Trois ans. Ça fait trois ans qu’Eden Malcom, revenu d’Irak, gît dans un lit au centre des grands brûlés de San Antonio. Le Humvee dans lequel il se trouvait a roulé sur une mine, tuant son meilleur ami et tous les autres occupants du véhicule. Le fantôme de son meilleur ami raconte:
Cette nuit-là, dans la vallée du Hamrin, j’étais assis à côté d’Eden et j’eus plus de chance que lui lorsque notre Humvee roula sur une mine, nous tuant moi et tous les autres, le laissant, lui, tout juste survivant. Depuis lors, je continue de traîner dans les parages, je suis seulement de l’autre côté, je vois tout et j’attends.
Eden et Mary sont mariés, avec un enfant en route, quand le militaire part effectuer sa deuxième mission. Il rentre chez lui sur une civière, couvert de graves brûlures. Eden aurait dû mourir. Mais s’il était mort, il n’y aurait pas eu de roman! Eden est donc maintenu en vie.
À ses côtés, sa femme Mary, le dévouement incarné. «Mary ne le laisserait jamais. Bientôt Eden devint comme un appendice de son propre corps, un appendice dont elle était la porte-parole.» Elle a donné naissance à leur fille Andy, dans le même hôpital, et la garde auprès elle jusqu’à sa troisième année, après quoi elle l’envoie vivre chez sa grand-mère. Mary refuse de laisser mourir l’homme de sa vie, malgré les insinuations de l’infirmier en chef, prêt à donner un coup de main pour abréger les souffrances d’Eden. Le jour où Eden trouve le moyen de communiquer en claquant des dents, qui est là pour déchiffrer ses mots?
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Le roman d’Elliot Ackerman a été unanimement encensé. Me v’la qui fronce les sourcils.L’idée d’utiliser l’ami mort comme narrateur peut sembler étrange, inusité. Normalement, c’est le genre de point de vue qui aurait facilement pu m’agacer. Pourtant, ici, c’est ce qui a maintenu mon intérêt. Par contre, on tire un peu trop les cheveux par moment… Quand, dans un flashback, le narrateur se souvient d’une scène entre Eden et Mary, scène où il n’était pas présent, je rue dans les brancards.Une autre source d’agacement: malgré mon bon vouloir, j’ai été incapable de ressentir la moindre empathie pour Mary, la femme d’Eden. Son dévouement et sa loyauté ne m’ont jamais paru motivés. Pire, elle n’a jamais véritablement pris vie pour moi en tant que personnage, trop désincarné, insaisissable.Et encore une autre: je suis étonnée de voir à quel point Elliot Ackerman fait peu état de la douleur physique ressentie par Eden. Il doit souffrir le martyre, le pauvre. On se doute bien qu’il est bourré de médicaments antidouleur, mais quand même...
Les passages les plus forts - et ils sont nombreux -, ceux où l’émotion m’a écarquillé les yeux de frayeur, sont ceux où j’ai eu l’impression de me retrouver près d’Eden, tétanisée par une blatte, puis par une armée de blattes.
Postée là-bas à l’autre bout de la pièce, elle puait les ennuis. La blatte était venue tout près à deux ou trois reprises. Une fois, elle avait grimpé sur le pied de son lit. Les jambes de mon ami s’étaient alors tétanisées de peur, bien qu’il n’eût plus de jambes. Il avait essayé de la repousser à la force de son regard, avec une concentration qui frisait la télékinésie. Il avait vu ses antennes se dresser d’un coup, comme si la blatte avait été consciente de la puissance de l’esprit d’Eden, et que cette stupide bestiole avait compris qu’elle allait devoir trouver une meilleure ruse pour se faufiler sur son lit.
L'écriture, simple et épurée, sans complaisance ni misérabilisme, se révèle lourde de sens et d’émotion. Plus qu’un roman de guerre, plus qu’un roman d’amour, En attendant Eden développe
une réflexion sur le maintien ou non de la vie. Est-ce que la capacité de communiquer est une raison suffisante pour demeurer en vie? À qui revient le pouvoir de décider du moment d’en finir quand la souffrance devient insensée? Quelles sont les obligations d’une femme envers son mari lorsque la vie ne tient plus qu’à un fil? Jusqu’où va la loyauté conjugale et le sens du sacrifice? Sur un sujet similaire, impossible pour moi de faire plus fort et d’égaler la puissance de Sale boulot de Larry Brown et Ballade pour Leroy de Willy Vlautin.En attendant Eden
, Elliot Ackerman, trad.Jacques Mailhos, Gallmeister, 160 pages, 2019.★★★★★