"Ainsi, les orties ont la taille de mon enfance et les hommes sont immenses quand ils disparaissent".

Un phrase de titre d'une grande beauté, qu'il m'a suffi de taper pour retrouver aussitôt l'atmosphère et les émotions de notre roman du jour. Un roman autobiographique qui nous plonge dans une enfance heureuse, mais tout de même compliquée sur le plan matériel, et qui nous fait également traverser les années 1970, décisive pour la France rurale... Après s'être intéressée à la question des réfugiés dans "Venus d'ailleurs", Paola Pigani retrace son passé familial dans "Des orties et des hommes" (en grand format aux éditions Liana Levi), et n'oublie pas qu'elle aussi est issue d'une famille déracinée, exilée. Une famille qui a su trouver sa place en France, dans un coin de Charente où il fallait trimer dur sans certitude quant au lendemain. Loin des témoignages larmoyants et des enfances malheureuses qu'on nous assène régulièrement en librairie, voici un roman résolument optimiste et revigorant, qui n'oublie pas les côtés plus sombres, mais choisit la nostalgie pour tourner la page d'une époque révolue.

Pia a 11 ans et vit dans une ferme avec sa famille, les grands-parents, pas loin, les parents et une fratrie nombreuse. Cette ferme se trouve en Charente, une exploitation modeste, qui produit tout juste de quoi s'en sortir, et encore, pas systématiquement. D'autant qu'il a fallu emprunter au Crédit Agricole pour pouvoir travailler cette terre, pas toujours facile.
Ce coin de campagne française, Pia y est née, mais pas sa famille, originaire d'Italie et venue s'installer en France après la IIe Guerre mondiale. Un exil, pour les plus anciens, en particulier le grand-père de Pia, un nouveau départ pour les autres. Une vie aux champs pour cette fillette espiègle, qui rend service, bien sûr, mais profite surtout de cette vie au grand air.
Il y a sa complicité avec Mila, elles sont les deux petites dernières et s'entendent comme larronnes en foire, il y a aussi Joël, que Pia considère comme son meilleur ami. Un garçon solitaire, rejeté parce que malade et surtout bossu, mais avec qui la jeune fille aime passer du temps. Il y a les animaux de la ferme et ce microcosme que forment les fermes disséminées dans ce coin à l'écart.
Une vie heureuse, même si elle est très modeste. Un père toujours de bonne humeur, malgré les difficultés, toujours une chanson italienne à la bouche, une mère discrète, mais aimante, un grand frère bien décidé à développer cette exploitation pour qu'elle leur permette d'améliorer leur situation, et d'emménager dans une maison toute neuve, moderne...
Il n'y a guère que Valma, la grande soeur de Pia, qui n'a pas l'air enchantée par cette vie-là. Sans doute celle qui rêve le plus d'une vie différente, nourrie par ce qu'elle lit dans les magazines, ce qu'elle entend sur le transistor. Elle n'a qu'une hâte : pouvoir s'en aller, gagner la ville, vivre sa vie. Et laisser derrière elle cette jeunesse paysanne.
Pia, pour sa part, ne se pose pas encore toutes ces questions lorsqu'on la rencontre. Mais, on va la suivre pendant une décennie, celle qui va la mener à l'entrée dans l'âge adulte, tout au long de l'adolescence et du chambardement que va représenter pour elle sa vie scolaire, loin (pas si loin, en fait, mais c'est presque un autre monde) de la maison et de sa famille.
Une décennie, et pas n'importe laquelle : les années 1970. Pas vraiment celle du psychédélisme et du peace and love, ou alors vus de très loin, mais celle d'une France qui évolue, qui change, mais qui doit aussi faire avec des évolutions qui dépassent largement ses frontières, on pense évidemment aux chocs pétroliers, à la fin des Trente Glorieuses.
Il est d'ailleurs intéressant de remarquer qu'on retrouve ces événements politiques, économiques, sociétaux, jusque dans la construction du roman, le pivot entre l'enfance et l'adolescence de Pia étant le terrible été 1976 et cette sécheresse interminable aux conséquences dramatiques pour bien des familles dans les campagnes françaises.
"Des orties et des hommes", c'est une chronique des campagnes françaises de cette époque-là. Mais c'est d'abord et surtout, je trouve, une espèce d'anti- "Poil de Carotte". Là où Jules Renard retraçait son enfance malheureuse au sein d'une famille sans amour, sans joie, où sa chevelure rousse l'avait désigné comme souffre-douleur, Paola Piagni, elle, raconte une enfance heureuse, une famille unie.
Elle le fait avec nostalgie, et donc avec une réelle émotion, on reviendra sur certains aspects qui nourrissent la palette des émotions, mais aussi avec un regard positif, reconnaissant. Cela ne veut pas dire que tout est rose, entendons-nous bien : c'est une vie rude, un train de vie modeste, quelques états d'âmes, des inquiétudes, des deuils, aussi. Mais une vie qui suit son cours.
Autour de la famille de Pia, les choses ne sont pas aussi sereines, et c'est également ce qui rend remarquable, mais sans angélisme, cette histoire-là. Il y a Joël, par exemple, garçon intelligent et débrouillard, mais qui se sait en sursis. Il y a aussi des violences familiales, dans d'autres fermes du coin. De la solitude, aussi, parce que le temps tourne, l'âge avance...
Cet aspect-là est frappant, d'ailleurs, lorsqu'on lit "Des orties et des hommes", c'est cette sensation d'un monde qui vieillit et avance vers sa mort. Dit ainsi, ça semble très violent, mais c'est vraiment le cas. Avec les sensations que de tels événements peuvent engendrer chez une jeune fille. Et surtout, avec ces anciens qui s'éteignent, c'est un monde qui s'apprête à disparaître...
Le monde que raconte Paola Pigani, celui dans lequel elle a grandi, n'existe plus. La condition paysanne, on évoque régulièrement ces questions dans notre actualité, est de plus en plus difficile et ce que l'on en voit est très loin de la ferme de la famille de Pia, une exploitation de petite taille, sur un territoire bien peu fertile, très isolée, avec bien peu de débouchés...
En lisant "Des orties et des hommes", je songeais à "L'Amie prodigieuse", d'Elena Ferrante. Les deux livres n'ont finalement pas grand-chose en commun, si ce n'est de raconter l'histoire d'une famille italienne dans un contexte historique précis. Le roman de Paola Pigani, c'est un peu "L'Amie prodigieuse" des campagnes, avec Pia en Lenu de Charente.
Car on retrouve chez Pia cette même ascension sociale, en partant du bas du bas de l'échelle, mais en montrant des aptitudes qui vont lui permettre d'évoluer, de grandir, d'avancer. Et surtout de voler de ses propres ailes, sans craindre les vilains tours du déterminisme social. Plus encore qu'avec la mystérieuse Elena Ferrante, on mesure le parcours accompli en regardant où en est Paola Pigani aujourd'hui.
Pia est un personnage lumineux, insouciant, un brin candide, même si, en grandissant, elle va évidemment mûrir et regarder le monde qui l'entoure différemment. Elle est chenille devenant papillon, mais pas seulement sur le plan de l'évolution physique, non, dans sa place dans le monde, également.
Car chaque jour qui passe est un jour de moins passé à la ferme. Son avenir est ailleurs, dans ce monde qui paraît si loin. Et quand je dis "monde", n'imaginez pas tout de suite une mappemonde, rien que la ville, et on parle de villes de taille fort modeste dans un premier temps, paraît tellement loin, au bout d'un interminable voyage.
Mais, peu à peu, étape après étape, le parcours de Pia va se construire. Sans précipitation, à l'inverse de Valma, qui a voulu sauter le pas trop vite et s'est égarée. Pia grandit en même temps qu'elle avance, sans briser les liens qui la relie à cette terre natale, à cette famille à qui elle doit aussi largement ce qu'elle est devenue.
Pardonnez-moi d'allez assez loin dans le roman, mais pour moi, un des passages les plus marquants est le voyage de Pia en Italie. Parce que pour la première fois, et nous avons tous plus ou moins vécu cela, elle quitte vraiment le giron familial, elle s'en éloigne de beaucoup. Mais surtout, parce qu'elle renoue les liens jamais complètement rompus avec le pays des origines...
Il ne faut absolument pas négliger cet aspect. Il est fort, il est au coeur du livre, à travers ces grands-parents, en particulier le grand-père de Pia, qui "est devenu vieux aussitôt la première frontière passée" et ne s'est jamais remis de cet exil. A travers la voix de ce père qui, lors des trajets en voiture, chante des chansons italiennes...
Pia est française, l'Italie est une sorte d'abstraction pour elle, jusqu'à ce qu'elle y mette les pieds et qu'elle se sente presque comme chez elle. Mais surtout, porteuse de la mémoire des siens, de ceux auprès desquels elle a grandi et de tous les autres qu'elle n'a pas connus... Chaque nouvelle étape de la vie de Pia lui a apporté quelque chose, mais celle-ci me semble primordiale.
"Des orties et des hommes", ce n'est pas juste un enchaînement de souvenirs ou de scènes un peu anecdotiques enfilées comme des perles. Non, c'est vraiment l'histoire d'une jeune fille qui grandit et approche de l'âge adulte, et l'histoire d'une famille à laquelle on s'attache rapidement. Chaque épisode apporte son lot d'émotions au lecteur.
Cela passe aussi par une écriture très belle, très imagée et pleine d'une vraie poésie. Il y a la nostalgie, déjà évoquée dans ce billet, qui est une sorte de moteur, mais aussi une bienveillance et une vraie tendresse pour tous les personnages que l'on croise, en particulier dans les alentours de la ferme familiale.
Je crois me souvenir avoir insisté sur l'humanité qui se dégageait de "Venus d'ailleurs", je l'ai retrouvée ici, particulièrement dans les moments les plus douloureux. On est aux antipodes du cynisme contemporain, mais sans jamais tomber dans la mièvrerie, bien au contraire. On ressort de cette lecture avec un vrai sourire et avec un moral regonflé.
On va terminer en musique, eh oui, cette fois, c'est possible ! Car elle occupe une place non négligeable dans le livre de Paola Pigani. J'ai évoqué les talents de chanteurs du père de Pia, j'ai aussi parlé du transistor, qui diffuse beaucoup de chansons de ces années-là, en particulier la variété française, que les filles aiment fredonner.
Cela contribue à ancrer l'histoire dans son époque, à replonger le lecteur dans cette ambiance un peu désuète, qui rappelle les émissions de Maritie et Gilbert Carpentier (pas pour Pia et les siens, car il n'y avait pas la télé à la ferme), mais qui illustre parfaitement le contexte du livre. Sans oublier les bals organisés dans les alentours, où se retrouve la jeunesse du coin...
Un chanteur est particulièrement apprécié de Pia et de ses soeurs, c'est Mike Brant. Il serait certainement le n°1 de leur hit-parade. Mais ce n'est pas lui que l'on va écouter pour clore ce billet. Non, ce sera une chanson évoquée dans le roman et qui me semble parfaitement le symboliser, sous différents aspects. Parce que c'est une chanson italienne, mais aussi parce qu'elle évoque pleinement la période dans laquelle se déroule "Des orties et des hommes", roman fort et riche.