Ce qui m’intéresse, c’est leur super pouvoir, la force mystérieuse qu’ils ont trouvée pour transcender leur condition et en sortir par l’art. » Pour leur donner vie, Terkel Risbjerg a choisi, lui aussi, de ne pas se laisser enfermer par le format habituel de la bande dessinée. Le dessinateur danois se met au diapason des artistes bruts: régulièrement, il sort des cases, tout en multipliant les techniques et les couleurs, que ce soit au crayon, à la plume, à l’aquarelle ou même à la craie grasse. Sans chercher à expliquer l’inexplicable, « Enferme-moi si tu peux » permet de mettre en lumière des créateurs aussi importants que méconnus du grand public. C’est donc un livre indispensable pour tous les amoureux de l’art, qu’il soit brut ou pas.