Anne-Marie Garat, Cloé Korman, Serge Joncour et Yves Ravey. (c) Villa Gillet.
La Villa Gillet, c'est bien.
Les Assises internationales du roman, c'est génial.
Mais Lyon, c'est loin.
Pour ceux et celles qui n'iront pas sur place pour la treizième édition de la manifestation, du 20 au 26 mai (ici), ces extraits de textes inédits de quatre auteurs invités qui débattront de l'art de "Construire un personnage" (samedi 25 mai, 15 heures). Un petit tour dans la cuisine de l'écriture.
Anne-Marie Garat
Derniers titres parus:
"Voie non classée" (Flammarion, 2019, réédition de 1985)
"L'Homme de Blaye" (Flammarion, 2019, réédition de 1984)
"Le grand Nord-Ouest" (Actes Sud, 2018)
"Hongrie" (Actes Sud, 2017)
Anne-Marie Garat.
(c) Philippe Matsas.
Pourtant me reste posée l'épineuse question de son apparition. A savoir lui donner semblance et crédibilité de personnage, autorité à intriguer dans la combinaison narrative de mon prochain roman. Le problème étant que je ne le connais pas: la tête qu'il a, son histoire, ses émotions, ses pensées, ses intentions, son destin (sa destination), ni même son motif d'être. Il me faut toute la durée de l'écrire pour faire sa connaissance, et encore: une fois parvenu à sa dernière version, quand le livre me quitte, épuisé, lessivé du travail qu'a été sa survenue, j'en reste orpheline comme de quelqu'un qui s'éloignerait de moi sans avoir dit son mot de la fin. Ainsi des êtres de nos vies, de leur perte irréparable et du sentiment que nous n'avons pas résolu l'énigme d'avoir été ensemble, temps confisqué par l'absence, la mort. Non, il n'y aura pas de mot de la fin. Pourtant nous continuons de le chercher en fréquentant les personnages, en les questionnant et les revisitant dans le dialogue intime des lectures, trace qu'ils laissent en nous, fantômes.
C'est ainsi que tel ou tel de mes personnages n'ayant pas eu satiété d'existence réclame d'advenir de nouveau, spectre ou revenant de mon imaginaire qui s'énoncerait sous une autre facette, en d'autres habits, visage ou genre et âge, époque, paysage ou maison, je le rencontre à des années de distance ou d'hier, aux antipodes dans une forêt inconnue, nuit sans lune, sur un quai de gare, de port, dans la chambre à côté, la rue adjacente. Il a alors une autre voix parlante pour feindre d'exister et de s'achever provisoirement dans un nouveau roman: dans la fiction de langage que je fomente mot à mot, page à page. Or ce qu'il déguise dans le mot, la phrase, la tournure, l'inflexion et le timbre, son tempo, sa respiration, c'est encore lui ou elle qui n'en finit pas de réclamer de pendre chair – de s'incarner. Mais c'est encore trop vite dit qu'incarner, car sa présence est plus atmosphérique que charnelle, une opacité immatérielle montant peu à peu, comme se profile au bain du révélateur l'image latente des pellicules sensibles; son contour de personnage est lent à paraître. Son odeur, le grain de sa peau, son regard, sa température de couleur et l'ombre qu'il porte sur la page, image émue qui embue plus qu'elle ne dessine sa silhouette, sans parfaire sa définition.
Son commencement tient souvent à une proposition de phrase enchaînée à sa subordonnée, voire à sa relative, à un agencement de mots bien huilés ou désarticulés, aux liens qui de proche en proche bifurquent, extravaguent en images et en collages; surtout pas à une idée. L'idée programme le roman comme un projet de maison tracé au crayon bleu d'architecte sur la table à dessin, elle passe commande du livre clé-en-main, plan courant de préfabriqué qu'il ne reste plus qu'à délayer dans du liant à roman, avec du remplissage colorié pour le rendre attrayant. Or - foin de l'habileté - le roman, l'idéal roman, s'exécute sans guide-âne, mode d'emploi ni règle à tirer. N'ayant de contour que rêvé, de réalité que son énoncé, ça ne veut pas rien dire d'écouter ce qu'annonce une esquisse de phrase et de tomber sur un assortiment éberluant, sauté d'un bond sur la page soudain.
A l'aventure du récit dit Stevenson, à l'aventure de la phrase dit Giono: à ce qu'ont d'aventureux l'ensorcellement et la radicale puissance de la littérature pour doubler le monde de présences.
Un personnage n'illustre pas une idée comme une imagerie de livres d'enfants ou un habillage de bonbon à suçoter pour lecteur pressé. Si jamais une idée se présente, rien qu'une petite, je ferme mon ordinateur et je file en vitesse vider le lave-linge, tartiner de la confiture ou faire du taï-chi avec les dames chinoises du square. La littérature est trop sérieuse pour perdre son temps avec des idées "plan courant". Rien de plus urgent que de cohabiter avec l'âme pensante et l'énigme d'être, telles qu'en ont conçus les penseurs et raconteurs terribles de l'humanité nous peuplant de leurs récits, de leurs personnages et de leurs histoires.
Pour mon compte, je sais que je n'invente rien d'original, ne crée rien dans l'absolu, que j'en appelle - souvent à mon insu, parfois en toute conscience - à la multitude des personnages de romans, de films, de contes et de récits qui depuis la caverne millénaire nous articulent au monde par des réalités imaginaires, aussi vitales que les réalités matérielles. Je sais que de là proviennent ces ombres et ces esprits chamaniques, de si grande vieillesse et jeunesse que leurs voix continuent de me parler et de me rendre plus vivante; à la vie, à la mort."
Cloé Korman
Derniers titres parus:
"Midi" (Seuil, 2018)
"Les saisons de Louveplaine" (Seuil, 2013)
"Les hommes-couleurs" (Seuil, 2010)
Cloé Korman.
"Je ne vois pas le personnage du roman. Je le suis où il va, je ressens ses émotions les plus intimes et je partage certaines pensées qu'il n'exprime pas même au plus proche de ses amis, je les connais parfois sans qu'il se les soit formulées… Mais je ne le vois pas. Je referme le livre et son image reste un secret. Certes, je peux assembler en imagination des traits plus ou moins précis, je sais s'il est grand ou petit, gras ou maigre, mais à tout moment ses traits se désassemblent, ils glissent. Il me semble que bien d'autres choses sont plus nettes que lui, des lieux, des scènes, mais lui non, car en fait c'est à travers lui que je vois le reste du roman.J'aime construire mes personnages en ayant conscience à la fois de cette intimité et de cette ignorance, de cette puissante déprise. Et j'aime plus que tout raconter la rencontre entre mes personnages et des fictions, des mythes, des spectacles, d'autres histoires imaginaires que je fais circuler à l'intérieur du roman, qui rendent les personnages plus réels par effet de trompe-l'œil – parce qu'il me semble que l'intérêt pour des histoires qui ne sont pas réelles est l'un des caractères les plus intéressants de l'âme humaine, et l'un des traits qui prête le plus grand degré de réalité à mes personnages. Cela ne les rend pas pour autant visibles.
Ce caractère insaisissable, je le perçois comme une chance. Il est plus que nécessaire dans le monde actuel de nos existences numériques… La plongée dans l'intimité des paroles et des songes peut être dangereuse et abusive, le "flux de pensées" n'est plus ce qu'il était à l’heure de Facebook et Google. Ce n'est plus la main des anges sur le front fébrile des Berlinois dans "Les Ailes du désir", dont le toucher léger permettait de saisir les pensées, c'est autre chose, la version Stasi généralisée, accessible à des agents devenus beaucoup plus nombreux et habiles. Nos conversations sur les réseaux sociaux, tout en ayant l'apparence de la parole orale par les mots et les intonations qui les composent, ne sont pas des paroles ailées, elles sont enregistrées et captives. Et la requête que je lance sur le moteur de recherches raconte plus sûrement mes anxiétés, mes opinions et mes affinités que si j'allais les crier dans la rue, où l'outrance les rendrait moins crédibles. Depuis 2013, on sait largement combien ces traces peuvent nous être nuisibles, récupérées par des entreprises, des administrations, des armées, qui peuvent les utiliser à notre insu, voire contre nous.
C'est là que la transparence du personnage de roman, sa labilité et son absence d'image, sa présence-absence, son pouvoir de hantise, m'intéresse et me séduit. Il se glisse partout sans laisser de trace, ni empreinte digitale ni fibule étranglant son cou à chaque fois qu'il ouvre la bouche. Il se dérobe, il reste libre et son invisibilité me respecte et me laisse libre à mon tour. La relation avec le personnage de roman me fait éprouver ce que peut être une relation d'intimité et de liberté radicales. Tout en n'existant pas, le personnage m'y exerce, et me rend consciente du fait que ce rapport-là est possible et désirable. C'est cela que j'aime faire ressentir quand je le compose et que j'essaye de le faire exister, entre une infinie précision et une infinie absence.
Dans un monde d'épuisement des ressources écologiques, nous serons peut-être amenés dans peu de temps à renoncer à l'avion, et aux voyages qui nous rapprochent physiquement d'autres êtres humains à l'autre bout du monde, et peut-être aussi en aurons-nous assez d'être les uns pour les autres des consommateurs et des usagers, du capital humain, des électeurs manipulés ou autres foules sentimentales. Alors peut-être aspirerons-nous à devenir les uns pour les autres un peu plus comme des personnages de romans, à nous connaître sans nous entre-dévorer, dans la joie du fantasme et de la fiction."
Serge Joncour
Derniers titres parus:
"Chien-Loup" (Flammarion, 2018)
"Combien de fois je t'aime" (Flammarion, 2017)
"Repose-toi sur moi" (Flammarion, 2016)
Serge Joncour.
"Le personnage, les personnages d'un roman, ce sont en premier lieu les compagnons de celui ou celle qui écrit le livre. La plupart d'entre eux pré-existent à l'écriture, ils sont des présences non encore mobilisées, une compagnie en attente. Ecrire un roman suppose moins d'être seul; que d'être isolé avec eux. Lorsque que j'écris un roman, les personnages sont des êtres qui occupent, qui hantent, en dehors de l'écriture elle-même. Parce qu'écrire, c'est certes se mettre à la table ou devant l'écran, prendre le crayon ou le clavier, mais écrire c'est aussi, pour une bonne part rêver le roman, le présumer, s'y égarer, sans écrire, et à ce moment-là les personnages existent au même titre que des proches, des êtres dont on attend beaucoup, sur lesquels on compte, c'est bien le signe qu'ils existent. Après se pose la question de le décrire, plus ou moins précisément, et en fonction de tout un tas de critères. Parfois j'ai eu besoin d'être précis, de dire de tel personnage qu'il faisait tel poids, qu'il avait telle taille. Parfois je m'en tiens à des descriptions vagues, mais parlantes, comme on le fait à la boulangerie ou au café, quand quelqu'un a oublié son parapluie, et que l'on dit, ah mais il appartient au petit brun, au grand chauve, à la petite dame au chapeau violet, à la grande blonde, ou à l'autre con. Parfois, ça peut suffire pour faire image, l'autre con, tout lecteur a sa représentation assez précise de ce qu'est pour lui un "l'autre con". Dans tous ces cas, c'est que les personnages sont encore à distance, qu'il n'y aura donc pas de confusion possible pour le lecteur, il ne cherchera pas l'auteur derrière untel ou untel. Le problème est bien différent dès lors qu'on écrit à la première personne. Le je, est l'amorce de tous les quiproquos, c'est le lieu de toutes les confusions, un vrai régal pour qui aime jouer, jouer le vrai, ou le faux semblant... Mais il faut un je vraiment sincère, pour qu'il se recoupe bien, sans faille, de livre en livre, au fil d'une œuvre. Tous les je ne parlent pas d'eux. On s'y perd. A moins d'avoir clairement établi le protocole avec son lecteur, ce je sera bien moi, ayez confiance en moi. Mais c'est là demander beaucoup à ce personnage, d'endosser à la fois son statut d'être immatériel, et d'endosser le rôle de l'auteur, connu ou pas de ceux qui le lisent. On entre là dans un jeu de miroir, sachant que le lecteur, du moins pour certains, se reconnaîtront très précisément dans ce je, il parlera pour eux, en leur nom, il leur trouvera les mots, c'est vertigineux, fou, et noble. Mais ça me fait peur. J'aime pouvoir démobiliser mes personnages, les poser dans un avion et m'en défaire pendant deux cents pages. Et les re-convoquer au besoin. Alors qu'un "je" ne s'absente pas. Il est continuellement mobilisé, et constant.De toutes les façons construire un personnage, tous ses personnages, se fait, non pas à partir d'argile, mais d'êtres vrais, rencontrés ou aimés, ou juste croisés, mais bien souvent pour moi ils sont des réminiscences, des absents que je réinvite, des inconnus croisés, des lointains recomposés, des voisins que je déforme tant, qu'ils ne pourraient se reconnaître.... D'où l'importance d'avoir des voisins qui ne lisent pas. Les personnages ce sont aussi ceux des livres précédents, des romans écrits il y a cinq ou dix ans, et qui sont eux aussi toujours un peu présents, comme des camarades de classe ou des amours passées, mais dont à tout moment on peut vous reparler, pour peu de tomber sur un lecteur tardif, ou une lectrice qui a acheté un vieux poche rabougri dans une brocante, un personnage très ancien dans un livre jauni et amoché, et dont pourtant cette lectrice me parlera comme d'une rencontre de fraîche date. C'est bien le signe que les personnages font un peu ce qu'ils veulent, et qu'ils vivent sans nous, qui les avons faits. Finalement, ils sont peut-être plus libres que l'auteur lui-même. Dans tous les cas, ce sont toujours eux qui parlent, ou pas, ce sont toujours eux qui ont le dernier mot, d’ailleurs, au premier tiers de la rédaction d’un roman, ils ont acquis suffisamment d'épaisseur ou d'autonomie pour décider eux-mêmes de leur propre sort, à partir de là c'est à eux de décider du roman, d'alimenter l'intrigue et de nouer les sorts. Les personnages, bien souvent ce sont eux qui font que l'on aime ou pas un roman, qu'on y croit ou qu'on n'y croit pas, qu'on s'y attache ou pas, qu'on ait peur ou pas. Rien n'est plus malheureux qu'un personnage, dont on se fout..."
Yves Ravey
Derniers titres parus:
"Pas Dupe" (Minuit, 2019)
"Trois jours chez ma tante" (Minuit, 2017)
"Sans état d'âme" (Minuit, 2015)
Yves Ravey.
"Cela s'est produit, dans l'écriture: Mon dernier roman, "Pas Dupe".D'abord, j'ai recherché une conjonction d'événements qui me mettraient en disposition de commencer. Mais tout de suite m'est venu que rien ne se fait sans le personnage. J'ai constitué un échafaudage de situations. J'ai attendu.
La première fois, j'ai aperçu le personnage sur un écran de cinéma, il était en noir et blanc. C'était un homme, accompagné d'une jeune femme. J'ai noté aussitôt que cette femme était jeune, et blonde, et j'ai pensé: blonde, cela ne veut rien dire. Je suis donc revenu à cette silhouette masculine. Et j'ai élaboré le projet de tirer cette silhouette hors des ténèbres. M'est apparue cette image, l'ombre portée du personnage sur les murs des bâtiments. Dehors, autour de moi, c'était le grand jour: la première page de mon roman. Vide cependant.
Je me sais alors constitué par la mise en contact progressive avec celui-là qui m'habite, dont je sais, par réciproque, que je dois l'habiter.
C'est cet aller et retour qui me motive à ne pas lâcher prise. Pourtant, je sais que le moindre faux-mouvement rendra cet être insignifiant, donc l'éloignera de moi. Dans ce cas, je me verrai dans l'obligation de le quitter. Et de tout recommencer. D'attendre qu'une silhouette surgisse sur le mur du bâtiment.
Mais si ce personnage reste en place, s'il convoque d'autres êtres comme lui, tapis dans l'ombre encore, et indistincts, mais prêts à surgir, dans ce cas, je le laisse venir.
C'est-à-dire que l'expression laisser venir convient à quelqu'un que j'imagine marcher dans une rue sombre, sous la pluie, qui s'attarde, comme s'il m'attendait pour engager la conversation. Je traverse alors la longue nuit de la préparation au roman, ponctuée de réveils fantomatiques.
Un jour, dans la préparation du roman concerné, "Pas Dupe', j'ai aperçu le personnage. Il se tenait, non plus, longeant une rue, sous la pluie, mais au bord d’une route, dans un lieu désertique, accablé de soleil. Il regardait la voiture accidentée au fond du gouffre, où reposait le cadavre de son épouse.
Je sais alors que je ferai connaissance de celui-là qui a fini par se présenter en venant à moi. Celui-là à qui je donne son nom.
Je le sais, c'est toujours comme cela: le personnage n'existe qu'à la condition d'être désigné. Il l'est dans la mesure où je lui donne un patronyme, ou du moins, si un nom surgit, qui le définit.
La couleur du nom, c'est sa définition: De quelle langue est-il issu? quelle particularité? J'entre alors dans le cadre où évolue ce nom. Ici par exemple, nous sommes en Californie. Vais-je choisir un nom typiquement américain? Ou ne va-t-il pas s'imposer que la langue parlée le plus souvent, c'est l'espagnol? N'est-il pas, peut-être, fils d'immigré d’Europe centrale?
Je note aussi que le nouveau venu a aussi un prénom. Et je pense à ceci: Le nom est donné par la lignée, par les ascendants, il est un concentré d'Histoire. De sa composition émane un son original.
Le prénom, quant à lui, est choisi à la naissance par les parents, et le choix de ce prénom entre souvent en cause dans la définition de la personnalité.
Nous avons donc deux facteurs qui contribuent à la construction du nom: l'Histoire, l'hérédité, et l'intention familiale. Tous deux agissent sur la constitution de l'individu mis à jour, qui, du moins, a bien voulu se présenter à l'auteur en sortant de l'obscurité de la rue.
Et quand j'en viens à le citer dans mon ressassement intérieur, à parler de lui avec naturel et familiarité, comme j'évoquerais une connaissance proche… que tout le monde connaît, alors, je peux dire que ce personnage devient le protagoniste de mon roman.
Je le sens, il vient de pénétrer l’épaisseur de phrase.
Ça ne va pas plus loin."