Manuel à l'usage des femmes de ménage · Lucia Berlin
Par Marie-Claude Rioux
Je pèse mes mots: j’ai trouvé ma Raymond Carver féminine!43 nouvelles. C’est beaucoup d’un seul coup. Reste qu’à aucun moment, aucun, je n’ai eu envie de reprendre mon souffle, ni de m
’accorder une pause. J’accueillais chaque nouvelle à bras ouverts, avec le même enthousiasme, curieuse de découvrir où Lucia Berlin allait m’amener: dans un lavomatic, en prison, dans une classe d’espagnol, dans un centre de désintoxication, dans une clinique d’avortement, dans un cabinet de dentiste…Les 43 nouvelles de Manuel à l’usage des femmes de ménage s’abreuvent aux sources de la vie de Lucia Berlin. Une vie riche, parcourues de turbulences: mariée à trois reprises, mère de quatre garçons, alcoolique – à la fin de sa vie, la bouteille d’alcool a laissé place à la bouteille d’oxygène. Femme de ménage, secrétaire médicale, standardiste, prof d’espagnol. Elle a bourlingué dans plusieurs États des États-Unis, au Mexique, au Chili. Lucia Berlin se dissimule derrière les femmes qu’elle met en scène. Elle est cette jeune fille qui arrache toutes les dents de son grand-père dentiste.Elle est cette mère alcoolique en manque. Elle est cette sœur qui prend soin de sa cadette atteinte d’un cancer. Elle est cette infirmière qui fait face à la douleur fantôme d’un patient. Les rencontres sont souvent improbables, d’autant plus marquantes: inoubliable, cette jeune mère mexicaine désespérée («Mijito»); mémorable, ce vieil Apache alcoolique (Lavomatic Angel’s), marquant, cet étudiant charismatique et provocateur (El Tim).L’acuité du regard qu’elle porte sur le monde me fascine. Son sens de l’observation, porté par une lucidité féroce, frappe comme un coup de massue. Je me suis laissée bercer par son style tantôt saccadé, tantôt mesuré. Des tournures de phrases étonnantes, des images saisissantes, des comparaisons inusités.«Il avait un col de fourrure. Oh, le pauvre col de fourrure feutrée, jadis argentée, désormais jaunie comme le derrière des ours polaires au zoo, quand ils se pissent dessus.»Comme l’écrit Lydia Davis dans la préface du recueil: «La façon dont un écrivain embrasse le monde est encore plus convaincante quand il voit l’ordinaire avec l’extraordinaire, la vulgarité ou la laideur en même temps que la beauté.» Lucia Berlin capture les moments de beauté et de grâce qui surgissent de la noirceur. L’art avec lequel elle passe du tragique au comique, entremêle le clair et l’obscur, les instants de bonheur et de déchirement, créant un étonnant nuancier de gris.Les scènes les plus glauques en deviennent lumineuses.Je pourrais dire que sur les 43 nouvelles, certaines sont plus pâlottes. Forcément. Mais la puissance et la force de la majorité des nouvelles compensent largement. Une nouvelliste d’exception, au pouvoir magnétique.Un second recueil doit paraître sous peu: Un soir au paradis, chez Grasset. Je ne m’en peux plus d’attendre… Pis si je m’écoutais, je replongerais drette-là dans ce Manuel à l’usage des femmes de ménage. J’ai tellement aimé l’univers et les mots de Lucia Berlin que j’en perds toute objectivité!Manuel à l’usage des femmes de ménage, Lucia Berlin, trad. Valérie Malfoy, Livre de poche, 600 pages, 2018.★★★★★