La dernière fois que j’ai eu un coup de cœur aussi fort pour un roman graphique, c’était pour Moi, ce que j’aime, c’est les monstres d’Emil Ferris. Lorsque j’ai vu l’arrivée de Sabrina en librairie, j’ai dit à ma libraire chouchou Maud que je comptais le lire. Elle m’a dit que le dessin la rebutait et mon assurance a vacillé. Après être allé lire une entrevue dans The Observer, elle s’est décidée à lire le roman graphique de Nick Drnasoet s’est exclamée: «Tout le monde devrait lire Sabrina. Parce que c’est fort, efficace, angoissant et vrai au max.»Comme quoi, il faut savoir aller au-delà de ses premières impressions!Alors, de quoi ça parle, au juste? Il y est question de Calvin Stroebel, technicien informatique au sein d’une unité stratégique de l’US Air Force. Calvin est assis entre deux chaises: accepter une promotion ou déménager en Floride pour essayer de rabibocher son couple et sa vie de famille? Faut dire que sa femme n’est pas chaude à l’idée et que sa gamine Sissi est plutôt apathique. La vie de Calvin, c’est auto, boulot, dodo. Entre ça: soirées télé, une bière dans une main, une pointe de pizza dans l’autre, après avoir lancé quelques croquettes au chat; jeux vidéo en ligne avec les collègues; furetage sur le net.
L’arrivée de Teddy, un copain de lycée perdu de vue depuis belle lurette, amène quelques remous dans la vie terne de Calvin. Depuis la disparition de Sabrina, sa fiancée, Teddy n’est plus que l’ombre de lui-même. Qu’est-il arrivé à Sabrina? L’ignorance le ronge de l’intérieur. Calvin fait son gros possible (un gros possible souvent maladroit) pour soutenir Teddy. Les jours passent, entre malaise et apathie. Jusqu’à ce qu’une vidéo commence à circuler sur le net…
· · · · · · · · ·Nick Drnasoa réussi un véritable tour de force:celui de saisir l
’air du temps sous l’Amérique de Trump. Tout y passe: omniprésence des médias, dérives de l’information, tuerie de masse, port d’armes, théories du complot, trolls. Mais, par-dessus tout, il se dégage de ces pages une extrême solitude, un vide existentiel abyssal. Les rapports sociaux et familiaux ne tiennent qu’à un fil, la violence est banalisée. Cette extrême solitude est amplifiée par le dessin lui-même:appartement glacial, quartier de banlieue désert, lieu de travail impersonnel. Dire que je trouve le dessin magnifique serait exagéré. Reste que le minimalisme extrême, la sobriété et la naïveté du trait desservent parfaitement bien le propos. L’absence d’expression des personnages et la fadeur des couleurs en ajoutent encore une couche.C’est glaçant, oppressant, d’une lucidité douloureuse. Un coup de poing en plein ventre, de ceux qui coupent le souffle pour un bon bout de temps. Une lecture qui rend le malaise palpable et contagieux. Sabrina, Nick Drnaso, trad. Renaud Cerqueux, Presque Lune, 208 pages, 2018.★★★★★