« Je cherche à savoir ce qu’est la force féminine, qui d’ailleurs n’appartient pas uniquement aux femmes », disait Léonora Miano à la sortie de Crépuscule du tourment en 2016. Mon blog venait de naître et beaucoup d’excellentes recensions de ce roman fleurissaient sur la blogosphère, comme chez Mrs Roots. J’en serais resté là si Ada, du blog La Tournée de livres, ne m’avait pas proposé ce printemps 2019 de rattraper notre retard et de faire de Crépuscule du tourment une lecture commune. Sa recension est ici ; voilà la mienne.
On ne décolonise pas les esprits aussi vite que les lois. Dans ce roman, quatre femmes, tour à tour, « ouvrent la voix » (pour citer Amandine Gay), entamant chacune à sa manière le « long chemin de cure » dont parle Franz Fanon, et qui doit amener à la décolonisation des esprits. Elles sont la mère, l’ancienne amante, la fiancée et la sœur d’un personnage fuyant, Dio, de retour au pays après un long séjour en Europe (le point de vue de Dio est révélé dans un second tome dont je parlerai plus tard).
Dans un « nouveau roman » de chez Minuit, le mystère aurait été certainement le trou noir que représente l’unique personnage muet du roman, Dio. Mais dans ce roman décolonial résolument contemporain, l’homme disparaît à mesure que les secrets des femmes qui l’entourent s’ajoutent les uns aux autres. Un amour cache une violence, et inversement ; un administrateur colonial se révèle probe et intègre ; une femme battue peut cacher une Juive ou une lesbienne… Les narratrices font disparaître Dio comme le narrateur proustien faisait disparaître Albertine, dans un plaisant échange des rôles. En quelque sorte, on pourrait dire ce roman est la traduction langagière de la circlusion en sexualité, et il y a une force méta-littéraire de l’image lorsque Tiki se décrit accroupi sur son premier amant : « pour que mon sexe gobât le sien » (p. 227).
Chacune de ces voix écrit en quelque sorte ses mémoires à un moment donné, et trace un avenir lucide à sa famille, malgré la violence de l’Histoire et ses fantômes et survivances post-coloniales. L’une se protège par la foi dans l’épopée du kémitisme, religion néo-païenne afrocentrique qui voit dans toutes civilisations un héritage de l’Égypte antique (Paris est « Per-Isis », p. 129). Une autre préfère composer avec les données coloniales, estimant que ses racines sont définitivement coupées, et refuse le traditionalisme qui veut qu’on porte des wax laids et criards sous prétexte de retour aux sources (p. 113). Une troisième parle camfranglais, cet argot camerounais mêlant différentes langues régionales et coloniales. Alors Léonora Miano se révèle la digne héritière du style plurilingue de la littérature francophone africaine, cette tradition que retraçait à grands traits, quelques mois avant la parution de Crépuscule du tourment, Alain Mabanckou dans sa leçon inaugurale au Collège de France.
Née au Cameroun, venue en France étudier la littérature américaine, Léonora Miano est l’autrice d’un grand nombre de romans post-coloniaux dont l’un des plus récents, Red in Blue, a été adapté avec sa collaboration par un metteur en scène japonais, Satoshi Miyagi. La productivité et la culture mondiale de Léonora Miano lui viennent certainement de ses lectures américaines ; écrivant en français, elle elle recompose une documentation de romancière qui lui vient d’outre-Atlantique autant que d’Afrique. Crépuscule du tourment est directement inspiré de textes afro-féministes, queer ou womanists élaborées dans le continent africain (pour un exemple voir ici). Dans son roman, Miano leur donne une cohérence psychologique et intime à partir d’une « société où l’on n’est pas censée exposer l’intimité », comme elle l’explique en interview. Vu son projet d’observer une féminité aux contours incertains à travers des théories et une documentation mondialisée, la romancière pourrait être accusée de ne décrire que l’élite mondialisée de ce pays subsaharien indéterminé, sans rapport avec la réalité socio-historique profonde. Mais ce serait ne pas faire droit à l’audace littéraire. Ce roman fait entendre les formulations les plus lucides et les plus complexes de la féminité africaine décoloniale et, si l’on en croit l’autrice, de la féminité tout court, telle que l’Histoire l’a sculptée.
L’incipit est saisissant : « On étouffe comme avant l’orage. Il approche, prend son temps, strie le ciel d’éclairs soudains et espacés, lance sur nos existences d’indéchiffrables imprécations. J’en ai vu d’autres… » (p. 9). Ainsi, dès la première page, un sublime lyrisme syncrétique nous fait sentir un peu du vent de poésie qui souffle sur les mouvements d’émancipation américains et qu’on entend rarement siffler dans les oreilles françaises. Du tout se dégage une lente sagesse stoïque : les personnages se tournent lentement vers l’avenir, pour des raisons divergentes. Les parents moquent les révoltes africanistes des jeunes ; les jeunes dénoncent les compromissions des parents : « Nos parents ont jeté aux ordures la culture des anciens. Nous n’irons pas draguer le fond de la décharge » (p. 266-267).
Léonora Miano, Crépuscule du tourment, Pocket, 2016, 304 p., 7.50€.
Lire ailleurs : la recension d’Afrolivresque, du Monde, et celle, trop brève, de Télérama ; lire surtout l’avis éclairé de La Plume Francophone et la chronique d’Ada.